Introduction. Alors que la Guerre froide faisait toujours rage, un groupe de dix spécialistes américains du Moyen-Orient et de sujets connexes dont je faisais partie, s'est rendu à Moscou en novembre et décembre 1983. Pendant quatre jours, nous avons rencontré à plusieurs reprises des homologues soviétiques de manière strictement confidentielle. Ce fut là l'exercice académique le plus inutile auquel il m'ait été donné de participer.
Evgueni Maximovitch Primakov (1929-2015). |
Rustow a expliqué les raisons de ces rencontres : à l'époque, Washington et Moscou avaient « des différences substantielles voire très nettes à propos du Moyen-Orient. Il semblait toutefois y avoir un point commun : le fait de ne pas laisser un conflit régional au Moyen-Orient s'embraser au point de dégénérer en confrontation nucléaire généralisée entre les deux superpuissances. » Raison logique. Malheureusement, les rencontres n'ont rien fait pour avancer sur ce point.
C'est en toute lucidité que je m'y suis rendu. Mon père, Richard Pipes, étant professeur d'histoire russe, le communisme m'était devenu familier dès l'enfance. Par ailleurs, j'avais déjà visité l'URSS en 1976. La rencontre de représentants de l'État soviétique sur leur propre territoire m'a néanmoins procuré une expérience neuve et de première main.
Dans ma famille, je n'étais pas le premier à participer à une rencontre académique à Moscou. Mes parents, Richard (à gauche) et Irene Pipes, l'avaient déjà fait près de 25 ans plus tôt. |
À l'époque, j'avais fait un compte-rendu écrit que je n'avais pas osé publier tellement on avait alors insisté sur le caractère confidentiel des réunions. Toutefois, maintenant que 36 années ont passé, que l'Union soviétique s'est effondrée et que presque tous les participants ont disparu, il semble désormais que le moment soit devenu favorable pour rendre ce document public.
Compte-rendu. À notre arrivée à Moscou, tout s'est déroulé agréablement bien. Nos hôtes nous ont accueillis en faisant couler la vodka et se sont montrés enthousiastes à l'idée de faire notre connaissance, ce qui laissait augurer une avancée dans la compréhension mutuelle.
L'IREX existe toujours. |
Au début de la première session, Primakov a marmonné que, sauf objection, le programme serait accepté tel quel. Nous autres, Américains, étions encore en train de régler les écouteurs pour l'interprétation simultanée et avons manqué cette seule occasion d'influer sur le programme. Nos heures de consultation préalable ont été anticipées par un coup magistral des Soviétiques, signe annonciateur de ce qui allait suivre.
En tant qu'Américains, nous avons vu dans cet événement l'occasion de présenter les différents points de vue des États-Unis et de découvrir ceux des Soviétiques. Reflet de cette perspective, nos articles et contributions présentaient des opinions individuelles, analytiques, autocritiques et modérées. Comme on pouvait s'y attendre, l'administration Reagan a été l'objet de nombreuses critiques voire, de dénigrement. Mon article que j'avais sobrement intitulé « Rôle des Américains et des Soviétiques au Moyen-Orient » était le seul à prendre la défense de Washington et à critiquer Moscou.
La délégation soviétique, par contre, a parlé d'une seule voix et nous a harangués sur un ton polémique, affirmé et à la gloire du régime. Nos homologues se sont constamment fait écho les uns les autres sur tous les sujets – même s'ils ont certes triché par rapport à des détails sur des questions mineures (quelle est la ligne actuelle du parti communiste égyptien ?). Leurs intervenants semblaient avoir des profils aussi variés que les nôtres quant à l'âge, au sexe et à la spécialisation, mais ils ont tous répété les mêmes mots, n'ayant de cesse de diffuser sans vergogne la position officielle.
Les Soviétiques ont montré qu'ils étaient des menteurs invétérés. Prenons deux exemples liés à l'Afghanistan. Tout d'abord, leur expert n'a pas tari d'éloges sur les progrès économiques enregistrés dans le pays depuis la prise du pouvoir par les communistes en 1978, ignorant les deux millions de réfugiés afghans et le puissant mouvement de rébellion des moudjahidines à l'œuvre contre le gouvernement. Lorsque j'ai abordé ces questions, il a répondu qu'une aide considérable était apportée aux réfugiés et a tout simplement ignoré la question des moudjahidines.
Ensuite, le même expert a interrompu sa propre présentation pour annoncer d'une façon grandiloquente : « Étant convaincu que rien de ce que je dis ici ne sortira de cette pièce, je peux vous dire que les soldats soviétiques n'ont jamais combattu en Afghanistan, ni maintenant ni jamais par le passé. Ils interviennent uniquement en tant que conseillers et formateurs auprès de l'armée afghane. » À mon grand désarroi, nous, les Américains, qui sommes polis et conciliants, n'avons ni hué ni ri mais sommes restés assis là comme si nous avions appris une nouvelle digne de foi.
Quelques-uns des soldats soviétiques qui « n'ont jamais combattu en Afghanistan, ni maintenant ni jamais par le passé ». |
Tout cela était assez prévisible. Ce dont les Soviétiques voulaient parler l'était un peu moins. Les activités de Moscou n'étaient tout simplement pas à l'ordre du jour. Quand j'ai eu l'audace d'interroger Primakov sur les intentions de l'URSS en Syrie, il a explosé, jugeant ma question hors sujet, insultante et sans fondement. Sa colère ne semblait pas spontanée mais calculée et utilisée comme un moyen tactique pour souligner le fait que la politique soviétique ne prête pas à discussion. Conformément à ses souhaits, les intentions soviétiques n'ont plus été évoquées. Je me sentais trop isolé par rapport à mes coéquipiers pour faire une seconde tentative. En effet, l'accès de colère de Primakov m'a laissé une sensation désagréable de vulnérabilité pendant tout le reste du voyage, ce qui m'a conduit à rester plus silencieux que d'habitude.
Chose étonnante, les Soviétiques quant à eux ont eu la délicatesse de ne pas attaquer la politique américaine. Il leur a suffi de citer à plusieurs reprises le discours prononcé en mars par le président Reagan au sujet de « l'empire du mal » pour susciter à chaque fois de la part des Américains des réponses embarrassées.
La cause majeure de l'indignation soviétique, c'était plutôt Israël. La politique israélienne était vue comme expansionniste, « illégale », « agressive » voire, « génocidaire ». De toutes les contributions russes, la plus virulente était de loin celle qui concernait l'armée israélienne. Je comprenais que cette manœuvre était destinée à voir dans quelle mesure nous serions prêts à nous joindre à la campagne antisioniste des Soviétiques. Cependant, si c'était leur intention, elle n'a mené nulle part.
Au lieu de ça, il y a eu beaucoup de propos vagues et évasifs sur la recherche de moyens de coopération entre Washington et Moscou sur le terrain du Moyen-Orient. On s'est échangé des formules comme « l'ami de mon ennemi n'est pas nécessairement mon ami » et « le Moyen-Orient n'est pas un jeu à somme nulle ». Étant donné qu'aucune des deux parties ne proposait quoi que ce soit de concret, j'ai fait une intervention rare, suggérant furtivement une interdiction commune des Américains et des Soviétiques sur l'exportation d'armes vers les deux camps de la guerre Iran-Irak ainsi qu'un effort conjoint en vue d'encourager les autres à faire de même. La délégation soviétique n'a pas daigné aborder cette idée pratique.
Nous avons parcouru des milliers de kilomètres pour subir des discours pompeux et conditionnés mais nous avons eu la consolation d'être directement confrontés à la classe dirigeante de l'Union soviétique, à ces quelques privilégiés d'un système en faillite. Primakov est un universitaire (akademik), un membre de la nomenklatura, ce petit monde enchanté des hauts salaires, des appartements cossus, des datchas, des accès aux boutiques privilégiées et des voyages à l'étranger. Les autres membres de la délégation soviétique, quoique privilégiés eux aussi, bénéficiaient d'un statut beaucoup moins élevé. Cette différence ressortait chaque jour au déjeuner quand le groupe se scindait en trois. À part Primakov, les Soviétiques mangeaient au sous-sol miteux de l'endroit où avait lieu la conférence. Les Américains étaient dirigés vers un buffet d'hôtel relativement agréable mais terne. L'akademik quant à lui, se précipitait dans sa limousine avec chauffeur pour profiter peut-être d'un banquet à l'université.
L'aspect morne et triste de la vie à Moscou, particulièrement à l'approche du solstice d'hiver, ne fait qu'accentuer le caractère déprimant de la conférence. Chaque jour est froid et gris, le soleil se lève vers 9 heures du matin et se couche à 3 heures 30 de l'après-midi. Les voitures dans lesquelles nous voyageons sont sales. Les magasins sont ternes et leurs étagères sont souvent vides. La nourriture est indigeste et monotone.
Nous étions hébergé au Rossiya, l'un des meilleurs hôtels de la ville qui cependant était massif, terne et miteux. Chaque étage disposait de ses dezhurnaya, ces dragons assis près de la porte de l'ascenseur pour épier vos allées et venues. Dans la chambre, la douche doit pour rester debout être fixée à une tige. Or, la tige est ronde et le pommeau de douche, carré. Le rinçage nécessite une véritable formation sur le maniement correct du bouton qu'il faut pousser et tirer à plusieurs reprises. Le papier hygiénique ressemble à du papier journal, le savon à de la lessive et les serviettes à des torchons de taille un peu plus grande.
L'hôtel Rossiya, massif, terne et miteux. |
J'ai quitté le séminaire profondément mécontent de mes confrères. Nous nous sommes docilement soumis à l'autre camp qui a défini les termes de la conférence. Nous n'avons posé aucune question difficile, nous n'avons pas insisté sur les questions posées et avons accepté des rodomontades comme autant de vérités. Primakov est l'archétype du tyran soviétique qui a essayé, avec un certain succès, de m'intimider.
Quel était le but de cet exercice ? Les Américains espéraient naïvement apprendre, les Soviétiques espéraient bêtement convaincre. Bref, l'entreprise a complètement échoué des deux côtés.
Postscriptum. Il s'agissait de la première des quatre rencontres présidées par Rustow et Primakov (les autres ayant eu lieu en 1986, 1988 et 1990). Sans surprise, je n'ai pas été réinvité.
Malgré l'échec quant au fait qu'aucun des objectifs fixés n'a été atteint, je me console en pensant que cette rencontre a constitué une modeste pierre à l'édifice des contacts avec l'Occident qui ont permis aux Soviétiques d'ouvrir les yeux et aidé, sept ans plus tard, à l'effondrement de l'Union soviétique.
Addendum, 30 octobre 2019. Coïncidence notable : pas plus tard qu'hier, une statue en hommage à Primakov a été inaugurée face au Ministère russe des Affaires étrangères. Seul Vladimir Poutine assistait à l'événement, témoignage de l'estime du président russe pour ce vieil apparatchik de l'Union soviétique.
Vladimir Poutine a déposé une gerbe au monument en l'honneur d'Evgueni Primakov |