Le romancier égyptien Naguib Mahfouz (c'est ainsi que son nom est le plus communément orthographié) est un de ces auteurs - comme Norman Mailer ou Salman Rushdie - dont la biographie et les opinions politiques parfois éclipsent l'œuvre romanesque. Bien que Mahfouz touche un public nettement moins large que Mailer ou Rushdie (le monde arabophone plutôt que le monde anglophone), son influence est là beaucoup plus grande que celle de n'importe quel romancier. Ses commentaires sont requis sur une vaste gamme de sujets, sa vie fait l'objet de ragots et de commérages, son influence se fait sentir, des think tanks jusqu'aux studios de cinéma et les politiciens n'osent pas ignorer ses vues. En effet, comme Menahem Milson l'écrit dans son examen lucide et perspicace de la carrière de Mahfouz, il est à la fois «l'écrivain le plus populaire de l'Egypte» et «la conscience littéraire de son pays» - une association peu commune.
Les bonnes nouvelles sont que ce colosse du monde culturel arabe a des vues très intéressantes. Sur les principaux enjeux égyptiens - l'ordre patriarcal, le règne de Gamal Abdel Nasser, le conflit israélo-arabe et l'islam fondamentaliste - il prône toujours une attitude modérée et raisonnable. Mahfouz détestait Nasser, le chef très populaire de l'Egypte, de 1952 à 1970. Il détestait la tentative de refaire l'Egypte par la révolution, l'asservissement à Moscou, et l'État policier. Mais peut-être le pire de ce que Mahfouz détestait chez Nasser était le mépris de Nasser pour les intérêts nationaux égyptiens, symbolisé par l'effacement de l'Egypte sur la carte en faveur de la fiction "République arabe unie." Mahfouz est un fidèle patriote égyptien, selon les mots d'un critique égyptien, il «a une histoire d'amour avec l'Egypte» et il exprime ce sentiment presque romantique avec l'Egypte symbolisée en tant que femme et ses dirigeants rapaces comme des hommes. Ses œuvres révèlent un mépris cinglant pour les dirigeants comme Nasser qui prennent des libertés avec son pays bien-aimé.
Mahfouz avait espéré en 1952 que le nouveau régime devrait d'abord faire face à «des ennemis réels et historique - la pauvreté, l'ignorance, la maladie et la dictature» - avant de s'en prendre à des ennemis étrangers. Au lieu de cela, Nasser a mis l'antisionisme au centre de son programme. Mahfouz est désespéré de cette erreur et il a longtemps prôné l'arrêt du conflit avec Israël. Il le fait non par affection pour l'Etat juif, mais du fait qu'il se rend compte des dommages que cette confrontation a fait en Égypte - les vies perdues, le sacrifice économique, le régime autoritaire. Selon lui, aucun pays étranger ne justifie un tel prix.
Bien que musulman lui-même, Mahfouz se méfie profondément des musulmans fondamentalistes. Déjà en 1959, il avait écrit un conte allégorique, les fils de notre quartier, qui les avait beaucoup inquiétés. Et cela a continué à le faire: en 1989, peu de temps après l'édit de l'ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie pour avoir écrit Les versets sataniques, un fondamentaliste égyptien avait déclaré: «Si seulement nous nous étions comportés de façon islamique appropriée avec Naguib Mahfouz, nous n'aurions pas eu à faire face à l'apparition de Salman Rushdie. Si nous avions tué Naguib Mahfouz, Salman Rushdie ne serait pas apparu». Pour ne pas être en reste, Omar Abdel Rahman, le cheikh égyptien résidant maintenant à Leavenworth, au Kansas (condamné à perpétuité pour le terrorisme qu'il a inspiré à New York), condamna à mort Mahfouz. En octobre 1994, un jeune musulman fondamentaliste poignardait Mahfouz alors âgé de 83 ans dans le cou, un acte de vengeance pour ses attitudes anti-intégristes.
La biographie fade de Mahfouz contient quelques surprises. Né en 1911, le plus jeune des sept enfants d'une famille de la classe moyenne, il a toujours vécu au Caire. Sa mère eut un accouchement difficile et par reconnaissance envers le médecin qui l'avait délivrée lui donna son nom. Etudiant passionné de philosophie, Mahfouz est apparu d'abord dans la presse, écrivant sur la religion et le socialisme dans un magazine de premier plan, alors qu'il était encore adolescent. Il avait demandé une bourse du gouvernement en 1934 pour étudier la philosophie en Europe, mais sa candidature n'avait pas été retenue, sans doute parce que le comité pensait qu'il était chrétien (à cause de son nom).
Forcé de prendre un emploi, Mahfouz était devenu secrétaire dans une université, le premier poste d'une longue série de postes administratifs. En 1936, il avait décidé de faire de l'écriture sa carrière. Mahfouz a enduré des années de frustration comme romancier et s'est refugié dans l'écriture de scénarios de film. Ce n'est qu'avec sa trilogie cairote, publiée en 1957, qu'il a, à l'âge de 46 ans, gagné les éloges qui depuis n'ont pas tari.
Un peu comme le romancier anglais Anthony Trollope, Mahfouz s'est arrangé pour travailler pendant la journée, puis de consacrer son temps libre à l'écriture (Trollope écrivait tôt le matin et Mahfouz seulement après en rentrant du travail). Il a écrit un immense corpus (52 livres ainsi que d'innombrables articles et des scénarios) en observant un emploi du temps extrêmement rigoureux; ses amis plaisantaient sur cela en réglant leur montre en fonction de ses déplacements quotidiens réguliers. Il a à peine voyagé; Milson note qu'il «n'allait jamais en vacances, et il a encore moins vécu, en dehors de l'Egypte, à l'exception de deux courts séjours qu'il a faits en tant que membre des délégations officielles en Yougoslavie et au Yémen."
Pourtant la carrière de Mahfouz n'était pas une mécanique d'horloge. Il s'est marié en 1954, mais a gardé le secret de son union vis-à-vis de pratiquement tout le monde, y compris sa propre mère, pendant des années. Pendant vingt-deux ans, ce parangon de la liberté d'expression a occupé le poste de censeur en chef au ministère de la Culture - et pendant la moitié de ce temps de travail il a méprisé Nasser. Tout au long de sa carrière, Mahfouz a pris un soin particulier à ne pas provoquer une confrontation. Il craignait d'irriter l'État (et d'être banni comme Soljenitsyne de son pays natal), mais il gardait aussi un œil sur les autres forces tourbillonnantes dans la vie publique égyptienne. Milson innove dans Le romancier-philosophe du Caire en démontrant à quel point Mahfouz était rusé, en utilisant des allégories, des mythes, la mimesis, et d'autres indices pour exprimer son point de vue. En effet, Milson consacre un bon tiers de son étude à déchiffrer la signification des noms de personnes assignés à des personnages. Mahfouz - un peu comme Dickens, mais moins ludique et plus effrayant. Comme Milson l'observe à juste titre, lors de la lecture de Mahfouz, «les mots ont toujours plus d'un niveau de signification.»
Mahfouz exerce une influence bienfaisante et modératrice sur la politique turbulente des pays de langue arabe, et pour cela il faut lui être reconnaissant. Mais en réalité, en tant qu'artiste, quelle est sa valeur? Il a remporté le prix Nobel de littérature en 1988, un diplôme d'études assez impressionnant, pour sûr. Mais les sages de Stockholm ont toujours été connus pour répondre aux pressions politiques, et l'absence d'un écrivain arabe dans les rangs des plus prestigieux lauréats du monde littéraire a pesé sur eux. Ils ont choisi Mahfouz parce qu'il était le géant confirmé chez les écrivains arabes - non pas parce qu'ils ont trouvé qu'il était le leader des Belles-lettres dans une compétition mondiale.
Le critique de ce livre [Daniel Pipes (NDLT)] a autrefois passé une année scolaire au Caire inscrit à un programme d'apprentissage de la langue arabe, comportant un cours intensif de littérature égyptienne moderne. Les nombreux romans que j'ai lus m'ont laissé absolument pas convaincu par la qualité de l'art du roman [arabe]. J'ai trouvé les histoires, artificielles, les personnages, sans épaisseur, et la langue guindée. J'en ai conclu que, s'ils avaient été écrits en anglais, la plupart de ces romans arabes n'auraient probablement pas été publiés. Ce n'est pas tout à fait surprenant, car le roman est une forme occidentale très nouvelle pour les Arabes. La poésie est la gloire de la littérature arabe, les romans restent dérivés et au stade expérimental. Mahfouz a sans doute raison de dire que «Le roman est la poésie du monde moderne», mais le roman a un format que les auteurs arabes n'ont pas encore pleinement maîtrisé.
Jugé selon cette norme peu exigeante, Mahfouz brille; cependant, selon les normes internationales, il est un romancier médiocre. Deux de ses œuvres sont vraiment valables: Impasse des deux Palais (1956), le premier volume de la trilogie, avec son compte rendu très complet de trois générations d'une assez typique, prospère, famille cairote, représente un mari autoritaire dans les années 1910, qui insiste sur le fait que sa famille vive une vie complètement islamique, mais ensuite, lui disparaît presque tous les soirs poursuivre son plaisir sybarite. Le contraste entre sa personnalité dominatrice à la maison et Ahmad qui ne pense qu'à prendre du bon temps à la ville est inoubliable. Les Jours et les nuits arabes(1982) raconte un magnifique ensemble d'histoires fantastiques sur la ville où les Mille et Une Nuits originales sont censées avoir eu lieu. Il s'agit d'une version modernisée d'une ancienne fable et cela fonctionne étonnamment bien.
Mais les autres volumes sont moins bons et la plupart de ses autres œuvres majeures (Le Commencement et la Fin, Le Voleur et les Chiens, Miramar) sont souvent quelque peu fastidieuses, reprenant les mêmes thèmes. Cependant comparée à celle de Balzac, la vision de Mahfouz est beaucoup plus restreinte, de sorte que ses histoires sont bien en dessous de celles de son maître. Balzac ou Austin pouvaient montrer la comédie humaine dans des limites étroites certes, mais pas Mahfouz, qui n'y touche qu'indirectement. Pire, Mahfouz est un artiste engagé, dont une grande partie de l'œuvre romanesque, selon Milson, «est le résultat de sa volonté de réformer la société, et son objectif principal est de transmettre des idées.» Aussi louables que soient ou peuvent être ces idées, cette fin politique donne à son travail un caractère didactique et parfois étouffant.
Ceci fait que c'est un auteur dont on lit plus ce qui est dit sur lui que son œuvre elle-même. Et on ne peut pas faire mieux, s'agissant de lire à son sujet, que de le faire dans la belle critique de Milson.