Laure Mandeville - Le Moyen-Orient est en feu. Quelle est votre interprétation des révoltes arabes qui s'y succèdent sans discontinuer depuis le mois de janvier ?
Daniel Pipes - Le Moyen-Orient est le lieu qui, depuis un siècle, conjugue tous les problèmes : le nationalisme, l'extrémisme, l'islamisme... J'avais coutume d'appeler cette région l'« homme malade du monde ». La situation n'a pas changé du tout au tout, mais ce à quoi nous assistons est le signe de quelque chose de différent. De quelque chose de plus mûr, de plus modéré, de plus responsable. Je ne saurais dire si ces événements vont mener à des bouleversements fondamentaux dans un très proche avenir. En tout cas, il est encourageant de voir les choses bouger.
L. M. - Peut-on dresser un parallèle avec les « révolutions de couleur » qui ont secoué l'Europe orientale et le monde post-soviétique au cours des années 2000 ?
D. P. - Absolument, cette comparaison est pertinente dans la mesure où, dans les deux cas, la motivation la plus puissante a été le désir d'échapper à la stagnation, à la pauvreté, à l'arbitraire et à la tyrannie.
L. M. - Assiste-t-on à une redéfinition de l'identité du monde arabe ?
D. P. - Pendant des décennies, on a parlé du monde arabe, de la nation arabe. Aujourd'hui, ce discours n'a plus cours. Et c'est normal. Le fait que les gens parlent arabe ne suffit pas à définir ce qu'ils sont. C'est pourquoi je suis assez réticent à l'idée d'employer cette notion de « monde arabe ». D'ailleurs, les révoltes que nous voyons surgir ne concernent pas seulement les Arabes. Vous avez bien vu que des manifestations se sont aussi produites en Iran. Mais il est sûr que la combinaison de la mobilisation d'une large partie de la jeunesse, des nouvelles méthodes de communication sur Internet et d'actions spectaculaires, comme celle de ce jeune homme en Tunisie qui s'est immolé par le feu, a contribué à créer un nouveau climat.
L. M. - Les États-Unis avaient-ils anticipé ce printemps arabe ? Le New York Times a rapporté que Barack Obama avait commandé un rapport sur la question dès le mois d'août 2010 - rapport qui concluait à l'imminence d'une explosion, notamment en Égypte...
D. P. - Le gouvernement américain n'avait absolument pas prévu ces révoltes arabes. En ce sens, il était comme tout le monde, y compris la Tunisie de Ben Ali et l'Égypte de Moubarak. La réponse lente et hésitante de Washington aux révoltes montre bien que rien n'avait été planifié. Cette impréparation a sauté aux yeux avec l'affaire libyenne. La preuve : toutes les décisions relatives à ce dossier ont été prises sous le coup de l'émotion et non en fonction de l'intérêt national.
L. M. - Les groupes d'opposition qui ont émergé à l'occasion de ces événements ont-ils été aidés, sur les plans financier et logistique, directement ou indirectement, par les États-Unis ?
D. P. - Encore une fois, Washington n'était pas aux premières loges. Des individus vivant aux États-Unis comme Wael Ghonim, le cyberdissident égyptien, ou Gene Sharp, l'auteur de De la dictature à la démocratie, ou des sites comme Facebook ou Twitter ont joué un rôle bien plus important que l'administration Obama.
L. M. - Ces révolutions vont-elles, selon vous, profiter aux États-Unis ou, au contraire, nuire à leurs intérêts ?
D. P. - À court terme, il est évident que les rébellions de 2011 ont compliqué la tâche des Américains. Washington avait des relations de travail correctes avec tous les acteurs de la région, à l'exception de l'Iran et, dans une moindre mesure, de la Syrie, du Liban et du Hamas. Ces relations sont aujourd'hui menacées. Qu'il s'agisse de la flotte américaine à Bahreïn, des approvisionnements en pétrole ou des missions de renseignement concernant Al-Qaïda, les intérêts américains sont partout fragilisés, puisque nul ne sait comment les nouveaux gouvernements se comporteront vis-à-vis de Washington. Mais, sur le long terme, je suis plutôt optimiste. Prenez Moubarak : il n'était pas le pire des tyrans. Ce n'était tout de même pas Saddam Hussein ! Mais, en même temps, ce n'était pas quelqu'un qu'on peut vraiment soutenir avec enthousiasme. Sa démission ouvre une période d'incertitude, mais elle a aussi fait naître l'espoir d'une vie meilleure pour les Égyptiens.
L. M. - Obama a donc eu raison de demander à Moubarak de partir ?
D. P. - Le gros problème des Occidentaux en général et des Américains en particulier, c'est qu'ils s'entendent mieux avec les tyrans - qu'ils soient émirs, rois ou présidents - qu'avec les dirigeants élus démocratiquement. Alors que nous sommes favorables à la démocratie, nous avons tendance à ne pas être satisfaits des résultats qu'elle produit au Moyen-Orient.
L. M. - De quels pays parlez-vous ?
D. P. - Pratiquement de tous à l'exception d'Israël. Du Maroc à l'Iran, en passant par l'Égypte, la Turquie et l'Arabie saoudite, nous sommes plus en phase avec les dictateurs qu'avec la vox populi. Ce décalage rend très difficile la définition d'une politique moyen-orientale. Nous voulons promouvoir nos principes de démocratie, d'ouverture, de participation populaire et, dans le même temps, défendre nos intérêts en matière de sécurité, de renseignement, de contre-terrorisme et de libre circulation du gaz et du pétrole. Ces deux approches sont difficiles à concilier.
L. M. - La politique américaine a-t-elle trop défendu ses intérêts et pas assez ses principes ?
D. P. - De 1945 à 2003, nous avons conduit au Moyen-Orient une politique de stabilité. Alors qu'en Europe occidentale dans les années 1940 puis en Europe orientale dans les années 1980, les Américains ont constamment cherché à favoriser la démocratie, ce n'était pas le cas au Moyen-Orient. Puis, brusquement, en 2003, George W. Bush a tapé du poing sur la table : plus question d'accepter l'« exceptionnalisme moyen-oriental » au nom de la préservation du statu quo ; il fallait désormais exporter la démocratie. L'intuition était bonne. Le problème, c'est qu'il a voulu aller beaucoup trop vite. Il n'a pas compris que la démocratie exige non pas des mois, mais des décennies pour se développer. Il faut procéder avec lenteur et prudence, du bas vers le haut, en commençant par l'échelon communal. Bush s'est précipité et son projet a échoué. Sur ces entrefaites, Obama est arrivé et a constaté que la politique de Bush ne marchait pas. Il a alors décidé de changer d'attitude et de dialoguer avec tous les gouvernements. On assiste aujourd'hui à un retour de balancier : les thèmes de liberté et de démocratie sont remis à l'honneur. Le discours d'Obama, lorsque Moubarak a démissionné, ressemblait à un discours de Bush !
L. M. - Est-ce parce qu'il n'a pas réussi à convaincre les dirigeants qu'Obama s'est tourné vers les peuples ?
D. P. - Peut-être. Souvenons-nous des manifestations iraniennes de 2009. Au moment où Brown, Sarkozy et Merkel soutenaient le mouvement Vert, Obama, lui, restait muré dans le silence.
L. M. - Pour quelle raison ? Espérait-il arracher aux Iraniens un deal sur le nucléaire ?
D. P. - Sans doute. Mais c'était une erreur. Avant lui, Bush avait discuté des mois entiers avec les Iraniens sans aboutir à aucun résultat. Plus fondamentalement, son erreur a été de tourner le dos à l'idée d'une démocratisation du Moyen-Orient. Encore une fois, l'idée de Bush était excellente, même si sa mise en œuvre a abouti à un échec.
L. M. - Aujourd'hui, Obama est devenu un fervent partisan du changement dans le monde arabe. Il dit, en tout cas, qu'il ne faut pas le craindre...
D. P. - Il est frappant de constater à quel point Obama s'est, presque contre son gré, approprié le projet de George W. Bush. Rappelez-vous ses propos sur la Libye fin mars, quand il a défendu ardemment l'idée que le gouvernement américain devait porter secours à une population arabe en péril afin qu'elle puisse « s'exprimer et choisir ses leaders ». Quand on songe qu'Obama a été élu pour avoir pris le contre-pied de cette politique ! Quelle ironie !
L. M. - Le maintien des militaires en Égypte est-il une bonne nouvelle pour les Américains ?
D. P. - C'est une bonne nouvelle pour tout le monde, car cela veut dire que les chances de voir arriver les Frères musulmans au pouvoir sont limitées. La mauvaise nouvelle, c'est que les changements nécessaires n'auront pas lieu. L'Amérique tentera de soutenir un candidat non islamiste, non nassérien et non autoritaire. Mais elle n'est pas certaine d'y parvenir.
L. M. - Chaque année, les États-Unis versent à l'Égypte une aide militaire de 1,3 milliard de dollars, qui sert essentiellement à acheter des matériels de guerre américains. Cette aide doit-elle être maintenue ?
D. P. - Il est clair que les choses doivent évoluer. Il serait tout de même étonnant que le gouvernement américain continue à armer l'Égypte alors que ces matériels pourraient un jour être utilisés contre Israël. Cette aide a été mise en place à la suite de la signature du traité de paix avec Israël en 1979. C'était une sorte de récompense. Pourquoi, trente-deux ans plus tard, fournissons-nous toujours cet argent ? On peut s'interroger, d'autant que l'Égypte n'est pas un véritable allié des États-Unis ; ce n'est pas un pays avec lequel nous partageons des valeurs communes.
L. M. - Que pensez-vous de l'initiative du président Obama sur le conflit israélo-palestinien? Il a proposé de reprendre les négociations sur la base des frontières de 1967 et d'un échange de territoires...
D. P. - Je pense que cette initiative n'a pas grand sens. Sur le plan diplomatique, elle est vouée à l'échec et elle laissera un goût amer à beaucoup d'Américains qui estimeront que le président s'est comporté de manière injuste vis-à-vis de son allié israélien.
L. M. - L'administration a-t-elle tort de vouloir avancer sur le dossier israélo-palestinien ?
D. P. - L'administration Obama est arrivée aux affaires avec la certitude qu'un accord israélo-palestinien permettrait de débloquer tous les autres dossiers régionaux : la confrontation avec l'Iran ; la bataille avec l'islam radical ; le marasme économique... Elle était persuadée que si l'on s'attaquait d'abord aux problèmes d'appartements à Jérusalem-Est, tout le reste suivrait. Les événements des dernières semaines ont montré que cette approche était un non-sens. Pas une seule des révoltes populaires qui ébranlent la région, du Maroc à l'Iran, n'a pour objet la question israélo-palestinienne. Les revendications portent exclusivement sur la vie quotidienne et le fonctionnement interne des régimes. L'idée selon laquelle il faudrait commencer par Israël est une erreur. Ce conflit a toujours été considéré comme la principale source de déstabilisation au Moyen-Orient. Or la guerre entre l'Égypte et le Yémen, la guerre civile libanaise, la guerre Iran/Irak ou la guerre civile en Irak ont été beaucoup plus violentes. Le conflit israélo-palestinien n'est pas la clé du Moyen-Orient. C'est un abcès de fixation important, mais il est loin d'être le seul.
L. M. - Obama n'est-il pas dans son rôle quand il dit aux Israéliens que le temps joue contre eux et qu'ils doivent relancer les négociations s'ils veulent éviter la reconnaissance d'un État palestinien par l'ONU ?
D. P. - Je ne suis pas d'accord : le temps ne joue pas contre Israël. Comparé à ce qu'il était en 1948 ou en 1978, le pays est plus grand, plus prospère, plus démocratique et plus développé. Le fossé qui le sépare de ses adversaires ne cesse de se creuser. Washington bloquera-t-il une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU sur la Palestine ? Cela ne fait guère de doute. La seule question est de savoir si l'Autorité palestinienne demandera à l'Assemblée générale de se prononcer. Mais cette affaire n'est pas vraiment une préoccupation majeure pour Israël.
L. M. - Pourtant, les Européens semblent tentés par l'option de l'ONU. Quelles seraient les conséquences d'une reconnaissance de l'État palestinien ? Obama peut-il l'empêcher ?
D. P. - Obama peut - et je pense qu'il le fera - opposer son veto à une reconnaissance de jure d'un État palestinien indépendant par le Conseil de sécurité. Pour ce qui est d'une éventuelle résolution de l'Assemblée générale, les gouvernements allemand et américain sont en train de réfléchir ensemble aux moyens d'y faire obstacle.
L. M. - Parlons de la Libye. La communauté internationale s'est portée au secours de la population libyenne qui était sur le point d'être massacrée par l'armée de Kadhafi. Fallait-il y aller ?
D. P. - Cette intervention répondait à des motifs essentiellement humanitaires. Elle a été lancée parce que les populations rebelles étaient en danger. D'un point de vue moral, il fallait le faire, évidemment. Mais l'opération n'est pas sans risques. Elle pourrait déboucher sur une guerre civile, l'arrêt des livraisons de pétrole, une déstabilisation de l'Égypte et de la Tunisie - deux pays particulièrement vulnérables en cette période de transition -, ou encore un afflux massif de réfugiés sur les côtes européennes.
D'une manière générale, il est préférable que nos troupes servent à défendre nos intérêts nationaux. Chaque fois que nous nous engageons dans des opérations humanitaires - même si, en théorie, je les approuve -, je crains toujours que nous nous mettions en difficulté. Le fait est que la Libye ne passionne pas les foules aux États-Unis. Sommes-nous prêts à perdre des vies pour une telle cause ? Je n'en suis pas sûr. Regardez ce qui s'est passé en Somalie en 1992 : après la mort de 19 soldats, nous sommes partis, parce que les Américains n'étaient pas prêts à sacrifier des hommes pour sauver les Somaliens.
L. M. - Sous la pression des Français et des Britanniques, Barack Obama a approuvé l'intervention, mais il s'est aussitôt mis en retrait et s'est empressé de refiler la « patate chaude » à ses alliés. Approuvez-vous la prudence du président américain ?
D. P. - Ce n'est pas de prudence qu'il s'agit : c'est simplement qu'Obama refuse d'être un leader. En fait, il se rêve en premier ministre de Belgique ! Il ne veut pas que les États-Unis se distinguent, qu'ils prennent les affaires en main. Il préfère coopérer avec les alliés.
L. M. - Votre remarque s'applique-t-elle uniquement à la crise libyenne ?
D. P. - Non, c'est une remarque d'ordre général. Contrairement à George W. Bush, l'actuel locataire de la Maison Blanche a une conception modeste du rôle des États-Unis. Pour schématiser, je dirais que les Démocrates veulent ressembler à un pays européen, alors que les Républicains sont fiers d'être américains.
L. M. - N'exagérez-vous pas cette absence de leadership ? L'efficacité et la maîtrise qu'a démontrées Obama lors de l'élimination de Ben Laden semblent prouver le contraire...
D. P. - Vous avez raison. La manière dont il s'est comporté à cette occasion ne lui ressemble pas. Comme beaucoup d'Américains, j'ai été sidéré. Mais s'il a décidé d'en finir avec Ben Laden, c'est surtout pour protéger les Américains. Non pour affirmer sa stature internationale.
L. M. - En Irak, les troubles se poursuivent. La situation pourrait-elle dégénérer après le départ des soldats américains fin 2011 ?
D. P. - Je suis très inquiet pour l'Irak, ainsi que pour l'Afghanistan. J'ai bien peur que, malgré l'énorme engagement militaire américain, malgré le gigantesque effort financier et malgré les milliers de morts, tout ce que nous avons tenté de bâtir dans ce pays ait disparu d'ici cinq à dix ans. Les Iraniens finiront par contrôler l'Irak et les Pakistanais, l'Afghanistan. Tout ce que nous aurons accompli sera considéré comme un échec. Et, paradoxalement, ce seront Obama et les Démocrates qui paieront le prix de cet échec. Si Bush était au pouvoir, je dirais la même chose...
L. M. - Quelle est la principale raison de l'échec en Irak ?
D. P. - Les Américains ont voulu reproduire en Irak ce qu'ils avaient réalisé au Japon, en Allemagne et en Italie après la Seconde Guerre mondiale, avec les mêmes méthodes. Or les circonstances étaient totalement différentes. Il est vrai que la manière dont ils ont aidé les pays vaincus à se relever a donné des résultats extraordinaires. C'était une première : en 1918, les Britanniques et les Français s'étaient contentés de tirer de leur victoire contre les Allemands le maximum de bénéfices. Du coup, les plans d'aide de 1945 sont devenus une référence que les dirigeants américains reprennent naturellement à leur compte : vous envoyez des soldats sur place, vous entraînez l'armée locale, vous les aidez à reconstruire. Puis vous partez en laissant derrière vous un pays solide et régénéré. C'est ce qu'ils ont essayé de faire en Irak et en Afghanistan, mais ça n'a pas marché.
L. M. - Pourquoi ? À cause de l'opposition entre les chiites et les sunnites ?
D. P. - Pas seulement. C'est surtout l'Iran qui a fait capoter les projets américains. Il est clair que les Iraniens veulent mettre la main sur l'Irak - un pays appétissant, qui regorge de pétrole, peuplé majoritairement de chiites. Vous connaissez le mot persan « satrapie ». C'est exactement ce que Téhéran veut faire de l'Irak : une satrapie, c'est-à-dire un satellite.
L. M. - Les dirigeants iraniens doivent faire face, depuis quelques années, à une large contestation interne. Quel sera, à votre avis, l'impact du printemps arabe sur le régime des mollahs ?
D. P. - Ce qui est frappant, c'est que les révoltes arabes ont été érigées en « modèles » à la fois par le gouvernement (qui y a vu un remake de la révolution de 1979) et par l'opposition (laquelle considère que les émeutes de 2009 ont joué un rôle précurseur). L'interprétation de cette dernière est évidemment bien plus crédible et plus convaincante que celle du régime. Il est probable que ce mouvement de fond finira par ébranler l'Iran comme il ébranle aujourd'hui la Syrie. D'autant que le système iranien est très vulnérable. Par certains aspects, il me rappelle le régime soviétique des années 1970 : un État puissant et belliqueux mais creux à l'intérieur, et dont les fondements idéologiques ne sont partagés que par une poignée de fidèles. L'effondrement de la république islamique n'est qu'une question de temps.
L. M. - Quel serait l'impact d'un tel événement pour la région et pour le reste du monde ?
D. P. - L'Iran est le pays le plus important non seulement du Moyen-Orient, mais aussi du monde musulman. Un changement de régime aurait des conséquences immenses sur les équilibres stratégiques, sur le terrorisme, sur le marché du pétrole et du gaz. Mais, surtout, il aurait une influence capitale sur l'avenir de l'islam. La chute du régime issu de la révolution de 1979 entraînerait inexorablement le déclin de l'islamisme. À terme, je suis convaincu que l'Iran deviendra un allié de l'Occident.
Je suis, en revanche, plus pessimiste au sujet de la Turquie qui, pendant des décennies, a été un allié et un ami de l'Occident, et qui se tourne aujourd'hui vers l'islamisme. C'est comme une inversion des rôles qui est en train de se dessiner.
L. M. - Que peut faire l'Occident, et particulièrement l'Amérique, pour accélérer la chute du régime iranien ? Et pourquoi les Américains continuent-ils à courtiser la Turquie, malgré la dérive que vous décrivez ?
D. P. - Dans les deux cas, la diplomatie américaine s'en tient à des positions traditionnelles qui ont été définies il y a très longtemps. Concernant l'Iran, le gouvernement américain a renoncé depuis des années à tenter quoi que ce soit pour renverser le régime actuel. Pourtant, il est évident que de nombreuses actions pourraient être entreprises en ce sens, notamment en aidant l'opposition.
Quant au soutien de Washington à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, c'est une affaire qui remonte à des décennies, à une époque où la démographie et l'orientation politique du pays étaient totalement différentes. Pourtant le gouvernement américain continue à s'accrocher à sa position antérieure. L'explication est simple. La plupart des Américains font une distinction entre l'islamisme violent et l'islamisme non violent. Ben Laden - le terroriste en chef - était classé dans la catégorie des ennemis. Erdoğan, en revanche, est considéré comme un ami, ou du moins un ami potentiel, car il n'use pas de la violence. Les gens se focalisent sur la méthode. Certes, la méthode est importante, mais ce qui compte, c'est le but. Or Ben Laden et Erdoğan ont le même but.
L. M. - Quel est le but d'Erdoğan ?
D. P. - Appliquer la loi islamique - la charia - dans son intégralité et dans toute sa rigueur. Imposer aux gens un mode de vie médiéval. Les faire vivre dans un monde où les musulmans sont supérieurs aux non-musulmans, les hommes, supérieurs aux femmes, et le djihad, un moyen légitime d'étendre la puissance de l'islam.
L. M. - Est-ce à dire que vous ne croyez pas à un islam modéré ?
D. P. - Si, j'y crois. Je dis depuis des années que « l'islam radical est le problème et l'islam modéré, la solution ». Mais je ne crois pas à l'islamisme modéré, nuance ! Entre Al-Qaïda et l'AKP au pouvoir à Ankara, les différences sont grandes, mais moins grandes que les similitudes.
L. M. - Depuis quelques mois, la Syrie est devenue le théâtre d'une répression sanglante qui galvanise la protestation au lieu de l'étouffer. La chute du régime de Bachar el-Assad est-elle la seule issue ?
D. P. - La rébellion en Syrie est le plus impressionnant des mouvements populaires de 2011, car elle brave la répression la plus terrifiante. Si elle réussit, l'effondrement du régime à Damas aura des répercussions majeures pour tous les voisins et, tout spécialement, le Liban, la Turquie, l'Irak et Israël. Sans parler de l'Iran, le grand allié d'Assad depuis 1980. Malgré cela, l'administration Obama se montre très réservée dans son soutien aux opposants syriens. Quand on sait à quel point nos relations avec Damas sont mauvaises, cette modération semble étrange. À l'extérieur de l'administration, pourtant, un grand nombre d'observateurs s'accordent à penser qu'un changement de régime serait favorable aux intérêts américains. Le départ d'Assad priverait Téhéran d'un allié clé et améliorerait le contexte israélo-palestinien.
L. M. - L'Arabie saoudite pourrait-elle tomber à son tour ?
D. P. - C'est très peu probable. Les élites dirigeantes sont solidement implantées et font preuve d'une imagination sans bornes lorsqu'il s'agit d'acheter la paix sociale. J'ai beaucoup de mal à imaginer l'effondrement de cette monarchie.
L. M. - Quelle serait la réaction de Washington si l'onde de choc se propageait néanmoins jusqu'à Riyad, Amman, voire Rabat ?
D. P. - Washington agirait comme à Bahreïn, en acceptant la répression. Pourquoi ? Parce que nous avons, dans ces trois pays, des intérêts stratégiques majeurs et que nous considérons, à raison, que les monarchies moyen-orientales, malgré tous leurs défauts, sont généralement mieux gouvernées que les républiques.
L. M. - Dans toutes ces révolutions arabes, aucune manifestation de haine envers la puissance américaine n'a été relatée. Que faut-il en penser ?
D. P. - L'absence d'anti-américanisme est un phénomène nouveau qui traduit une évolution profonde et encourageante des peuples de la région. Peut-être est-ce le signe d'une ère nouvelle, comme je vous le disais au début de notre entretien.
L. M. - Comment l'administration américaine pourrait-elle en tirer profit ?
D. P. - Elle doit imaginer des politiques modestes, prudentes et intelligentes. George W. Bush a voulu trop en faire. Obama, pas assez. Espérons que le prochain président trouvera le bon équilibre.