Mohamed Heykal, le célèbre journaliste égyptien, a écrit sur la première page de son livre l'automne de la colère qu'il «aimait bien Sadate en tant qu'homme.» Le lecteur ferait bien de savourer ces mots agréables, car ils sont les derniers qu'il rencontrera. Heykal approfondit deux thèmes on ne peut plus négatifs dans ce livre: que tous les problèmes actuels de l'Egypte résultent des politiques erronées du président Anouar Sadate, et que l'assassinat de Sadate en octobre 1981 est la conséquence inévitable de ses erreurs.
Heykal condamne chacune des grandes politiques de Sadate, y compris l'expulsion des conseillers russes en 1972, la libéralisation économique en 1974 et la paix avec Israël en 1977. Cependant son différend fondamental avec le président concerne la suite de la guerre en octobre 1973. Il est en désaccord avec véhémence avec la stratégie de Sadate de poursuivre une guerre limitée pour jeter les bases d'une paix permanente, en faisant valoir que cela a raté une belle occasion. Si Sadate avait coordonné les actions avec la Syrie, la Libye et les pays pétroliers, les Arabes auraient été en mesure de faire face à Israël. Au lieu de cela, Sadate "n'était pas vraiment intéressé à exploiter les premières victoires des armes égyptiennes, ... ce que Sadate voulait faire aussi rapidement que possible était d'entrer en contact avec les Américains et arranger les choses avec eux." Le résultat, soutient Heykal, fut un virage vers les États-Unis qui a fait beaucoup de mal en Egypte.
Mais la critique de la politique internationale de Sadate est moins accablante que les charges relatives aux affaires intérieures. Celles-ci, établies à partir des connaissances d'initié qu'Heykal avait de la politique égyptienne - il prétend avoir été «plus proche de [Sadate] que quiconque ... pendant les quatre premières années de sa présidence» -touchent pratiquement tous les aspects du gouvernement de Sadate. Sadate a arrêté l'opposition loyale et mal géré les mouvements croissants islamiques et coptes. Il a toléré la corruption parmi sa famille et ses copains. Il a maintes fois pris d'inestimables antiquités égyptiennes exposées au Musée égyptien et les a données à des amis étrangers. Une fois par an, il a personnellement supervisé "un feu de joie dans lequel il jetait les papiers, qu'il pensait être mieux oubliés s'ils étaient détruits», des documents traitant du décaissement des fonds secrets et des transcriptions de conversations téléphoniques.
Ces accusations, énoncées en détail, constituent la majeure partie du livre. A l'appui de l'accusation que Sadate s'apitoyait sur lui-même et était coupé d'avec son peuple, voici un compte-rendu des occupations journalières du Président:
D'habitude, il se réveillait tard, entre 9h00 et 9h30, et au réveil se servait une cuillerée de miel mélangée de gelée royale et une tasse de thé. Il lisait les journaux dans son lit, en accordant une attention particulière aux articles le concernant. Puis c'était le massage de son masseur personnel, quelques exercices physiques et le bain. C'était suivi par un petit déjeuner léger qui avait toutes les chances d'être composé d'un morceau de fromage et de toasts à basses calories (tous ses besoins en céréales étaient fabriqués à partir de farine à basses calories importée de Suisse- même la kunafa la pâtisserie sucrée). Sadate avait trouvé que la vodka était un stimulant utile ... deux ou trois vodkas seraient prises, de sorte qu'à 12 h ou 12 h30, il serait prêt pour les entrevues et rendez-vous de la journée. Après quelques heures de travail, il se plaindrait de la charge de travail(«Ils me tuent au travail») et il ferait une interruption avec un ami en prenant peut-être une vodka de plus, cela suivi d'un déjeuner léger de poulet froid ou de viande et salade . Vers 4h30, il se retirerait au lit et dormirait à poings fermés jusqu'à 7 h ou 7 h 30; quand il se réveillerait, il serait affamé. Un thé à la menthe serait suivi d'un dîner, ... alors il y aurait des entretiens avec certains responsables ou des conversations téléphoniques avec des politiciens étrangers et des éditeurs du Caire. Aux alentours de 9h, il demanderait que lui soit remise une liste de films qui étaient disponibles (tous les films ... étaient envoyés au Président avant d'être transmis à la censure), et à 10h, il serait en train de regarder le premier film en sa salle de cinéma privée.
La plupart de ce que Heykal a écrit dans l'automne de la colère est nouveau et une grande partie est accablante. Mais est-ce vrai? L'absence de documentation, à part une poignée de notes et qui sont presque sans attribution, fait qu'il est impossible de vérifier de manière indépendante les affirmations de Heykal. La crédibilité de l'automne de la colère dépend entièrement de la véracité de l'auteur. Est-il honnête au sujet de ses objectifs ou a t-il des motifs cachés? Les faits qu'il énonce correspondent-ils à ceux du dossier public et ses jugements sont –ils dignes de confiance? Pour croire Heykal, il doit être dessus de tout soupçon et sa fiabilité doit être établie.
Il échoue à deux tests. Le but avoué de l'ouvrage est d'expliquer aux Occidentaux les événements qui ont mené à l'assassinat de Sadate. Mais le véritable objectif est tout à fait différent; c'est faire revivre la mémoire du prédécesseur de Sadate, Gamal Abdul Nasser. Heykal s'est fait connaître comme confident personnel de Nasser, et pendant de nombreuses années il a servi comme porte-parole du gouvernement égyptien. Aujourd'hui, alors qu'il reste le gardien le plus visible et sachant s'exprimer de l'héritage nassérien, son désir est de rétablir la réputation de Nasser et de sa politique.
Pour cette raison, chaque mention de Nasser dans ce livre est exonérée de critique –et même lyrique: «Nasser a accompli tant de choses qu'il a créé des rêves qui ne pouvaient être réalisés." Contrairement à toutes les preuves, Heykal célèbre l'Egypte sous Nasser comme un pays socialiste, «en fait, ainsi que par le nom.» Il surestime la réussite (qui revendique que le barrage d'Assouan a été "l'une des plus grandes réalisations technologiques de l'époque") et rejette avec désinvolture les défaillances majeures («Israël et la démocratie sont restées ses pierres d'achoppement").
Mais la clé pour redonner de l'éclat au nom de Nasser, c'est de noircir celui de son successeur; tout acte accompli par Sadate est présenté à la lumière du pire qu'il est possible d'envisager. Heykal implique que l'abandon des politiques du socialisme, du neutralisme et du panarabisme - lesquelles sont les politiques de Nasser- explique les malheurs actuels de l'Egypte. L'ouverture économique de l'Egypte en 1974 a terminé l'effort pour construire une économie socialiste et ouvert la voie à une mauvaise distribution du revenu et à la corruption massive. Le rejet du neutralisme a mis l'Égypte sous la tutelle de l'États-Unis, dépendant d'eux pour les suggestions politiques. L'accent mis sur le nationalisme égyptien a conduit à la perte du soutien arabe, à la fois économique et politique. Parce qu'il construit une défense, Heykal néglige de mentionner que l'Egypte est aujourd'hui moins militariste, plus démocratique, plus riche et plus libre que sous Nasser.
Là où d'autres voient de la grandeur, Heykal trouve à redire. Courage et vision n'ont joué [selon lui] aucun rôle dans la décision de Sadate d'aller à Jérusalem en novembre 1977. Il s'agissait plutôt d'une manœuvre politique pour échapper à des problèmes économiques internes, rien de plus: «Il y a un lien direct entre les émeutes de la faim en janvier 1977 et le voyage de Jérusalem en novembre.» De même, la loyauté de Sadate au Shah d'Iran déchu ne doit pas être regardée comme noble, mais simplement stupide (parce qu'il s'est aliéné le nouveau régime à Téhéran).
Heykal échoue également en matière de précision. Ceux qui sont beaucoup plus proches de Sadate qu'il ne l'est- ont catégoriquement dénoncé ce livre comme peu fiable. Hermann Eilts, ambassadeur américain en Egypte de 1973 à 1979, dit qu'il a trouvé "plus de 100 erreurs factuelles" dans l'automne de la colère. Hosni Moubarak, vice-président de l'Égypte durant une grande partie du gouvernement Sadate (et maintenant président), dit que le livre comprend "des événements dont je suis témoin. Ils sont inexacts et faux. Je ne veux pas parler des événements. Je n'aime pas parler sur ces sujets. Je veux juste dire qu'ils contiennent des histoires fausses, loin de la vérité. "
Même les personnes qui ne connaissent pas les rouages internes du gouvernement de Sadate peuvent voir par eux-mêmes les défauts de l'automne de la colère, car ce livre déforme les questions qui sont publiques. Certaines erreurs sont sans rapport avec l'argumentation: une farine sans calorie? Pas même les Suisses peuvent faire cela. Contrairement à ce que rapporte Heykal, les Israéliens n'ont jamais demandé l'expulsion de la milice des Murabitun du Liban "aux motifs qu'ils représentaient une menace pour la sécurité d'Israël." L'auteur se contredit d'un passage à l'autre. Nous lisons sur une page que le roi Hassan II du Maroc a rencontré le Premier ministre d'Israël en avril 1977; mais deux pages plus loin, dans le cadre de la description d'une réunion en septembre 1977, Heykal dit que «le roi Hassan II avait de temps à autre rencontré les Israéliens, mais jamais tout à fait aussi haut placé que [le ministre des Affaires étrangères Moshe] Dayan. "
Les erreurs importantes abondent. Dans le récit des événements qui ont précédé le voyage de Jérusalem, Heykal omet la cruciale déclaration conjointe américano-soviétique du 1er octobre 1977. Comment peut-on croire son récit sur des questions moins connues? Il dit que Jimmy Carter était "bien sûr ravi" par le voyage de Sadate ; mais quiconque regardait la télévision ce jour-là se rappellera la réaction sévère du Président alors qu'il sortait de l'église. La description par Heykal des accords de Camp David est tellement déformée que les accords sont presque méconnaissables: "L'Egypte a été tenue de fournir à Israël deux millions de tonnes de pétrole chaque année. En retour qu'avaient concédé les Israéliens? Pratiquement rien.»Le retour de la péninsule du Sinaï c'était "pratiquement rien"?
Enfin, sur les questions d'interprétation, Heykal affiche un point de vue politique extrême. D'une part, il rejette comme "une histoire invraisemblable" les comptes- rendus documentés sur Kadhafi voulant assassiner Sadate. D'autre part, il considère sérieusement l'idée que la CIA aurait pris ses dispositions pour l'assassinat de Sadate, en se décidant contre cette explication uniquement parce que «le régime de Sadate était encore capable de servir les intérêts américains au Moyen-Orient.» Heykal implique que Mouammar al-Kadhafi ne songerait jamais à tuer Sadate, tandis que Ronald Reagan le ferait disparaître dès qu'il aurait fait son temps et serait devenu sans utilité. Ce genre d'attitude donne peu de confiance dans cet auteur.
Dans la même veine, Heykal soutient que "les forces qui conspiraient contre Sadate étaient tout autant une partie du courant dominant dans la société égyptienne que l'étaient les forces qui ont renversé le Shah lesquelles faisaient partie du courant dominant en Iran." Heykal trouve donc équivalent un mouvement national qui comprenait des millions de personnes avec ce qu'il appelle lui-même un complot de quatre fanatiques isolés et violents, opérant dans plus sombre secret. Dans son effort pour condamner tout ce qui est associé à Sadate, Heykal finit par justifier toute force qui s'opposait à lui, même ses assassins.
Une polémique écrite dans le seul but de tout faire pour détruire la réputation d'un homme ne peut pas être invoquée en tant que biographie. Des parties de l'automne de la colère peuvent être vraies, bien sûr, mais comment le lecteur peut dire lesquelles sont vraies? Plutôt que de chercher à deviner en se trompant, le lecteur ferait mieux d'ignorer le témoignage de colère de Mohamed Heykal et attendre un compte rendu plus solide.