Le Symposium Frontpage a réuni trois experts chevronnés pour faire le point sur la guerre contre le terrorisme. Nous avons ainsi l'honneur de vous présenter:
Robert Leiken: directeur de l'Immigration et du Plan de sécurité nationale au Centre Nixon et auteur de Bearers of Global Jihad? Immigration and National Security after 9/11;
Michael Ledeen: rédacteur et éditeur de NRO et collaborateur permanent de l'American Enterprise Institute. Il a exercé ses fonctions à la Maison Blanche, au titre de conseiller en sécurité nationale, et auprès du Département de la défense et du Département d'État. Il est l'auteur de The War Against the Terror Masters;
et
Daniel Pipes: (www.DanielPipes.org) directeur du Forum du Moyen-Orient, chroniqueur du New York Sun et du Jerusalem Post, membre du comité directeur de l'Institut américain pour la paix (U.S. Institute of Peace, auteur of Miniatures (Transaction Publishers).
FrontPage (FP): Robert Leiken, Michael Ledeen et Daniel Pipes, merci de nous faire l'honneur de votre présence ici. Soyez les bienvenus au Symposium Frontpage. M. Leiken, permettez-moi de commencer avec vous. Où en sommes-nous dans la guerre contre le terrorisme?
Leiken: Nous avons bien progressé dans la guerre contre le terrorisme au cours de la première année à peu près. Nous avons alors détruit le sanctuaire afghan d'Al-Qaida, avons privé l'organisation de ses camps d'entraînement, de ses postes de commandes et de contrôle, etc. Nous avons également décimé ses principaux dirigeants et les avons séparés de leurs réseaux en établissant une large alliance policière qui a permis d'arrêter des djihadistes aux quatre coins du monde.
Les attentats du 11 septembre ont unifié le pays, permettant au Congrès de faire passer le Patriot Act et ainsi de mettre à disposition des ressources et des moyens modernes de lutte contre le terrorisme. Nous avons commencé à adapter le FBI à la situation, avons créé le Département de sécurité intérieure, avons accéléré la recherche et le traitement de renseignements d'origine humaine au sein de la CIA – autant de mesures qui répondaient à des besoins urgents.
J'ai approuvé la guerre d'Irak, que je considère comme une noble cause, mais je pensais que nous allions vaincre rapidement l'armée délabrée de Saddam Hussein et revenir très vite à notre principal ennemi: le terrorisme sunnite. Les événements en ont décidé autrement. Cette guerre a détourné des moyens engagés en Afghanistan et au Pakistan, diminuant ainsi la pression sur Oussama Ben Laden. Elle a eu pour conséquence de permettre à Al-Qaida d'ouvrir deux nouveaux fronts – en Irak et en Europe –, de diviser l'alliance antiterrorisme, de susciter une flambée d'antiaméricanisme dans le monde et de scinder les Américains en deux camps.
À présent, comme l'a dit le président Bush, l'Irak est devenu un front central de la guerre contre le terrorisme et nous nous battons ici sur un terrain défavorable, avec un soutien populaire fragile et une opposition croissante, parmi l'élite du pays, contre le Patriot Act et d'autres éléments nécessaires à la guerre contre le terrorisme. Entre-temps, Al-Qaida s'est transformée en un mouvement animant divers groupes, jouissant d'une popularité internationale et désormais capable, comme les attentats du 11 mars l'ont montré, de mettre sur pied des opérations stratégiques. Je dirais donc que les résultats sont mitigés, et plutôt décevants à l'heure actuelle.
FP: M. Ledeen?
Ledeen: Il est difficile de répondre à cette question, car nous aurions besoin pour cela d'un tableau plus complet du «terrorisme» que celui dont nous pouvons disposer actuellement. L'Afghanistan a certainement constitué un succès, bien que la sécurité n'y soit pas à un bon niveau, et qu'elle se dégrade probablement encore.
Je pense que notre définition du «terrorisme» est imparfaite, et que cela entrave la mise au point d'une stratégie cohérente. Et maintenant que nous nous trouvons en pleine année électorale, une quantité énorme de temps et d'énergie est consacrée à traiter des situations qui, sinon, ne retiendraient pas notre attention. Comme je l'affirme depuis plusieurs années déjà, nous tardons beaucoup trop à agir contre les maîtres du terrorisme, et tout le temps gaspillé entre l'Afghanistan et l'Irak a permis à nos ennemis de s'organiser politiquement et «militairement», ce qui a largement réduit notre soutien international, a rendu l'Irak plus dangereux après la chute de Saddam et a donné un répit aux maîtres du terrorisme.
J'approuve la formulation originale du président: nous combattons tant un réseau de terroristes qu'un groupe de nations qui soutiennent le terrorisme. Les «quatre grands» sont ici l'Iran, l'Irak, la Syrie et l'Arabie Saoudite (cette dernière constituant en même temps un ami et un ennemi). Le plus important d'entre eux est l'Iran, pourtant nous ne nous sommes pas encore attaqués à la République islamique, et cela nous fait beaucoup de tort. Notre meilleure arme contre le «terrorisme» est la révolution démocratique, mais nous avons renoncé jusqu'à présent à la déployer, soit en partageant le pouvoir de manière appropriée avec les Irakiens, soit en soutenant l'opposition aux régimes syrien et iranien.
Je ne partage pas du tout de l'avis de Bob quand il dit que notre principal ennemi est le «terrorisme sunnite». Je pense que le Hezbollah (chiite) est un ennemi majeur, et constitue même souvent l'instrument à travers lequel les autres opèrent, notamment en Irak. Je pense que c'est une erreur de distinguer des groupes terroristes. Je penser qu'ils travaillent si étroitement les uns avec les autres qu'il serait plus juste de parler de «constellation» terroriste, ou quelque chose de ce genre.
Je n'ai guère confiance dans nos services de renseignement, et je m'attends à assister à une nouvelle version de l'attentat de Madrid, ici, pendant la période préélectorale.
FP: M. Pipes? Notre principal ennemi est-il le terrorisme sunnite? Ou vaut-il mieux parler de constellation terroriste? Pourquoi avons-nous tant tardé à agir à l'encontre des maîtres du terrorisme? Devrions-nous être en train d'attaquer l'Iran à l'heure qu'il est?
Pipes: La distinction entre sunnites et chiites est ici sans importance; l'élément central est l'idéologie totalitariste de l'Islam militant, peu importe que ses adeptes soient sunnites ou chiites, pakistanais ou parisiens, hommes ou femmes, violents ou pas. (À vrai dire, je pense même que la pire menace, à long terme, vient des islamistes non-violents, car nous sommes plus aptes à nous défendre contre le terrorisme que contre la subversion.)
Si nous avons progressé avec une telle lenteur dans la lutte contre les régimes qui parrainent le terrorisme, c'est parce que, comme le montrent les exemples d'Afghanistan et d'Irak, ces opérations débouchent sur des situations troubles et potentiellement débilitantes. Dans la mesure où le régime iranien peut être maintenu en respect, je m'oppose à ce que les États-Unis prennent des mesures visant à le renverser, ceci pour la simple raison que la population iranienne est en passe de le faire elle-même et que son action mènerait à une conclusion beaucoup plus favorable que ce que nous pouvons espérer d'une campagne militaire américaine.
Quant à votre question d'ordre général – où en est la guerre contre le terrorisme –, je n'en jugerais pas par le nombre d'agents d'Al-Qaida éliminés, de réseaux perturbés ou autres calculs de ce genre. J'estime la situation plutôt en termes d'état d'esprit des adversaires en présence. Les forces de l'Islam militant sont-elles enthousiastes ou découragées, unifiées ou divisées? Et la même question s'applique aux forces qui combattent l'Islam militant, et notamment aux Américains – comment vont-ils?
De ce point de vue, l'Islam militant s'est renforcé pendant les deux décennies durant lesquelles «l'Amérique dormait», de 1979 à 2001. Puis il a subi plusieurs coups sévères après le 11 septembre, lorsque les Américains se sont rendus compte du danger et ont serré les rangs. Deux ans et demi plus tard, un nombre important d'Américains non seulement sont revenus à la léthargie pré-11 septembre, mais l'ont fait de plus d'une manière fortement teintée d'idéologie (j'ai parlé de ce phénomène cinq mois auparavant dans un article intitulé «Les démocrates oublient les leçons du 11 septembre»). Le fait que tant d'entre nous ferment sciemment les yeux sur un danger mondial me préoccupe. Si cela continue, le prix en vies humaines, en ressources économiques et en durée de guerre sera très lourd. Finalement, nous l'emporterons, mais à un prix beaucoup plus élevé que nécessaire.
Leiken: Je n'aimerais pas que nous nous écartions de la réflexion de Daniel Pipes à propos du retour à une «léthargie pré-11 septembre», et j'y reviendrai donc dans un instant, après avoir abordé les objections à ma proposition de considérer le «terrorisme sunnite» comme le «principal ennemi». Je pense qu'il est judicieux, au niveau stratégique, de déterminer et de désigner son principal ennemi actuel, en opposition à un ennemi historique qui, à un moment précis, peut aussi bien être un allié temporaire ou un acteur neutre (je n'ai guère apprécié non plus la ligne «avec nous ou contre nous» du discours de Bush sur le 11 septembre).
Nous pourrions résumer la deuxième partie du XXe siècle comme la lutte de «l'Occident contre le totalitarisme», mais ce serait ignorer les différenciations stratégiques inhérentes à la guerre et à la politique. Roosevelt et Churchill avaient raison de s'allier avec Staline contre Hitler. Kissinger, Nixon et Reagan avaient raison de s'allier à la Chine contre l'Union soviétique.
Ce fut peut-être une erreur, rétrospectivement, de s'attaquer au totalitarisme de Saddam avant d'infliger un coup mortel à Oussama et de parer à la menace nucléaire coréenne. Je pense que Pipes a raison de s'opposer à une tentative de renverser le régime iranien (mais de soutenir en revanche le mouvement démocratique interne). Une question plus large, à laquelle je ne suis pas qualifié pour répondre, concerne la mesure dans laquelle nous pouvons nous allier à des chiites comme Al-Sistani (en Irak) et si une telle ouverture devrait s'étendre à l'aile politique du Hezbollah ou aux Frères musulmans pacifiques (Dan Pipes pense certainement que non).
Une autre manière de cerner l'ennemi consiste à élargir nos alliances. La guerre en Irak a eu l'effet contraire, elle a créé des clivages dans notre alliance contre le terrorisme (les États-Unis étant maintenant en conflit sur ce plan avec la majeure partie de l'Europe et de nombreuses autres régions du monde). Si une politique américaine peut contribuer à réduire l'antiaméricanisme, sans pour autant sacrifier des alliés stratégiques tels qu'Israël, je suis pour.
Mais, pour revenir à la léthargie pré-11 septembre évoquée par Pipes, je la considère comme une distraction, une étourderie mêlée de scandale, dans la tradition du Watergate, de l'affaire Iran-Contra, de Monica Lewinsky et al. Avec le recul, la guerre d'Irak peut sembler avoir été une telle distraction; Abou Ghraib en est une, de toute évidence. Nous avons permis à une politique partisane de nous renvoyer à un monde pré-11 septembre. Et nous prenons le risque, majeur, de tourner le dos aux attentats à l'explosif de Madrid, et au destin de Daniel Pearl, de Nick Berg et al.
Les lotophages ont même l'audace de prétendre qu'Ashcroft et le Patriot Act limitent des libertés essentielles. Ils s'imaginent que nous nous offrons le luxe d'un scandale médiatique tournant à l'obsession à cause de quelque comportement honteux dans une prison américaine en Irak. Les lotophages voudraient nous voir revenir à l'âge d'or de ce que David Horowitz qualifia un jour de «génération destructrice», dont l'objectif suprême consistait à discréditer l'«impérialisme» et le soldat américain. Je suis sûr qu'Abu Musab Al-Zawari (dont j'ai parlé dans l'édition du 24 mai du Weekly Standard), Oussama, Zawahiri et autres terroristes sunnites seraient enchantés de voir l'Amérique se transformer en pays des lotophages.
Ledeen: Les djihadistes sont-ils satisfaits de la manière dont la guerre évolue? Khamenei, Rafsandjani, Asad et les Saoudiens se sentent-ils aujourd'hui plus en sécurité, plus puissants, qu'il y a trois ans? Où s'inquiètent-ils du déploiement des forces américaines et, avec elles, des idéaux américains?
Je pense que la deuxième hypothèse est plus vraisemblable, et donc que nous avons fait des progrès… mais en ce moment, nous traînons les pieds, nous jouons le jeu de la politique électorale, et cela constitue une véritable invitation aux maîtres du terrorisme à préparer tranquillement leurs prochaines attaques contre nous. Dan Pipes est contre une invasion de l'Iran. Moi aussi. Mais je suis aussi contre la supposition facile et réconfortante selon laquelle les Iraniens feront tomber le régime pour nous et que nous n'aurions qu'à attendre sans rien faire. C'est à ce genre de raisonnement que nous devons l'attitude de Bush «Premier», à la fin de la première guerre du Golfe, lorsque les chiites irakiens et les Kurdes se soulevèrent contre Saddam. Nous devons encourager et soutenir l'opposition démocratique iranienne.
Je pense que le débat sur la question «sommes-nous en guerre contre l'Islam radical ou contre les régimes islamistes?» revient à nous demander si, pendant la Guerre froide, nous affrontions le communisme radical de Moscou ou un nationalisme russe expansionniste. Dans les deux cas, l'idéologie radicale fournit le langage à travers lequel s'expriment nos ennemis, dans lequel ils pensent le plus souvent et avec lequel ils cherchent à répandre leur message dans le monde. De même qu'en vainquant l'Union soviétique, nous avons fait fortement pâlir l'aura du communisme, en aidant à vaincre les maîtres du terrorisme de Téhéran, Damas et Riyad, nous allons, avec les peuples libérés d'Iran, d'Irak, de Syrie et en tout cas d'une partie de l'Arabie Saoudite, diminuer sensiblement l'attrait du djihadisme, qu'il soit sunnite ou chiite.
Le plus souvent, la défaite du faux messie sonne le glas du mouvement messianique. Nous voulons pouvoir dire au monde islamique: «Vous avez installé des régimes fondamentalistes en Afghanistan et en Iran, l'un sunnite l'autre chiite. Les deux ont échoué à la base même: ils ont ravagé leur pays et le peuple les haïssait. Ils ont été renversés aisément, ce qui montre la vacuité de leur vision et le mépris de leurs citoyens à leur égard. Abandonnez cette vision illusoire qui ne mène qu'à la défaite, à l'humiliation et à la mort. Adoptez la liberté et le progrès qui vous mèneront au succès, à la vie, au bonheur.»
FP: M. Pipes, pensez-vous qu'il soit possible d'apporter la démocratie dans le Moyen-Orient arabe? Honnêtement, quand j'observe la culture arabe tribale et le dévouement à l'islamisme que nourrissent tant des habitants de cette région, je considère ce projet avec pessimisme et je me demande même si la démocratie a la moindre chance de s'y installer avant très longtemps. Pourriez-vous, je vous prie, répondre à cette question dans la perspective de l'attitude que vous recommandez à l'égard de l'Irak pour le proche avenir?
Pipes: Je pense qu'il n'y a pas de contradiction fondamentale entre l'Islam et la démocratie – pas davantage qu'il y en a entre n'importe quelle autre religion et la démocratie. Ceci dit, les Musulmans font face ici à un défi gigantesque qui consiste à moderniser la compréhension de l'Islam de manière à le rendre compatible avec la démocratie.
J'ai soutenu l'appel du président Bush en faveur de la démocratisation du Moyen-Orient, bien que je considère cette politique comme risquée, voire téméraire, et que sa mise en uvre prendra des années, des décennies. Mais le système actuel est irrécupérable; d'autre part, la solution offerte par la démocratie a maintenant fait ses preuves dans la majeure partie du monde, et elle pourrait sans doute réussir également au Moyen-Orient.
Quant à l'Irak, il faudra là aussi plusieurs décennies pour y établir une démocratie stable. Dans l'intervalle, je défends la notion selon laquelle, «l'objectif des États-Unis ne saurait être un Irak libre, mais un Irak qui ne met pas en danger les Américains».
FP: Très bien, M. Leiken, n'hésitez pas à répliquer aux commentaires précédents, si vous le souhaitez. Puis, comme nous en sommes au dernier tour de table, veuillez ensuite répondre à une dernière question:
Supposons que le président Bush vous nomme tous trois, dès demain, ses conseillers personnels sur la guerre contre le terrorisme. Le président se tourne vers vous et vous demande: «M. Leiken, dites-moi quelles sont les prochaines mesures à prendre, selon vous, dans la guerre contre le terrorisme en général et en Irak en particulier.»
Que répondez-vous au président?
Leiken: Je propose un plan en trois volets contre le terrorisme: réviser entièrement la sécurité nationale, à commencer par le FBI, informatiser nos frontières et raviver l'USIA en lui confiant une nouvelle mission axée sur la tolérance religieuse.
Nous devons réinventer la sécurité nationale pour faire face aux réseaux terroristes post-nationaux. Les mouvements terroristes de la Guerre froide et de l'ère industrielle étaient des organisations hiérarchisées et centralisées, comme des partis communistes, et bénéficiaient du soutien d'États comme la Syrie et l'Iran.
Mais ce que nous affrontons actuellement n'a rien à voir avec la Guerre froide, où un État parrainait une certaine idéologie. Bien sûr, les Saoudiens financent les mosquées wahhabites, mais aujourd'hui le régime saoudien subit le terrorisme beaucoup plus qu'il ne le maîtrise.
La notion qu'Al-Qaida jouissait d'un parrainage étatique et restait soumise à un «maître du terrorisme» était une idée fixe et une base de réflexion désastreuse de l'administration Bush. Trois semaines après le 11 septembre, Richard Perle déclarait lors d'un symposium au Centre Nixon que nous devrions nous détourner d'Oussama Ben Laden et «nous en prendre au sponsoring étatique qui permet aux auteurs d'attentats-suicide d'arriver à portée de leurs cibles».
Cet état parrain était l'Irak. «Les opérations telles que celle du 11 septembre, ajouta-t-il, ne sont pas planifiées dans des cavernes; elles sont préparées dans des bureaux, par des gens disposant de secrétaires, d'assistants, de systèmes de recherche et de communication, de technologies modernes (...).» (cf. The National Interest, édition spéciale, The Terror, novembre 2001). C'est ainsi que nous avons choisi de lancer la pierre à l'Irak (un geste plus honorable, comme je l'ai déjà dit), mais celle-ci nous est retombée sur le pied.
Le réseau de Zarqawi fonctionne sans aide étatique; Madrid a parfaitement prouvé qu'un terrorisme de masse spectaculaire pouvait fort bien être projeté et exécuté sans soutien étatique. Mais bien avant cela, les théoriciens de l'organisation entrepreneuriale avançaient que les réseaux informatiques allaient constituer une nouvelle forme d'organisation qui supplanterait les structures de marché et les hiérarchies traditionnelles. Des théoriciens comme David Rondfeldt et d'autres, de Rand Corporation, affirmaient ainsi que des groupements terroristes tels qu'Al-Qaida sont constitués de réseaux complexes de groupes relativement autonomes, financés par des sources privées et utilisant des moyens informatiques.
Le groupe terroriste de l'ère informatique est basé, comme y tendent également les entreprises, sur des réseaux segmentés, multicentriques et idéologiquement intégrés, des SPIN [NdT: Segmentary, Polycentric, Ideologically Integrated Network – SPIN]. Ces réseaux sont des systèmes réticulés intégrant des dirigeants et des exécutants partageant des liens doctrinaux, familiaux, personnels et/ou structurels. Les réseaux les plus solides sont ceux axés sur une doctrine bien définie (telle que l'islamisme), liés par un discours victorieux bien structuré et bénéficiant d'un système de communication basé sur des liens personnels et sociaux très fermes. Nous devons donc nous attaquer à des réseaux latéraux comprenant des camps d'entraînement en ligne et des salles de réunion virtuelles. Or notre gouvernement n'est pas équipé pour traiter ce problème, ceci en partie parce que nos structures (hiérarchiques), contrairement aux leurs, ne se prêtent pas bien aux échanges d'informations. Nous devons réinventer le gouvernement, comme le disait une personne autrefois sérieuse devenue aujourd'hui un clown: le faire pénétrer dans l'ère informatique.
Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne nos frontières. Nous avons besoin de frontières post-industrielles, de frontières intelligentes, où les structures frontalières englobent tous les points d'origine mais où les frontières elles-mêmes deviennent plus fines, plus rapides. En ce moment, les Européens –l'Europe est actuellement la principale zone de recrutement de Zarqawi – peuvent prendre l'avion et pénétrer sur le territoire des États-Unis sans même une simple entrevue avec les officiels américains, en utilisant le «Programme d'exemption de visa» réciproque avec l'Europe. Or, de même que nous devons placer des douaniers à Rotterdam et Hong-Kong pour inspecter les colis avant leur expédition, nous devons avoir, dans les aéroports européens, des agents de la sécurité intérieure capable d'interroger des passagers louches avant leur embarquement.
Enfin, nous aurons besoin de visas électroniques et de cartes d'identité permettant de faire en sorte que, comme Richard Perle lui-même le suggéra lors d'une autre réunion, quiconque achète par exemple de grandes quantités d'engrais comme celui utilisé pour détruire l'immeuble fédéral d'Oklahoma City doive s'identifier formellement et subir un rapide contrôle.
(Pour plus de détails sur de telles propositions, consulter Bearers of Global Jihad? Immigration and National Security After 9-11 sous www.nixoncenter.org.) Je déposerai sur le thème du terrorisme européen et du programme d'exemption de visa lors des auditions de la Sous-commission sur le terrorisme de la Commission parlementaire sur les relations internationales mercredi prochain, le 16 juin.)
Enfin, nous devons recréer l'agence d'information qui nous a très bien servi dans la lutte contre le nazisme et le totalitarisme soviétique. Toutefois, aujourd'hui, ce service devrait se concentrer sur la diffusion d'un message inspiré moins de la démocratie elle-même que de son principe premier – la liberté de religion. John Stuart Mill disait dans son ouvrage «On Liberty» que la bataille majeure pour les droits individuels et la démocratie à l'Occident fut la lutte en faveur de la tolérance religieuse.
Cette cause a constitué le véritable tremplin du siècle des lumières, de la révolution démocratique et de la modernisation de l'Occident; c'est elle qui a donné à l'Amérique sa fondation et son credo. Comme nous le rappelle le penseur égyptien Tarek Heggy, «la version tolérante» de l'Islam prévalait jusqu'au XXe siècle. La renaissance de ce modèle pourrait revitaliser et faciliter le processus d'intégration des Musulmans dans le monde moderne.
Mais ce ne sera pas facile. Vu les liens étroits existant entre la mosquée et l'État, la séparation des pouvoirs religieux et politique va constituer un défi majeur pour l'Islam. Le minbar de la mosquée sert traditionnellement de tribune d'où sont annoncées les nominations et les révocations de personnages officiels, l'investiture des dirigeants, les nouvelles de la guerre et des conquêtes. La charia, la loi d'Allah, est supposée régir l'humanité entière et prendre le pas sur toutes les lois humaines. Compte tenu de son organisation transnationale, de son engagement historique et de son hostilité à la liberté de religion, nous devons nous attendre à une longue lutte crépusculaire contre le terrorisme sunnite, indépendamment de la capture d'Oussama.
Ledeen: Je vois que personne ne veut entendre parler des maîtres du terrorisme. Bob Leiken a décidé que les terroristes opèrent de leur propre chef, allant même jusqu'à affirmer – malgré des centaines de documents prouvant le contraire – que Zarqawi est un acteur indépendant. Je ne vois pas ce qu'il faudrait faire encore pour convaincre un excellent esprit comme celui de Leiken de se pencher sur l'évidence. Il a même écrit un article sur Zarqawi dans lequel il fait référence à des documents de tribunaux allemands, mais il n'a jamais mentionné ceux, plus nombreux encore, provenant d'Italie et qui retracent les liens de Zarqawi avec Téhéran durant une période de sept ans. Le dossier comprend des témoignages des messagers et des recrues de Zarqawi, des enregistrements de ses appels téléphoniques à des cellules terroristes depuis Téhéran. Je veux bien qu'on discute du degré de contrôle exercé par les Iraniens, mais je pense qu'il est absurde de prétendre qu'il est inexistant. L'Iran a créé le Hezbollah et le Djihad islamique, et abrite les principaux dirigeants d'Al-Qaida. Et les mullahs n'auraient rien à voir avec le réseau terroriste?
À l'époque de la Guerre froide, de nombreux «experts» nous disaient que l'Union soviétique ne soutenait pas le terrorisme et tentaient de ridiculiser des gens comme moi et comme Richard Perle lorsque nous affirmions le contraire. Or nous avons aujourd'hui des preuves solides en notre faveur provenant des archives du Politburo et du KGB. Ensuite, on nous déclara également que les terroristes – le Hezbollah par exemple – étaient des acteurs indépendants. Or nous savons aujourd'hui que le Hezbollah est purement et simplement une création de l'Iran. Et le Hezbollah est très actif en Irak actuellement. Mais Leiken continue de nous dire que nous sommes fous de croire que l'Iran est impliqué. Récemment, les mullahs annoncèrent qu'ils avaient recruté dix mille candidats prêts à perpétrer des attentats-suicide en Irak. Mais Leiken pense que les terroristes sont indépendants du pouvoir et du soutien étatiques. C'est à ne pas croire!
Si je devais conseiller le président, je lui recommanderais de soutenir la révolution démocratique en Syrie et en Iran, parce que la chute des régimes tyranniques de Damas et de Téhéran infligerait un coup extrêmement sévère aux terroristes. Les journaux sont pleins de récits relatant comment les Syriens expédient des terroristes, des armes et des explosifs en Irak, et il y a quelques jours à peine les Ukrainiens présents en Irak arrêtèrent quarante Iraniens lourdement armés qui tentaient de franchir la frontière. Ce genre d'opérations n'est pas le fait d'un groupe terroriste agissant de sa propre initiative.
C'est très décourageant, je dois le dire. Je pense qu'il y a un grand nombre d'Iraniens, l'écrasante majorité en fait, qui se soulèveraient contre le régime s'ils se savaient fermement soutenus par l'Amérique. Si nous ne faisons rien, les plus importants supporters mondiaux du terrorisme seront bientôt en possession de la bombe atomique. Et alors, que faire? Lancer l'USIA à l'assaut? Nous avons ici une véritable guerre sur les bras; des Américains y sont tués tous les jours, ainsi que des amis et des alliés.
Nous n'avons que deux options: gagner ou perdre. Et nous ne disposons d'aucun plan de «gestion» confortable.
Pipes: Donc, le président se tourne vers moi et demande: «Dites-moi quelles sont les prochaines mesures à prendre dans la guerre contre le terrorisme en général et en Irak en particulier», ce à quoi je réponds comme suit:
Guerre contre le terrorisme: Rebaptisez-là la «guerre contre l'Islam militant». De même qu'un médecin doit identifier le mal avant de le traiter, un stratégiste doit identifier l'ennemi avant de le vaincre. De quoi aurait eu l'air la Deuxième Guerre mondiale si FDR [NdT: Franklin Delano Roosevelt] l'avait appelée la «guerre contre les attaques surprises»? Permettez-moi de mentionner un seul des inconvénients les plus familiers qui découlent de l'affirmation selon laquelle la guerre est dirigée contre les utilisateurs d'une tactique plutôt que contre les adeptes d'une idéologie: les agents de sécurité des aéroports, à qui on a ordonné de n'inspecter que des passagers «sélectionnés de manière purement aléatoire», ne cherchent pas les terroristes mais les instruments possibles du terrorisme tels que des limes à ongles et des prothèses métalliques. Les Américains ne pourront se battre efficacement que lorsqu'ils auront reconnu le fait que nous affrontons un ennemi motivé par un corps de pensées totalitaire d'inspiration religieuse. En attendant, il peuvent observer le cirque électoral d'un Al Gore, presque élu président des États-Unis, contraint de subir deux fouilles spéciales en moins d'une journée.
Irak: Retirez les troupes des zones habitées d'Irak, continuez de garder les frontières, assurez-vous que rien ne dégénère trop gravement dans le pays et encouragez les Irakiens à prendre conscience de leur propre responsabilité face à leur avenir.
Leiken: Je suis d'accord avec Michael Ledeen sur le fait que nous devrions trouver de meilleurs moyens de soutenir le mouvement irakien. Et je suis tout disposé à examiner les éléments de preuve, de sources italiennes ou autres, que Michael veut bien me fournir. Je pense que les échanges d'informations entre analystes, tant indépendants que gouvernementaux, peuvent nous permettre de renforcer notre position et de créer un réseau capable de contrer les réseaux terroristes. Mais je préfère tirer des conclusions limitées sur la base de faits largement établis. Michael écrivit autrefois un livre excellent et nuancé sur l'affaire Iran-Contra intitulé Perilous Statecraft, mais dernièrement il a eu tendance à tirer de larges conclusions sur la base d'éléments plutôt minces – témoins ses prédictions régulières de la «chute éminente de la mullahcratie» dès que quelques étudiants se rassemblent à Téhéran pour protester. À présent, il nous exhorte à croire qu'Abu Musab Al-Zarqawi est contrôlé par les «maîtres du terrorisme» de Téhéran. Mais c'est pourtant ce même Zarqawi qui a assassiné près de 200 pèlerins chiites dans un double attentat au camion piégé pendant des festivités religieuses en Irak en février dernier, et qui précisait à Oussama Ben Laden, dans un message intercepté, que les chiites sont «pires et plus destructeurs pour la nation [islamique] que les Américains» et renferment en leur sein «la lie de l'humanité (...), le serpent tapi dans l'ombre, le scorpion rusé et malveillant, l'espion ennemi, le venin pénétrant».
Sur quelles preuves Ledeen base-t-il sa conclusion que la théocratie chiite se sert de Zarqawi, lui-même pétri de haine pour les chiites, comme d'un pantin à leur solde? Il est vrai que Zarqawi a passé du temps en Iran, dans le cadre d'une relation qui remonte probablement au début des années 1990, lorsque Zarqawi, agissant indépendamment d'Al-Qaida, contrôlait les routes reliant l'Iran et l'Afghanistan. À une occasion, il semble que Zarqawi a été détenu en Iran puis relâché, alors qu'il rejoignait l'Irak depuis l'Afghanistan, après le début de la guerre. Téhéran voyait sans doute d'un bon il la perspective d'une insurrection en Irak et pensait que Zarqawi pourrait être utile en cela – comme Alexis Debat le mentionne dans une édition du National Interest qui paraîtra prochainement. Mais la présence dans un pays, et même le contact avec les forces de sécurité «ne vous permettent pas d'accéder à l'autorité, à la direction et au pouvoir», pour reprendre les termes de George Tenet (Woodward, Plan of Attack: 300) lorsqu'il conseillait le président Bush à propos de la présence de Zarqawi à Bagdad. L'aspect essentiel de ces controverses sur Bagdad et Oussama, et maintenant sur Téhéran et Zarqawi, n'est pas la «liaison» elle-même – on trouve souvent des «liaisons» de toutes sortes dans le milieu terroriste clandestin. L'aspect essentiel réside dans le caractère de la liaison: celui-ci reflète-t-il «l'autorité, la direction et le pouvoir»? Zarqawi ne prend pas ses ordres de Téhéran; si c'était le cas, il ne massacrerait pas des chiites.
Dans le renseignement, l'une des sources d'erreurs consiste à omettre de «relier les éléments d'information entre eux»; une autre consiste à empiler ces éléments jusqu'à que le résultat cache la lumière. Oui, plusieurs dirigeants d'Al-Qaida «résident» à Téhéran, mais à en croire la CIA ils y sont plutôt «détenus», ou y vivent en résidence surveillée, probablement comme possible monnaie d'échange vis-à-vis des États-Unis.
Ma remarque concernant l'indépendance de la nouvelle génération de réseaux terroristes s'appliquait au terrorisme sunnite, soit le pire danger actuel. Je ne parlait pas du Hezbollah chiite (à propos duquel Michael a indiscutablement raison), ni des terroristes palestiniens. Je parlais encore moins de la Guerre froide et j'approuverais probablement une grande partie des arguments de Ledeen et Perle sur ce plan. Mais ce sont là autant d'éléments d'information différents qui doivent être examinés concrètement.
Mon argument est que le terrorisme sunnite que nous affrontons aujourd'hui ne dépend pas d'un soutien étatique, n'est pas contrôlé par les «maîtres du terrorisme» ni n'a besoin d'eux pour mettre sur pied des actions comme les attentats à l'explosif de Madrid, voire comme ceux du 11 septembre (quoique les camps d'entraînement d'Afghanistan ont de toute évidence été utiles pour organiser ces derniers). L'idée que Saddam parrainait Al-Qaida nous a conduit en Irak, une noble cause mais une aventure qui venait fort mal à propos. Maintenant, l'Irak est devenu un front central pour les djihadistes et nous sommes contraints de nous y imposer. Mais nous n'y parviendrons que si nous savons identifier clairement nos ennemis, nos alliés et les ennemis neutres et secondaires qui, comme l'Iran, comme la Chine, comme Staline contre Hitler, pourraient apporter une contribution décisive.
Je suis d'accord avec Daniel Pipes – la guerre contre le terrorisme ou la terreur est une notion trompeuse, qui peut nous amener à croire que les terroristes forment un camp uni et peuvent coopérer, comme Saddam et Oussama. Elle peut aussi faire naître l'impression que les gens deviennent terroristes et décident ensuite laquelle des formes d'action ils vont adopter. Non, le terrorisme est une tactique liée à de nombreuses idéologies opposées: nationalisme, anarchie, communisme, nazisme, fascisme, islamisme, etc. Le terrorisme, comme la guerre, est l'extension d'une politique spécifique. Daniel Pipes écrivit très tôt déjà que nous devrions nous concentrer sur l'idéologie et la politique de l'Islam radical. J'ajouterais simplement que l'extrémisme sunnite constitue le danger le plus immédiat et que les chiites pourraient peut-être participer à cette lutte, et même ceux, dangereux, habiles et imaginatifs, de Téhéran. L'ayatollah Al-Sistani s'est révélé un allié précieux et, comme nous l'avons vu, Téhéran pourrait être utile dans cette guerre – mais sans pour autant, comme Michael nous le rappelle, délaisser le mouvement démocratique, car son succès constituerait une grande victoire dans la guerre contre le terrorisme.
Pipes: Deux mots à propos du débat entre Ledeen et Leiken sur le rôle de l'État dans la promotion du terrorisme: il est hors de doute que des États comme l'Iran et la Syrie font partie du problème, mais l'énergie vient moins de bureaucraties gouvernementales sclérosées que d'idéologues indépendants.
Quant à la question sunnite–chiite, je répète que cet aspect n'a quasiment aucune importance. Comme la situation en Irak le montre clairement, on trouve des radicaux et des modérés aussi bien parmi les sunnites qu'auprès des chiites; ce qui compte ici, ce sont les convictions personnelle, pas les appartenances religieuses.
FP: Robert Leiken, Michael Ledeen et Daniel Pipes, je vous remercie. Le temps à notre disposition est écoulé. Nous espérons vous revoir très bientôt.