Deux ouvrages de référence, qui représentent l'état des études sur le Moyen-Orient, ont fait leur apparition dans les deux dernières années. L'Encyclopédie d'Oxford du monde islamique moderne (ci-après, abrégée en « monde islamique ») [1] est sortie en 1995 et l'Encyclopédie du moyen-orient moderne (ci-après, abrégée en « moyen-orient ») est sortie en 1996. Ces ouvrages ont en commun de nombreuses similitudes. Les deux se composent de quatre gros volumes et ont presque le même nombre de pages (1877 contre 2182). Ils traitent de la même période, à partir d'environ l'année 1800, et comportent des sujets très proches. Les deux tirent leurs ressources d'une grande université (Georgetown, Columbia) et sont publiés par une grande maison d'édition de New York. Ils coûtent à peu près le même prix (395 $ contre 350 $).
Et pourtant, le résultat est sensiblement différent. Le « monde islamique » souffre d'un parti pris tellement tendancieux que en tant que critique j'ai conclu l'évaluation de cette encyclopédie (dans le MEQ, sept. 1995) avec l'observation que :
L'apologétique, autrefois la chasse gardée des polémistes islamistes, a envahi les universités. . . . Si seulement l'éditeur avait eu la sagesse et la discipline d'exclure la soumission teintée politiquement de ses contributeurs, l'Encyclopédie d'Oxford serait un excellent ouvrage. Mais alors, ce serait demander une Université très différente de celle que nous avons en fait.
L'implication de cette critique- à savoir que les éditeurs américains ne pouvaient pas mettre en place une encyclopédie digne de confiance sur le Moyen-Orient ou sur l'islam- est heureusement démentie par l'Encyclopédie sur le Moyen-Orient. L'équipe de rédaction ici a résisté à la tentation de se livrer à l'affectation et à la subjectivité post-moderne. Au lieu de cela, elle a produit une encyclopédie fiable avec (et c'est un compliment) une sensation d'encyclopédie à l'ancienne .
Les deux sujets les plus controversés, Israël et l'islam fondamentaliste, montrent le mieux cette différence. Israël n'est pas isolé dans un ghetto scientifique, mais traité comme un autre pays du Moyen-Orient. Sa nourriture, les danses, et les artistes obtiennent autant (même, probablement plus) de couverture que ceux d'autres pays. Des sujets aussi délicats que l'antisémitisme et Les Protocoles des Sages de Sion ne sont pas seulement soulevés en tant que sujets mais traités impeccablement. De l'autre côté, les Palestiniens et l'islam fondamentaliste ne sont ni blanchis, ni glorifiés.
Deux articles biographiques trouvés dans les deux encyclopédies, celle du monde islamique et celle sur le moyen-orient, peuvent aider à montrer cette différence. Dans l'encyclopédie sur le monde islamique, Ann Mosely Lesch de l'Université Villanova minimise l'association du leader palestinien Hajj Amin al-Husseini à l'effort de guerre d'Hitler, en reconnaissant seulement qu'il avait essayé "de convaincre Hitler de s'engager à soutenir l'indépendance arabe." En outre, elle écrit qu'il «a fait appel à la radio pour inciter les Arabes et les musulmans à se révolter contre les Alliés, » occultant le fait qu'il avait lancé cet appel à la radio nazie. En revanche, Mattar de l'Institut des études palestiniennes affirme sans faire de l'apologie, dans l'Encyclopédie du moyen-orient, que Husayni
A coopéré avec les nazis. . . et il a aidé dans les campagnes de propagande anti-britannique et anti-juive et dans le recrutement des musulmans pour l'effort de guerre. Il a tenté mais n'a pas réussi à limiter le nombre de Juifs quittant les pays de l'Axe pour la Palestine. Son association avec les nazis a entaché sa carrière et sa cause.
Et tandis que Lesch omet ostensiblement le compte rendu critique de Zvi Elpeleg sur la vie de Husseini dans sa bibliographie, [2] Mattar pas moins ostensiblement l'inclut
Les notices biographiques pour Hassan at-Tourabi, le leader intellectuel fondamentaliste du Soudan, le porte-parole de son parlement, et l'éminence grise du régime actuel, sont tout aussi révélatrices. Dans l'encyclopédie du monde islamique, Peter Woodward (Université de Reading) parle de "l'interprétation relativement libérale de l'Islam» et du fait qu'il a gagné «une réputation de pragmatisme et de souplesse dans la poursuite de l'Islam renaissant." Combien est très différent l'article de Jillian Schwedler (Université de New York) de l'Encyclopédie du Moyen-Orient:
« Les vues de Tourabi et ses écrits sur l'islam semblent le placer dans la catégorie des penseurs islamistes modérés, mais sa pratique du pouvoir au Soudan suggère le contraire. Bien qu'il ait appelé à la liberté d'association et à des instances représentatives multipartites, le gouvernement soudanais actuel a systématiquement détruit la plupart des associations civiques et demeure l'un des régimes les plus oppressifs et violant de façon la plus flagrante les droits de l'homme au Moyen-Orient. »
Au-delà d'exemples précis, peut-être l'aspect le plus pénible de l'Encyclopédie du monde islamique concerne son hypothèse implicite que la connaissance objective n'est ni possible ni digne d'être recherchée. En revanche, l'encyclopédie sur le Moyen-Orient, de manière rassurante, met l'accent sur les faits, un tas de faits. Ce qui montre cette différence, c'est que les éditeurs de l'Encyclopédie du monde islamique ont recherché des auteurs musulmans pour repousser un penchant de l'Occident à voir l'islam en termes de besoins du gouvernement: «L'inclusion d'un nombre important de chercheurs pris dans divers milieux musulmans ... protège contre les piège potentiels de l'orientalisme ». (L'encyclopédie définit ensuite l'orientalisme comme "un discours idéologique inextricablement impliqué avec une puissance européenne.") L'objectivité, en d'autres termes, ne peut être atteinte qu'en faisant de l'équilibrisme pour contrebalancer les préjugés. En revanche, les éditeurs de l'Encyclopédie du Moyen-Orient tout simplement affirment qu'ils "font un effort concerté pour attribuer des articles à des chercheurs de la région elle-même," sans ajouter de connotations politiques ou épistémologiques.
Bien sûr, certaines erreurs politiques qui jettent le doute se glissent ici et là. Peut-être l'exemple le plus flagrant est l'article sur la ville syrienne de Hama, qui décrit la géographie de la ville, ses roues à eau célèbres, ses statistiques de population de 1922 et 1980, et ses monuments. Mais il ne dit pas un mot sur les événements de février 1982, lorsque le gouvernement en Syrie a lancé un assaut contre la ville et tué quelque part entre 10.000 et 30.000 de ses habitants. Un tel oubli, qui frôle la désinformation, est inexcusable. Presque aussi mauvais est l'article qui décrit Hafiz al-Asad, le dictateur de la Syrie, comme un «homme d'Etat" avec une "personnalité fière et vigoureuse." Dans le même esprit, l'Arabie saoudite est définie comme un pays qui adhère à «, l'Islam traditionnel, conservateur tout en faisant usage de la technologie et de l'éducation pour créer une vie meilleure pour ses habitants. » (Y-a-t'il quelqu'un qui essaie de vendre un grand nombre d'encyclopédies à l'Université de Riyad?) L'article sur le U.S.S Liberty (un navire américain que les avions israéliens ont attaqué pendant la guerre des Six-Jours en juin 1967) sans justification rejette l'enquête officielle aux États-Unis qui a conclu que l'attaque était un accident. Au lieu de cela, il imagine quels motifs les autorités israéliennes auraient pu avoir pour une attaque préméditée contre le navire. Un ouvrage de référence ne devrait pas s'engager dans une telle spéculation.
Si on regarde au-delà de la politique pour en arriver à la matière même, l'Encyclopédie du moyen-orient a un mélange de bons et mauvais côtés. Elle dispose d'un appareil critique -, une très utile liste de biographies de professions, d'arbres dynastiques, et un index de près de deux cents pages. Certains des articles les plus longs fournissent des perspectives originales sur des sujets majeurs: l'article sur l'économie contient un tableau particulièrement intéressant qui répertorie la production de pétrole par habitant dans les pays du Moyen-Orient. L'article sur les aliments explique que le Moyen-Orient a cinq régions culinaires (iranienne, turque, irakienne, du Levant, et égyptienne). Nous apprenons que le moyen-orient a connu 52 coups d'Etat militaires entre 1936 et 1995, dont 25 ont réussi, 44 avaient une orientation nationaliste, et 40 impliquaient des officiers supérieurs .
Des centaines d'articles mineurs, qui font juste un paragraphe ou deux de longueur, traitent d'un vaste éventail de sujets, agréablement. Ils décrivent un café au Caire, les grands hôtels, un lycée connu, une grande librairie, les sociétés importantes, les musées, et les périodiques. La nourriture fait l'objet d'explications, de même que la danse et autres formes d'art. Bien que ce soit le train-train de la vie quotidienne, ces courts articles ont une réelle valeur en rendant certains aspects obscurs du Moyen-Orient, accessibles; ils donnent aussi à l'encyclopédie une qualité instructive dont l'absence se ferait sentir.
Malheureusement, certains auteurs (en particulier Zachary Karabell et Elizabeth Thompson) ont écrit des centaines de ces brefs articles, quelques uns vraiment à toute vitesse. Toutes les informations sur la danse du ventre semblent provenir d'un court laïus anti-occidental appelé mythes de l'Orient [provenant] de l'Europe, et non pas de livres intéressants et importants qui traitent spécifiquement de la danse du ventre; l'article, c'était prévisible, est médiocre.
Ce n'est guère le seul inconvénient, comme on pouvait s'y attendre dans un ouvrage d'une telle taille et d'une telle complexité. Beaucoup de détails techniques sont faibles. Considérons les descriptions qui précèdent les articles pour les trois grandes religions du Moyen-Orient. Judaïsme: "La religion du peuple juif." Christianisme: "A l'origine une ramification juive, le christianisme a été présent dans le Moyen-Orient depuis le premier siècle." Islam: «La religion de près d'un cinquième de la population du monde." Encore moins utile est la brève description des fins militaires au Moyen-Orient: ". Un secteur important de l'économie de chaque nation" Quelqu'un était certainement endormi à ce moment-là et a laissé passer.
Les bibliographies qui accompagnent pratiquement tous les articles sont également décevantes. Plutôt que d'indiquer des livres spécialisés, des citations banales d'une grande platitude trop souvent guident le lecteur vers des études générales et d'autres livres de référence- pas vers de grandes études de spécialistes. L'article sur la Charte nationale palestinienne cite deux livres très généraux et quelconques sur l'OLP, et non l'excellent livre de Y. Harkabi sur le Pacte palestinien et sa signification. [3] Vous ne savez pas sur le sujet du Conseil suprême musulman que Uri M. Kupferschmidt a écrit un livre portant précisément le même titre. [4]. Il en va de même pour des sujets aussi importants que le hajj (pèlerinage à La Mecque) et la Grande Syrie. Compte tenu de l'énorme littérature sur le panarabisme, les références données pour cet article sont étonnantes: l'Encyclopédie de l'Histoire mondiale de William Langer, le Dictionnaire politique du Moyen-Orient au XXe siècle de Yaakov Shimoni, et une étude préliminaire sur les peuples arabes. La même critique s'applique également à ces sujets mineurs comme le monastère Sainte-Catherine dans le Sinaï (le Guide Bleu?). Dans certains cas, les auteurs se réfèrent à leurs propres documents non publiés et à d'autres articles de journaux. Certaines données de publication sont incorrectes. Somme toute, les bibliographies sont une moindre catastrophe.
On ne sait plus où on en est pour l'orthographe des noms [car règne la plus grande confusion (NDLT)]. Le parti politique connu sous divers noms comme le Parti Populaire Syrien et le Parti social syrien font l'objet d'un article sous les deux noms. Hafiz al-Asad est répertorié avec cette orthographe, mais sa famille est répertoriée sous "Assad."
Comme dans tout travail de ce genre, les articles ont été écrits depuis de nombreuses années. Certains citent des informations à partir de 1989, tandis que la biographie de Benyamin Nétanyahou se termine par son élection comme premier ministre en mai 1996. Inexplicablement, de loin l'article le plus long dans le livre est constitué par les 23 pages sur la Grande-Bretagne dans le Moyen-Orient, ce qui est hors de proportion avec tout le reste (la France obtient 4 pages et les États-Unis un maigre 2 pages).
Les photos ne sont pas satisfaisantes. Alors que les éditeurs sont à féliciter tout d'abord pour les photos (pas présentes dans le monde islamique) et doublement pour fournir un si grand nombre de photos qui sont inédites, leur qualité fait gravement défaut, ce sont des instantanés, non des photographies sérieuses pour un travail sérieux de référence.
Mais ces défauts sont secondaires. Les rédacteurs de L'encyclopédie du moyen-orient moderne ont fait un effort sincère pour offrir une somme de connaissances et ils ont largement réussi.
[1] Edité par John L. Esposito, 4 vol. (New York: Oxford University Press, 1995).
[2] The Grand Mufti (Londres: Frank Cass, 1993).
[3] Londres: Valentine, Mitchell, 1979.
[4] Leyde (Leiden): E.J Brill, 1987.