TANYA NOLAN: Nous venons d'assister au dixième attentat meurtrier des douze derniers mois en Arabie Saoudite. De nombreux observateurs se demandent ce que le royaume entreprend pour stopper le terrorisme et protéger les plus importantes réserves mondiales de pétrole.
Beaucoup de gens se demandent aussi ce que les États-Unis font pour encourager le gouvernement saoudien à se montrer plus proactif dans ce qu'il est convenu d'appeler la guerre mondiale contre le terrorisme.
Daniel Pipes est le directeur du Forum du Moyen-Orient, à Philadelphie, et l'auteur de l'ouvrage Miniatures: Views of Islamic and Middle Eastern Politics, publié l'année dernière.
Il estime que le gouvernement des États-Unis agit avec mollesse dès qu'il s'agit d'exercer des pressions sur les Saoudiens pour les inciter à éliminer le terrorisme.
M. Pipes pense également que les terroristes sont en mesure d'infliger de sérieux préjudices au marché mondial du pétrole en poussant les étrangers à quitter le pays.
J'ai évoqué ces thèmes avec lui lors d'une récente rencontre, chez lui, à Philadelphie.
DANIEL PIPES: Il est certain que l'interruption des livraisons de pétrole saoudien constituerait un message puissant, et porterait un coup sévère au gouvernement. Mais ce serait une tâche plus difficile que celle entreprise actuellement par les terroristes, c'est-à-dire une série d'attaques désordonnées sur des étrangers, et plus particulièrement des Occidentaux.
Leur action, si elle est menée à chef, aura pour résultat le départ des étrangers du pays, ce qui entraînera diverses conséquences, dont certaines très concrètes et matérielles. Il sera alors plus difficile de maintenir le fonctionnement du système économique, mais l'effet se fera sentir également aux niveaux politique et psychologique, et constituera une grande victoire pour les forces – proches des talibans – qui génèrent ces attentats.
TANYA NOLAN: L'Amérique entretient depuis longtemps avec l'Arabie Saoudite des relations spéciales, largement basées sur l'accès à un pétrole bon marché, sur la stabilité politique en Arabie Saoudite et sur la mise à disposition de l'insatiable marché américain pour écouler le pétrole saoudien. Est-ce à dire que l'Amérique ferme un il sur les attentats terroristes et sur leur financement provenant d'Arabie Saoudite?
DANIEL PIPES: J'aimerais commencer par contester la désignation de «pétrole bon marché». Il n'a pas toujours été bon marché, et il ne l'est certainement pas en ce moment. Mais il est vrai que les livraisons régulières d'Arabie Saoudite ont joué un rôle décisif non seulement pour les États-Unis mais pour l'ensemble de l'économie mondiale.
Une crise de la production de pétrole saoudien aurait de lourdes répercussions économiques et politiques. À cet égard, l'éventualité la plus dangereuse n'est pas un rapide coup d'état qui verrait le gouvernement actuel remplacé par un autre. L'issue la plus redoutable serait une période de troubles prolongée, au cours de laquelle des raids et des attentats perturberaient gravement la production de pétrole saoudien.
TANYA NOLAN: La relation de dépendance entre l'Amérique et l'Arabie Saoudite n'a semble-t-il pas permis aux États-Unis d'inciter l'Arabie Saoudite à réagir contre l'accélération des attentats terroristes visant des Américains dans le pays?
DANIEL PIPES: La relation entre les États-Unis et les Saoudiens est intéressante, en effet. Entamée à l'issue de la Deuxième Guerre mondiale, elle est vieille maintenant de juste 60 ans. Elle a été ce que j'appelle la relation «européenne» de la politique étrangère américaine. Oui, comme vos auditeurs le savent sans doute, les affaires étrangères américaines sont généralement dominées par un processus de décision plutôt encombré, où interviennent le président, le Département d'État, la Défense, le Congrès, les médias, les lobbies et autres.
Mais, lorsqu'il s'agit de l'Arabie Saoudite, c'est un petit nombre de gens, un groupe presque intime, réunissant quelques politiciens, quelques ex-politiciens, des ex-responsables militaires et certains dirigeants économiques qui décide, dans le calme, du contenu et de la forme que va revêtir cette relation, et dans quelle direction elle va se diriger.
Or, ce calme, cette intimité, sont maintenant plus menacés que jamais, plus même que 30 ans auparavant, lorsque l'Arabie Saoudite occupait le centre de nos préoccupations économiques. Et la grande question, du point de vue de la politique étrangère américaine, est maintenant de savoir si cette relation pourra être maintenue ou si elle sera désormais soumise à l'influence du Congrès, des médias et des autres parties prenantes?
TANYA NOLAN: Le fait est que les officiels saoudiens n'ont poursuivi aucun des proches des pirates de l'air du 11 septembre, dont 15 sur 19 venaient d'Arabie Saoudite. Rien n'a été entrepris non plus, semble-t-il, à l'encontre des institutions et des sociétés qui participent au financement de groupes terroristes tels qu'Al-Qaida et l'ancien régime afghan des talibans. Pensez-vous vraiment que l'Amérique dispose d'un quelconque moyen de pression sur l'Arabie Saoudite?
DANIEL PIPES: Ce que je voulais dire, c'est que nous pourrions faire pression efficacement si nous avions une approche différente: si nous n'avions pas cet arrangement spécial, intime, alors le gouvernement des États-Unis – qui n'est sinon pas particulièrement timide en la matière – pourrait exercer une influence.
TANYA NOLAN: Mais l'Amérique ferait-elle bien d'adopter une autre approche?
DANIEL PIPES: Je le pense, oui. Je pense que nous avons besoin aujourd'hui de représenter nos intérêts de manière beaucoup plus ferme en Arabie Saoudite. Cela n'a simplement jamais été le cas depuis 60 ans.
TANYA NOLAN: Mais comment l'Arabie Saoudite va-t-elle réagir à cela?
DANIEL PIPES: Je pense qu'ils en prendraient bonne note et qu'ils agiraient en conséquence. Je veux dire qu'ils en tiendraient compte. Ils ne le prendraient pas de haut, ils ne le pourraient pas. C'est trop important pour eux. Mais nous avons été mous durant toutes ces décennies, et nous le sommes toujours: comme vous le releviez tout à l'heure, les Saoudiens n'ont encore procédé à aucun changement réel.
Mais à présent, ils sont attaqués, comme vous le disiez au début de notre discussion, une fois par mois. Ou plutôt, ils sont presque attaqués… En effet, au-delà de la régularité avec laquelle interviennent ces attentats, ils présentent une caractéristique très révélatrice – quelques semaines auparavant, après une grande explosion, un agent de police regarda autour de lui et dit: «Qu'est-ce donc que ce djihad? Il n'y a aucun étranger ici.»
En d'autres termes, si des étrangers sont tués en Arabie Saoudite, c'est grave, certes, mais sans plus. En revanche, si des Saoudiens sont assassinés, alors c'est vraiment grave, c'est terrible. Or des Saoudiens sont effectivement pris pour cibles, en partie, et ce fait incite les autorités saoudiennes à prendre conscience de la menace dans une mesure qui resterait beaucoup plus limitée si les attentats ne visaient que des étrangers, même des milliers d'étrangers.
TANYA NOLAN: Vous pensez donc que nous allons assister à un changement d'attitude du gouvernement saoudien à l'égard de ces attaques?
DANIEL PIPES: Je pense que la question suscite de profondes réflexions parmi les dirigeants saoudiens. En effet, comme vous l'avez rappelé, ces derniers fournissent des efforts depuis pas mal de temps pour apaiser les éléments les plus radicaux; or ceux-ci agressent aujourd'hui le pouvoir en place, qui ne sait pas trop comment réagir.
TANYA NOLAN: Daniel Pipes est le directeur du Forum du Moyen-Orient, à Philadelphie.