Wadi D. Haddad fait deux choses dans Le Liban: La politique de portes tournantes. Il raconte l'histoire récente du Liban. Et, sans le vouloir, il offre un aperçu rare et précieux de la mentalité des dirigeants de ce pays.
L'histoire est excellente. M. Haddad a une profonde connaissance des affaires libanaises, de bonnes capacités d'analyse et un esprit qui reste froid. Rapidement il fait le tour du point de vue de chaque faction et montre pourquoi elle a fait ce qu'elle a fait. Il fournit un cadre clair, clarifie beaucoup de rebondissements obscurs dans la complexité des combats entre factions, et introduit de nouvelles informations.
Mais pour un observateur extérieur comme pour l 'auteur critique que je suis, les révélations inattendues de Mr. Haddad sur la façon de penser des dirigeants libanais ont plus d'intérêt que son récit historique. L'auteur, selon la biographie fournie dans ce livre, fait clairement partie de ce leadership. Il a travaillé en tant que professeur à l'Université américaine de Beyrouth, à la tête d'une fondation de recherche au Liban, et comme employé de haut niveau de la Banque mondiale. En décembre 1982, il est devenu conseiller pour la sécurité nationale et les affaires politiques auprès du président du Liban, Amine Gemayel, un poste qu'il occupera jusqu'en mai 1984. Non seulement Mr. Haddad a occupé un poste important, mais, par ouï- dire venant de tous côtés , il eut une influence considérable sur le président au cours de cette période critique de 15 mois.
Son point de vue sur le traumatisme du Liban a deux principales particularités. La première concerne le rôle des étrangers; l'autre concerne le rôle des politiciens.
Pour Mr. Haddad, les étrangers sont la clé du conflit libanais. Ils en sont la cause et eux seuls peuvent y mettre fin. Les Palestiniens détenus en otage au Liban pour les échanger pour la Cisjordanie, Israël dans les combats maronites-druzes dans le Chouf et Aley, la Syrie qui maintient l'agitation en cours. Sauf pour la période de demi-année d'octobre 1983 à mars 1984, les étrangers ont donné le ton de la politique libanaise à travers les vingt années de 1965 à 1984. Ils mettent en avant une succession de ce que Mr. Haddad appelle délicatement «initiatives» pour le Liban ; c'est-à-dire qu'ils ont essayé de le dominer. En simplifiant légèrement, l'initiative de l'Égypte a couvert les années 1965-1974, celle de la Syrie a dominé jusqu'en 1976, et celle des Arabes collectivement a repris jusqu'en 1982. Puis Israël, les Etats-Unis et l'Arabie saoudite en ont assumé la responsabilité en succession rapide en 1982-83. Enfin, la Syrie a repris l'initiative en avril 1984 et s'y tient encore.
Insister sur les étrangers permet à l'auteur d'absoudre les Libanais de la responsabilité de la tragédie qui a frappé leur pays. Blâmer les autres a une implication politique encore plus importante: cela justifie les retards dans la réalisation des réformes internes. Car si les étrangers sont à blâmer, leur présence au Liban doit être éliminée sans quoi la réconciliation nationale ne peut avoir lieu. Les nantis ainsi indéfiniment reportent le moment de renouer avec les déshérités.
Ce fut l'insistance mise par Wadi Haddad sur les forces de l'extérieur qui fut au moins en partie responsable du rejet par le gouvernement libanais du compromis au cours du semestre lorsque les Libanais ont pris leurs propres décisions. L'occasion alors ratée ne reviendra pas; le prix de ne pas ajuster le système politique du Liban, qui a déjà été terrible, ne cesse de croître.
L'attitude de Mr. Haddad a également influencé Washington. Elle eut une grande importance dans la décision malheureuse des Etats-Unis , fin de 1982, de se concentrer sur le retrait des forces israéliennes, syriennes, et de l'OLP du Liban (plutôt que de chercher la réforme interne). Si les Libanais sont vraiment unis et les étrangers font tout le mal, le raisonnement qui en découle c'est qu'il est logique d'armer et de former les forces libanaises afin qu'elles puissent résister à des occupants étrangers. Cela a très bien fonctionné jusqu'à ce qu'un moment de crise survienne en février 1984; à cette époque, les soldats nouvellement équipés ont rejoint les milices communales et ont utilisé leurs compétences et les fusils américains à s'entre-tuer. Certains ont attaqué les Marines Americains. Voilà ce que vaut rejeter la responsabilité sur les étrangers.
L'autre particularité de l'analyse de Mr. Haddad a à voir avec son étrange abstraction de la violence qui caractérise le Liban. Le livre ne dit rien sur les voitures piégées, les tireurs d'élite, les sirènes hurlantes, et les massacres, ni sur les passions suscitées par ces événements quotidiens. Le lecteur qui aborderait ce livre en ignorant tout de l'histoire du Liban depuis 1975 n'apprendrait rien des 30.000 soldats syriens, de la terreur que l'OLP fait régner dans le sud, ou des attentats-suicides contre Israël. Même la violence avec des répercussions politiques directes disparaît du récit aseptisé de Mr. Haddad. Par exemple, le bombardement d'octobre 1983 de la caserne des Marines américains, qui visiblement a porté un coup à la volonté américaine de rester au Liban, ne mérite même pas une seule mention.
Un conflit sanglant sans discontinuer est transformé en un différend rationnel sur l'intérêt de la sûreté, la décentralisation administrative, l'identité communale, et autres choses. La «porte tournante» du titre ne se réfère pas, comme je l'ai cru d'abord, à une certaine nouvelle méthode horrible de faire sauter un adversaire, mais plutôt, elle décrit le défilé permanent, presque élégant, des initiatives diplomatiques par des puissances étrangères. Dans l'exposé de Mr. Haddad, la politique des ethnies au Liban ressemble à celle de Chicago.
Ces attitudes trahissent des lacunes importantes chez les dirigeants libanais. Pour rendre le conflit plus supportable, ils ignorent le carnage; [pour eux] les meurtres quotidiens sont un événement malheureux, mais sans conséquence. Pour eux, l'action réelle se compose de deux choses: les décisions prises dans les capitales étrangères et les débats menés par de raisonnables notables libanais lors de tables rondes en Suisse. Cette vision réduit la responsabilité des dirigeants libanais eux-mêmes dans la poursuite des violences. Cela leur permet d'ignorer les passions et les souffrances du vulgum pecus et de se tourner vers les affaires sérieuses de cadrage de projets de résolutions.
Le livre Le Liban: La politique des portes tournantes fait deux choses. Il fournit un compte-rendu des récents développements au Liban et il révèle la mentalité des dirigeants. Deux raisons qui font que cet ouvrage vaut la peine d'être lu.