"Il n'y a pas de régimes légitimes dans le Moyen-Orient arabe." Avec cette première ligne très révélatrice, le livre « A Brutal Friendship » (une Amitié brutale) promet quelque chose de nouveau; une révélation d'un Arabe musulman qui connaît les choses de l'intérieur sur les gouvernements tyranniques qui dominent sa région. Le livre précédent de Saïd Aburish, l'ascension, la corruption et la chute à venir de la Maison des Saoud, a été une importante, voire une outrancière dénonciation de la famille régnante saoudienne. Et, en effet, ici, il évalue de façon mordante les régimes en Egypte, Syrie, Liban, Jordanie, Irak et Arabie Saoudite, ainsi que l'Autorité palestinienne. En tant qu'écrivain palestinien indépendant ayant longtemps vécu à Londres, un esprit cosmopolite indépendant qui s'est fait une réputation en écrivant des livres originaux (y compris une longue étude sur le bar de l'Hôtel Saint-Georges à Beyrouth!), Aburish était bien placé pour fournir des renseignements sur une histoire sordide qui remonte à la Première Guerre mondiale
Mais hélas, son acte d'accusation est bref et superficiel. En effet, c'est seulement la scène pour le sujet d'enquête véritable d'Aburish – qui est de trouver un bouc émissaire pour ce triste état de choses. Ici, pour le dire charitablement, il est tout sauf instructif. Son explication de la tyrannie arabe ne s'appuie pas sur les faiblesses de la culture arabe ou musulmane, ni sur l'héritage pré-moderne de la dictature, ni sur le système du gagnant qui rafle toute la mise qui est l' atmosphère qui domine la vie politique dans les pays arabophones. En fait, il n'a presque rien à dire sur les forces motrices de la vie arabe, car toute son attention est focalisée sur ce qui est en dehors [d'elles.]
Plus précisément, il se livre à l'habituelle propension du Moyen-Orient à rejeter la faute sur quelqu'un. Oui, presque tous les problèmes du Moyen-Orient sont dus à une vaste conspiration britannique et américaine qui vise à perpétuer ce qu'il appelle «l'hégémonie politique de l'Occident » dans le Moyen-Orient. En long et en large et avec [chaleur et] une émotion considérable, il soutient que l'Occident ne le fait pas, en s'appuyant sur un mécanisme brut ou transparent d'administration directe, mais par la technique beaucoup plus intelligente de l'installation de marionnettes arabes au pouvoir. Aburish a beaucoup à dire sur la nature de cette relation. Il évoque un scénario dans lequel les puissances anglo-saxonnes instruisent leurs agents arabes sur comment maintenir les indigènes tranquilles par «la suppression et l'élimination de toute opposition » Le titre «Amitié brutale" désigne les comparses arabes qui «répriment leur peuple pour rester au pouvoir et utilisent le contrôle qu'ils ont sur leur pays pour fournir une stabilité qui sert les intérêts occidentaux politiques et économiques. »
Les gouvernements britannique et américain ne sont pas les seuls à poursuivre leurs objectifs avides; Aburish trouve aussi que les compagnies pétrolières sont complices et il leur reproche rien moins que la "dégradation morale" des dirigeants arabes. Conjointement, les États occidentaux et les sociétés pratiquent le lavage de cerveau de leurs propres populations et celles-ci trop stupides pour voir à travers le scénario de leurs dirigeants corrompus, répondent en devenant des impérialistes enragés. Fait révélateur, les seuls Occidentaux dont Aburish fasse l'éloge pour être lucides sur cette vaste tromperie sont Noam Chomsky et Edward Saïd, étoiles dans le firmament de la gauche conspirationniste.
Comme pour les Etats arabes, l'auteur estime qu'ils ne sont rien de plus que les "shérifs adjoints de l'Occident." Yasser Arafat, par exemple, ne sera jamais «autre chose qu'un outil » dans les mains de l'Occident. Ou, plus mordant: les élites arabes d'aujourd'hui sont du côté des perdants de ce qu'il appelle une «relation maître-esclave. » Aburish voit même Saddam Hussein sous ce jour-là. A l'origine, "ce fut les armes occidentales et le soutien financier qui ont fait Saddam." Aujourd'hui, le despote irakien sert les intérêts occidentaux en préservant la stabilité en Irak. Cependant aussi salaud qu'il puisse être, , comme FDR [Franklin Delano Roosevelt (NDLT)]aurait dit de Batista, il est notre salaud.
Cette optique de "c'est-la faute- de- l'occident" fournit à Aburish un prisme singulier à travers lequel interpréter le Moyen-Orient contemporain. Cela pousse Israël presque à disparaître, mais bien qu'Aburish déteste fort l'Etat juif, il le voit comme un client membre de l'Occident, et non pas une puissance à part entière. Blâmer l'Occident fait disparaître la crise économique de l'Occident résultant de la majoration de prix de l'énergie en 1973-1974. Les gouvernements occidentaux ont constaté que cette hausse des prix était « acceptable» parce que leurs clients arabes avaient déposé l'argent nouveau dans les banques occidentales et l'ont retiré principalement pour acheter des armements occidentaux - des mesures qui ont réduit à néant les effets les plus néfastes du choc pétrolier.
L'hypothèse d'attribuer la faute à l'occident conduit aussi Aburish à la curieuse conclusion que les Arabes sont désespérément passifs. Il trouve la Maison des Saoud si stupide qu'il pense qu'elle manquait d'imagination pour financer les Frères musulmans toute seule, mais elle a seulement suivi la CIA en le faisant. Selon une estimation similaire, les Koweïtiens n'ont pas vraiment pas voix au chapitre sur leur production de pétrole. Ce fut une « décision d'inspiration américaine» qui les a incités à pomper tant de pétrole en 1990 et a conduit à l'invasion irakienne.
Finalement, blâmer l'Occident conduit Aburish à présenter une version à l'envers du Moyen-Orient, où les bons sont mauvais, les mauvais sont bons. Les alliés de l'Occident, il les fustige comme «hideux» et «abominables». Au roi Husayn, favori perpétuel de l'Occident, par exemple, il attribue des «penchants dictatoriaux." La campagne égyptienne contre les musulmans fondamentalistes Aburish la trouve «sans précédent» dans sa violence, d'une manière ou d'une autre oubliant la force beaucoup plus grande que les adversaires des États-Unis ont déployée contre eux (comme au Soudan en 1970, en Syrie en 1982). Notre auteur estime que le premier ministre perpétuel de l'Irak dans les années 1940 -1950, favori des britanniques, était «sans doute le plus impopulaire dirigeant politique du XXe siècle » dans les pays arabes, déniant ostensiblement cet honneur à Saddam Hussein. C'est tout le contraire: Aburish fait l'éloge de Saddam Husseyn (bien que laquais de l'occident) pour « l'éradication de l'analphabétisme, son programme de soins de santé et sa défense des droits des femmes »
Et Saddam n'est qu'un des nombreux ennemis en qui Aburish découvre des vertus jusque-là méconnues. Il se souvient avec émotion de Gamal Abdel Nasser de l'Egypte pour avoir inculqué un véritable esprit arabe d'indépendance et de démocratie, établissant les critères de « ce qui est souhaitable, réalisable et raisonnable » qui tiennent encore. Cette histoire d'amour pour Nasser est tellement éloignée de son point de vue (beaucoup de théoriciens de la conspiration voient l'Égyptien comme un pantin de l'Occident) que l'on ne peut qu'attribuer cela aux sentiments associés à des souvenirs de l'auteur provenant des beaux jours de sa propre jeunesse (il a dix-sept ans lorsque Nasser est arrivé au pouvoir).
Aburish approuve également les mouvements musulmans fondamentalistes- de nouveau de manière arbitraire sans tenir compte de tous les analystes qui insistent pour les considérer comme des agents américains. Sans aucune raison apparente, Aburish les juge légitimes. En effet, ils sont le seul espoir qui reste aux Arabes:« L'Islam a émergé comme la seule force », dit-il, qui soit prête à s'attaquer à l'Occident et à ses laquais arabes.
Pour un fan de Nasser, un résident de Londres, et un cynique, Aburish montre une sympathie étonnante pour le programme fondamentaliste. Lorsque Walid Khalidi, un membre affilié de Harvard et des institutions officielles , invite les modérés de toutes les religions à travailler pour une solution équitable au problème de Jérusalem en se regroupant pour repousser les revendications de tous les extrémistes, Aburish rejette Khalidi comme le porte-parole servile des intérêts de l'élite. Pour la vérité sans fard, il se tourne vers Muhammad al-Mas'ari, un fondamentaliste saoudien brut qui rejette les subtilités de Khalidi et à fond réclame tout Jérusalem pour l'Islam. Aburish non seulement approuve l'objectif de Mas'ari, mais commente qu'il y a seulement "une attitude musulmane envers Jérusalem"-un contrôle total par les musulmans de la ville et insiste sur le fait que «c'est partagé par les fondamentalistes et les non fondamentalistes. »
Pour quiconque n'est pas versé dans les questions du Moyen-Orient, la tendance extrémiste d'une amitié brutale pourrait faire croire qu'il s'agit des rêvasseries d'un intellectuel qui n'est pas dans le coup. Malheureusement, ses perspectives ne peuvent pas si facilement être rejetées. Aussi farfelu que son livre puisse être, il représente le courant dominant de la pensée arabe, tel qu'il est exprimé à plusieurs reprises par les leaders politiques, les officiers militaires, les autorités religieuses, les journalistes et les universitaires. Les grandes lignes de son argumentation- à savoir que la situation critique des Arabes résulte de la cupidité et de la haine de l'occident; ou que Jérusalem appartient exclusivement aux musulmans -ont une grande influence sur la « rue »arabe . Aburish peut sembler se tenir à la marge du spectre politique arabe, mais il est effectivement en plein en son centre.
Par conséquent, pour invraisemblable que soit son message, il doit être pris au sérieux par tous ceux qui cherchent à comprendre le Moyen-Orient. Ecrit dans une prose anglaise polie et agréable, sans euphémisme, le livre une amitié brutale met à la disposition du monde étranger ce qu'un grand nombre de musulmans arabes pensent. La publication de ce laïus enlève une excuse de plus aux Américains de ne pas tenir compte des courants troubles de la pensée moyen-orientale.
Ces courants offrent peu de place pour l'optimisme. Il est vrai que les illusions de la période de Nasser, quand un grand nombre d'Arabes pensaient qu'ils pouvaient gagner le monde- enfourchant le pouvoir par le biais du socialisme national, de l'alliance avec l'Union soviétique, et la destruction d'Israël, [ces illusions] sont mortes. Mais la nostalgie pour cette période reste forte, une faible réticence à assumer la responsabilité par soi-même existe encore, et le besoin d'élaborer des modèles de conspiration demeure très répandu.
Bernard Lewis, le grand érudit de l'histoire du Moyen-Orient, a souvent fait remarquer que dans les années 1990, «pour la première fois depuis des siècles, le cours des événements au Moyen-Orient est façonné non par l'extérieur, mais par des puissances régionales .... Le choix, enfin, leur est propre ». A quoi ceux qui ont la mentalité conspirationniste d'Aburish de façon perverse répondent: Non merci, nous ne voulons pas de ce pouvoir, mais nous préférons rester soumis au fantasme de l'impérialisme occidental.