«Celui qui n'a pas vu le Caire n'a pas vu le monde», dit un personnage des Mille et Une Nuits, le célèbre recueil de contes médiévaux arabes. "Sa poussière est d'or, son Nil est une merveille, ses femmes sont comme les vierges aux yeux noirs du Paradis; ses maisons sont des palais; l'air y est tempéré, son odeur surpasse celle du bois d'Aloès et réjouit le coeur". Max Rodenbeck, un journaliste travaillant pour le magazine The Economist, n'a pas tout à fait formulé de telles allégations mirifiques sur le compte du Caire dans sa valentine à la capitale de l'Egypte, et il n'argumente pas avec ses sentiments. Ce qu'il fait est une sorte d'hymne à un niveau plus élevé, car il mêle l'intensité de l'expérience de première main avec les fruits d'une immersion complète dans le passé historique. Le résultat est à la fois enjoué et instructif, un ensemble agréable qui intéressera ceux qui veulent imaginer cette destination exotique ainsi que ceux qui ont personnellement connu la ville et qui souhaitent mieux comprendre ses rythmes.
L'auteur, bien que n'étant pas égyptien lui-même, a des liens étonnamment intimes avec le sujet de son livre. Il raconte comment à l'apogée de la domination coloniale la femme qui allait devenir sa grand-mère était tombée d'un âne - pour être alors aidée par un étranger, lequel allait devenir son grand-père. Le Caire est aussi la ville où, à partir de l'âge de deux ans, il a passé une grande partie de son enfance et où il a pu vivre pendant douze ans en tant qu'adulte.
Le critique de ce livre, qui lui-même a passé trois années mémorables au Caire, peut attester que la ville ne ressemble à presque aucune autre dans le monde. L'intensité même de la population qui la compose, lui donne un caractère bruyant et un dynamisme qui font apparaître d'autres grandes villes comme des villes de banlieue. L'auteur saisit l'addiction cairote à des émanations de gaz et au surpeuplement en citant un natif sur le thème de la (relativement) endormie, bien ordonnée ville de Tunis: les rues là-bas "sont tellement vides et elles sont pleines de ...» elle fait la grimace, libérant une petite bouffée d'indignation, «d'arbres!" Il n'est pas surprenant, compte tenu de cette congestion, que «La solitude, ce fléau de la vie urbaine en Occident, soit presque inconnue.»
Les statistiques confirment la densité extraordinaire du Caire. Avec une population d'environ 15 millions, Le Caire se classe comme l'une des plus grandes villes du monde, mais avec une moyenne de 70.000 personnes au kilomètre carré, elle est également, selon les chiffres cités par Rodenbeck, la plus dense. Dans certains endroits, la densité arrive à atteindre dix fois ce nombre. C'est comme mettre toute la population de Boston dans une région comme celle de Central Park à New York. Tout cela se déroule dans une ville où immeubles n'ont généralement que quelques étages.
La taille et la cohue du Caire tendent à ne pas en faire l'endroit préféré des voyageurs – c'est plus un endroit pour supporter et surmonter les choses que pour jouir. Mais si vous pouvez supporter le bruit, la saleté et la circulation, il y a beaucoup à découvrir. La ville contient une collection étonnante d'antiquités de diverses époques; seule Rome peut essayer de rivaliser avec les monuments du Caire qui couvrent cinq mille ans, depuis les grandes pyramides de Guizeh jusqu'à nos jours.
Rodenbeck avec une extrême facilité [littéralement "les doigts dans le nez" (NDLT)] parcourt les temps anciens et s'installe dans la période médiévale, l'époque où le Caire a acquis sa réputation de ville des mille et une nuits; il retrace son déclin au cours de la période sombre entre 1500 et 1800. Son récit reprend vie et vigueur à la fin du XIX ème siècle, lorsque le Caire revit sous les traits d'une ville partiellement européenne (en 1910, estime-t-il, un huitième de la ville était né à l'étranger). La ville impériale aurait pu avoir une hiérarchie qui la sape (symboliquement, de nouvelles mosquées furent construites dans le quartier des domestiques), mais elle a eu aussi un dynamisme et un but. Les maîtres britanniques ont créé une nouvelle ville à côté de l'ancienne, et c'était un lieu grisant, passionnant à vivre pour l'élite européanisée. A ses yeux, la ville musulmane du Caire est devenue «, une simple toile de fond, un lieu pour s'aventurer à la recherche de sensations fortes occasionnelles ou pour faire des croquis de vues pittoresques." La ville a changé l'image d'elle-même, comme l'ont fait les mœurs: «Les couples levantins pour dire des mots d'amour murmuraient « Je t'aime » en français, car dire la même chose en arabe était venu à paraître un peu vulgaire." Cependant ces expressions empruntées à l'Europe ont peu fait pour gagner la faveur des Européens réels. Pour reprendre les mots un peu durs d'un orientaliste britannique en 1892: «Ils dansent avec des femmes étrangères, portent des vêtements français, fument des cigarettes, regardent des pièces de théatre françaises et, sans leurs habitudes orientales de tyrannie, de concussion, de corruption et de manque de sincérité, ils pourraient pour tout le monde passer pour des Européens».
Cette ère a brusquement pris fin avec Gamal Abdel Nasser et le coup d'Etat de 1952. "La première moitié du XXe siècle au Caire a vu l'Occident détrôner l'Orient. Les talons hauts et les chaussures à deux tons ont diminué, sur les escaliers en marbre, alors que les babouches en peau de chameau qui bruissaient en foufroutant se sont faites plus nombreuses. La seconde moitié du siècle a vu l'inverse: Les pantoufles de soie qui glissent en trainant sur le sol ont cédé le pas aux pieds nus des paysans et aux bottes de l'armée piétinant le sol. Le compte-rendu de Rodenbeck se termine en beauté comme il explique comment la prise par les gens du peuple de leur ville a rendu cette dernière plus robuste, mais aussi l'a endommagée. Le Caire a souffert, tout comme l'ensemble du pays, sous la tyrannie de Nasser et du coût de ses aventures à l'étranger. Même le récit de Rodenbeck en est contaminé car il adopte un ton sombre, montrant le Caire plombé par un régime totalitaire à l'intérieur et la catastrophe militaire à l'extérieur.
Heureusement, les choses s'améliorent avec la mort de Nasser en 1970 et le pouvoir plus léger de Sadate et Moubarak qui a suivi, bien que notre auteur trouve peu de choses à aimer dans la ville d'aujourd'hui. Les cheikhs islamiques fanatiques qui interdisent la courgette en raison de sa forme suggestive sont une sorte de problème, la prolifération inévitable des McDonalds en est une autre. Pourtant, il compte sur la "grandeur bordélique et le désespoir d'opéra"de la ville pour continuer, [il compte] sur la «persistance de sa nonchalance vivifiante» pour la maintenir au-delà du djihad ou des hamburgers. En outre, quelles que soient ses faiblesses, Le Caire continue de servir en tant que capitale culturelle des pays de langue arabe, produisant leurs livres, chansons et films les plus importants. Cette ville domine aussi la vie de l'Egypte en termes de gouvernement, de commerce et bien d'autres choses (les équipes de football cairotes semblent toujours gagner le championnat de la ligue).
Peu de villes peuvent inspirer un livre aussi intéressant que Le Caire: La Ville Victorieuse et peu d'écrivains peuvent réussir un coup de maître comme Rodenbeck; cette rare combinaison fait de son livre un régal à lire et ensuite un plaisir à garder sur une étagère tout près de soi.