Après l'invasion russe du 24 février, les réfugiés ukrainiens arrivant en Pologne ont été agréablement surpris voire choqué par l'accueil chaleureux qu'ils ont reçu. « On a tout, vraiment tout et même trop. Les gens ici sont incroyables, tellement généreux, on ne s'attendait pas à tant de sympathie. » « C'est incroyable à quel point ils nous aident. Ils nous donnent tout ce qu'ils ont. » Les Polonais se sont également agréablement impressionnés eux-mêmes : « Je n'ai jamais pensé que nous avions cette capacité en nous. Personne ne savait que nous pouvions nous mobiliser comme ça. » « Dans cette situation critique, nous nous sommes unis et, vraiment, je ne connais personne qui n'aide pas. »
Les Polonais n'étaient pas non plus les seuls à répondre généreusement aux migrants ukrainiens. Les Bulgares, les Danois, les Grecs, les Hongrois, les Italiens, les Moldaves, les Roumains, les Suisses et d'autres ont répondu de la même manière. Un article publié au début du mois de mars a révélé que « le nombre de Berlinois offrant leur aide a été si important qu'on refuse des volontaires ». Chypre « a chaleureusement accueilli 6000 réfugiés ukrainiens et leur a offert un toit pour qu'ils se sentent chez eux ». Les Américains ont soutenu l'immigration en provenance d'Ukraine comme aucun autre groupe de population depuis 1939 et le contribuable américain a déboursé pour les réfugiés près d'un milliard de dollars d'aide au logement, à l'apprentissage de l'anglais et aux services de soins des traumatismes. Les Japonais ont ouvert leurs portes aux étrangers comme jamais auparavant.
Aussi réconfortantes que soient ces réponses émanant de tous les horizons politiques, elles cachent un danger subtil. Les partisans du multiculturalisme et de l'ouverture des frontières se sont largement emparés de l'exemple ukrainien pour affirmer que toute réponse moins généreuse envers les migrants d'Afrique, du Moyen-Orient et d'Asie du Sud constitue du racisme, de la xénophobie ou de l' « islamophobie ». Bien que peu remarqué en ces moments d'efforts intenses déployés pour l'accueil des Ukrainiens, ce raisonnement va certainement, après la fin de la crise actuelle et le retour des migrants non occidentaux sur le devant de la scène, s'imposer avec force. Il est maintenant temps de se préparer à l'assaut à venir contre les frontières et les lois en identifiant le danger que cela représente et en préparant une contre-argumentation.
« C'était toujours les Ukrainiens d'abord »
Au cours de l'année écoulée, la Pologne a réagi très différemment face à deux grands groupes de migrants arrivés le long de sa frontière orientale.
Fin 2021, environ 15.000 migrants, principalement du Moyen-Orient, se sont envolés légalement vers la Biélorussie où les autorités les ont conduits en bus jusqu'à la frontière polonaise et les ont encouragés ou parfois même forcés à la traverser afin de faire pression sur l'Union européenne. Les Polonais ont réagi avec fermeté en déployant le long de la frontière 13.000 agents de sécurité ainsi que des canons à eau lacrymogènes, des drones, des caméras infrarouges et des hélicoptères. Le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a déclaré avec émotion que « cette frontière est sacrée. La frontière de l'État polonais n'est pas simplement une ligne tracée sur une carte. Des générations de Polonais ont versé leur sang pour elle. » Son gouvernement a fait adopter une loi lui permettant d'ignorer les demandes d'asile des migrants illégaux et de les repousser hors du pays par la force et, au besoin, à plusieurs reprises. Le gouvernement polonais continue de repousser les migrants illégaux potentiels et construit à sa frontière avec la Biélorussie, un mur d'acier de près de 200 kilomètres de long et de 5,5 mètres de haut, pour une somme de 350 millions d'euros.
Quelques mois plus tard, Varsovie a réagi à l'invasion de Poutine d'une manière diamétralement opposée. Le jour même de l'invasion, le ministre polonais de l'Intérieur Mariusz Kamiński a annoncé que « quiconque fuit les bombes et les balles russes, peut compter sur le soutien de l'État polonais. » Bien que le nombre de réfugiés ukrainiens concernés, plus de 3,5 millions, soit plus de 200 fois supérieur à celui des migrants stationnés en Biélorussie, le gouvernement et le peuple polonais ont accueilli cette population traumatisée et se sont résolument rangés à ses côtés, contre Poutine.
Varsovie a accueilli chaleureusement les réfugiés en provenance d'Ukraine. |
En effet, le gouvernement a autorisé l'entrée des réfugiés sans papiers et a fait rapidement adopter une législation qui donne aux Ukrainiens l'accès aux soins de santé, à l'enseignement et aux trajets gratuits sur les chemins de fer publics et octroie une indemnité journalière aux Polonais qui accueillent des Ukrainiens chez eux. En quelques semaines, la population de Varsovie a augmenté de près de 20 % mais la ville a continué à fonctionner et le moral est resté au beau fixe. Un mois après le début de la guerre, la Pologne n'avait pas de camps de réfugiés en raison d'une aide massive venu d'organisations caritatives, d'entreprises, de particuliers et des autorités locales.
« Toute personne qui fuit les bombes de Poutine est la bienvenue en Europe » a annoncé la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. Dans un geste sans précédent, l'Union européenne a activé le « mécanisme de protection temporaire » qui donne aux réfugiés ukrainiens le droit de vivre et de travailler pour une durée d'un à trois ans dans les 27 États membres, ainsi que la garantie d'accès au logement, aux soins de santé et à l'enseignement. L'UE a également proposé une nouvelle façon pour les Ukrainiens de dépenser l'équivalent de 300 € de leur monnaie, la hryvnia. Les compagnies de bus, de trains et d'avions ont transporté gratuitement les Ukrainiens vers des pays plus éloignés pour ne pas faire porter aux voisins immédiats de l'Ukraine la totalité du fardeau des réfugiés.
En revanche, les non-occidentaux voient les choses différemment. Alors qu'il dit être chassé des refuges pour faire place aux Ukrainiens, un Afghan en Allemagne conclut que « les Ukrainiens sont des réfugiés de première classe et nous ne sommes que des réfugiés de seconde classe ». Najeeb, un interprète qui travaillait auparavant pour le gouvernement américain en Afghanistan, a demandé : « Le peuple ukrainien peut se rendre librement dans les pays européens, mais nous, où pouvons-nous nous réfugier ? » Les mêmes autorités polonaises qui accueillent les Ukrainiens ne veulent même pas « nous offrir un verre d'eau », proteste un Syrien. Les Africains se sont plaints que « ce sont toujours les Ukrainiens d'abord même si nous, les Africains, sommes là depuis des jours, parfois trois jours sans nourriture. Tout le monde était complètement épuisé. Chaque fois que les Ukrainiens venaient, ils nous disaient de rentrer [chez nous]. Ils nous criaient : 'retournez'. »
Les expériences vécues par les migrants à Calais, en France, sur la Manche, sont un contraste particulièrement saisissant. Un reportage a révélé que « quelques heures après leur arrivée à Calais, [une jeune mère ukrainienne] et son enfant ont été accueillis par des agents de l'immigration britanniques et embarqués dans un bus en direction du Royaume-Uni. Des années après son arrivée à Calais, [Ahmed, un homme de 41 ans venu du Soudan du Sud] y reste bloqué. « Ce sont des Européens », a déclaré Ahmed à propos des réfugiés ukrainiens, en retroussant les manches de son sweat à capuche et en montrant sa peau. « L'Afrique, c'est différent ». Selon le constat du reportage, des non-Européens remplissent des camps de tentes tandis que les autorités hébergent des Ukrainiens dans une auberge sur la plage. Un autre reportage sur la situation à Calais raconte que des Ukrainiens ont été accueillis par le maire de la ville et ont reçu un logement gratuit et un repas composé de poulet rôti et de mousse au chocolat, autant d'attentions inimaginables pour les migrants non-occidentaux.
Des réfugiés « aux cheveux blonds et aux yeux bleus »
Face à ce décalage, politiques et journalistes ont proposé des explications maladroites et embarrassantes.
L'ancien procureur en chef adjoint d'Ukraine, David Sakvarelidze, a ouvert la voie en disant que regarder la situation en Ukraine est « très émouvant pour moi car je vois des Européens aux cheveux blonds et aux yeux bleus se faire tuer... tous les jours ». Le Premier ministre bulgare, Kiril Petkov, a fait remarquer que les Ukrainiens « sont des Européens », ajoutant que « Ces gens sont intelligents, ce sont des gens éduqués... Ce ne sont pas les foules de réfugiés auxquelles nous étions habitués, des gens dont nous n'étions pas sûrs de l'identité, des gens au passé flou, qui auraient même pu être des terroristes. En d'autres termes, pas un seul pays européen ne craint la vague actuelle de réfugiés. »
Le ministre grec des Migrations, Notis Mitarachi, a également noté une « grande différence » entre les Ukrainiens venant en Grèce et les migrants venant de plus loin : « Les réfugiés ukrainiens vivent la guerre dans un pays frontalier de l'Union européenne », alors que de nombreux autres migrants entrent « illégalement » et que « 7 sur 10 [de ces derniers] sont considérés comme n'étant pas des réfugiés » par le gouvernement grec. Un porte-parole d'Éric Zemmour, alors candidat à la présidence de la France, axé sur l'exclusion des migrants musulmans, a expliqué qu'il « fait la différence entre d'une part, les réfugiés européens déplacés et les réfugiés chrétiens ukrainiens et d'autre part, les migrants économiques venant du monde arabo-musulman ».
Les journalistes ont surfé sur ce thème implicite de la supériorité européenne :
- Charlie D'Agata, un correspondant étranger principal de CBS News : Kiev « n'est pas un endroit, avec tout le respect qui se doit, comme l'Irak ou l'Afghanistan, où des conflits font rage depuis des décennies. C'est une ville plutôt civilisée, plutôt européenne – je dois faire attention au choix des mots – une ville où on ne s'attend pas à ce que de telles choses se produisent. »
- Daniel Hannan, un éminent journaliste britannique : « Ils nous ressemblent tellement. C'est ce qui rend la situation si choquante. L'Ukraine est un pays européen. Ses habitants regardent Netflix et ont des comptes Instagram, votent lors d'élections libres et lisent des journaux non censurés. La guerre ne s'invite plus seulement parmi les populations pauvres et éloignées, elle peut frapper chez n'importe qui.
- Lucy Watson, journaliste d'ITV : « Désormais, l'impensable leur est arrivé. Et ce n'est pas un pays en développement du tiers monde ; c'est l'Europe ! »
- Peter Dobbie, un présentateur anglais d'Al Jazeera : « Pour s'en convaincre, il suffit de les regarder, eux et la façon dont ils sont habillés. Ce sont des gens aisés... de la classe moyenne, ce ne sont visiblement pas des réfugiés qui essaient de fuir les zones du Moyen-Orient en proie à un état de guerre permanent. Ce ne sont pas des gens qui essaient de fuir les régions d'Afrique du Nord. Ils ressemblent à n'importe quelle famille européenne, une famille dont vous pourriez être le voisin. »
- Philippe Corbé, journaliste français : « On ne parle pas ici de Syriens qui fuient les bombardements du régime syrien soutenu par Vladimir Poutine, on parle d'Européens qui partent dans leurs voitures qui ressemblent à nos voitures, et qui essaient juste de sauver leur vie. »
- Ulysse Gosset, journaliste français : « On est au 21e siècle, on est dans une ville européenne, et on a des tirs de missiles de croisière comme si on était en Irak ou en Afghanistan, vous imaginez ! »
Il faut noter que ces déclarations constituaient un pourcentage infinitésimal des commentaires sur les réfugiés ukrainiens. Néanmoins, ces propos se distinguent par leur candeur. Combien d'autres observateurs pensent comme eux mais sans le dire ?
Des « considérations orientalistes et racistes »
Cette combinaison d'accueils contrastés et d'explications inappropriées a suscité des accusations de partialité, de sectarisme, de discrimination et d'« orientalisme ». Ainsi, article après article, le Washington Post martelait ce genre de propos sans relâche.
- Abigail Hauslohner : « La pression agressive du président Biden pour admettre jusqu'à 100.000 réfugiés ukrainiens a généré du ressentiment parmi ceux qui réclament que son administration aide à faire sortir les dizaines de milliers de citoyens afghans prêts à tout pour échapper au régime taliban. »
- Chico Harlan et Piotr Zakowiecki : Ils citent une Polonaise qui demande : « Les Ukrainiens sont considérés comme des réfugiés de guerre et les Yéménites comme des migrants. Pourquoi ? Quelle est la différence ? »
- Dan Rosenzweig-Ziff et al. : « Alors que l'Europe est relativement unie dans son souhait d'aider les Ukrainiens, certains se sont demandé pourquoi une protection temporaire similaire n'était pas offerte aux Afghans en fuite, par exemple, ou pour aider d'autres demandeurs d'asile à atteindre les côtes européennes. »
- Isaac Stanley-Becker et al. : « Lorsque l'ampleur de la crise est devenue évidente, les dirigeants européens ont créé [un] consensus politique absent des catastrophes humanitaires précédentes, mettant de côté les procédures toujours utilisées pour bloquer d'autres demandeurs d'asile dans le cadre d'une différence de traitement motivée par la race, la géographie et la géopolitique. »
- Marc Stern : « Les pays [d'Europe] qui se sont soulevés il y a quelques années pour protester contre l'arrivée de migrants fuyant les guerres et l'extrémisme au Moyen-Orient et en Afrique du Nord se mettent soudainement à accueillir des centaines de milliers de réfugiés. »
- Rick Noack : « Alors que les précédentes vagues de réfugiés et de migrants se heurtaient à des procédures d'asile longues et souvent infructueuses, les gouvernements européens se sont empressés de contourner et de suspendre les règles existantes pour accueillir les Ukrainiens. Alors que d'autres payaient des passeurs pour traverser la Méditerranée, les compagnies ferroviaires européennes supprimaient le paiement des billets pour les réfugiés ukrainiens. »
- Sarah Dadouch : « Les habitants de pays en crise tels que la Syrie, l'Afghanistan et l'Irak ont été irrités par une couverture médiatique décrivant le conflit ukrainien comme totalement différent des effusions de sang dont ils sont les témoins dans leur propre pays. »
- Sarah Ellison et Travis M. Andrews : Ils citent des critiques qui dénoncent « les concepts orientalistes de 'civilisation' » et « le racisme occasionnel ».
Dans un esprit similaire, le New York Times a indiqué que l'empathie pour les Ukrainiens « était teintée d'amertume » au Moyen-Orient où l'on voit les Polonais et les autres Occidentaux « adopter une attitude plus compatissante envers les Ukrainiens qu'ils ne l'ont fait ces dernières années envers les migrants arabes et musulmans tentant désespérément de trouver un lieu sûr en rejoignant les côtes européennes. » The Economist a observé que « de nombreux Européens se sentent plus disposés à accueillir un grand nombre d'Ukrainiens que de Syriens ou d'Afghans » et a estimé que le racisme « était sûrement un facteur » expliquant cette différence.
Et ainsi de suite. L'Arab and Middle Eastern Journalists Association, une association américaine de journalistes, a condamné les « considérations orientalistes et racistes » qui considèrent une population ou un pays comme « non civilisé », en affirmant qu'elles « déshumanisent » les non-occidentaux. Moustafa Bayoumi, un universitaire américain, a déploré le fait que octroyer l'asile « en se basant sur des facteurs tels que la proximité physique ou la couleur de peau », ou la sympathie réservée à ceux « qui nous ressemblent ou prient comme nous », reflète « un nationalisme étroit et ignorant ».
En Israël, la ministre de l'Immigration et de l'Intégration, Pnina Tamano-Shata, qui est d'origine éthiopienne, a dénoncé « l'hypocrisie des Blancs » concernant le traitement réservé par le gouvernement aux réfugiés d'Ukraine par rapport à ceux d'Ethiopie.
Un Nigérian vivant à Athènes a ajouté: « J'entends des gens dire: "Toutes les vies comptent", mais non, elles ne comptent pas toutes de la même manière. Les vies noires comptent moins. » Ayo Sogunro, un écrivain nigérian, a tweeté : « Je n'arrive pas à me sortir de la tête que l'Europe s'est lamentée, en 2015, face à une « crise migratoire » d'1,4 million de réfugiés fuyant la guerre en Syrie alors qu'elle a rapidement absorbé quelque 2 millions d'Ukrainiens en l'espace de quelques jours, avec drapeaux et musique au piano en complément. L'Europe n'a jamais connu de crise migratoire mais bien une crise de racisme. »
« Toute personne dans le besoin »
De telles critiques ont un objectif clair : culpabiliser les Occidentaux pour faire de l'expérience ukrainienne un modèle pour le monde entier. Tous les migrants, sans exception, doivent être accueillis comme ceux d'Ukraine.
Ainsi, le ministre des Affaires étrangères du Qatar, Mohammed bin Abdulrahman al-Thani, a déclaré que les Ukrainiens s'en sortaient mieux que les Syriens, les Palestiniens, les Libyens, les Irakiens et les Afghans, puis a exigé que la crise ukrainienne serve de « sonnette d'alarme » pour que les problèmes du Moyen-Orient soient traités « avec le même niveau d'engagement. » Le président français Emmanuel Macron a fait la même remarque de manière plus oblique, soulignant combien « cette crise rappelle à certains autour de la table qui ont fait preuve de moins de solidarité lorsque la pression migratoire venait d'autres frontières de l'Europe qu'il est bon que l'Europe soit totalement solidaire et responsable. »
Des universitaires comme Lamis Abdelaaty de l'Université de Syracuse, spécialiste des réponses politiques aux réfugiés, abondaient dans ce sens. « La réponse très accueillante adressée aux Ukrainiens est merveilleuse à voir. J'espère que ce genre de réponse sera donné à d'autres groupes de réfugiés qui fuient des situations très similaires et qui méritent tout autant notre compassion et notre aide. Espérons que le moment présent amènera vraiment les gens à réfléchir de manière critique sur les raisons pour lesquelles ils pensent que certaines personnes méritent d'être protégées et d'autres pas. »
ReliefWeb, un service organisé par le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires, a immédiatement salué le traitement des réfugiés ukrainiens comme « la façon dont le régime international de protection des réfugiés devrait fonctionner ». Selon lui, les pays devraient
garder leurs frontières ouvertes à ceux qui fuient les guerres et les conflits ; éviter les contrôles d'identité et de sécurité inutiles ; ne pas pénaliser ceux qui fuient la guerre pour être arrivés sans papiers d'identité ou documents de voyage valables ; ne pas recourir aux mesures de détention ; laisser les réfugiés rejoindre librement les membres de leur famille dans d'autres pays ; accueillir les réfugiés avec générosité et solidarité.
Ce discours paraît somme toute raisonnable sauf que, si on se rappelle que dans le jargon de l'ONU, le terme réfugié inclut pratiquement tous les migrants, l'appel se réfère à la plupart des personnes situées hors des frontières de leur pays.
Comme on pouvait s'y attendre, les groupes de défense des immigrés ont emboîté le pas cet appel et, pour reprendre les termes pleins de sympathie du Washington Post, ont « applaudi le traitement plus accueillant des Ukrainiens, tout en souhaitant que les autres bénéficient du même degré d'humanité ». On a vu ce genre de déclarations se répéter en des termes différents :
- Andy Hewett du Refugee Council du Royaume-Uni : « Il n'y a aucune différence entre les risques auxquels sont confrontés les réfugiés ukrainiens et les risques auxquels sont confrontés les réfugiés d'autres zones de conflit à travers le monde. La réponse du gouvernement britannique doit donc être cohérente. Il ne peut ouvrir la porte à un groupe et, en même temps, claquer la porte à un autre groupe. »
- François Guennoc de L'Auberge des Migrants : « C'est formidable de voir tout cela se mettre en place [pour les Ukrainiens]. Mais on aimerait que tous ceux qui fuient la guerre soient traités de la même manière... Un réfugié est un réfugié. Il ne devrait pas y avoir de discrimination. »
- Jenny Yang de World Relief : « Sans aucun doute, nous devons réinstaller un grand nombre d'Ukrainiens par divers moyens mais j'espère que notre engagement envers les Ukrainiens approfondira également notre engagement envers d'autres groupes de réfugiés qui ont besoin de protection. »
- Nikolai Posner d'Utopia 56 : la différence dans l'accueil équivaut à l'opposition « bienveillance contre maltraitance ».
- Judith Sunderland de Human Rights Watch : « l'immense élan d'empathie et de solidarité [pour les Ukrainiens] devrait s'étendre à toute personne dans le besoin. »
Notez la formulation, « toute personne dans le besoin », qui définit un groupe potentiellement illimité de personnes. Sur le plan sémantique, on a donc l'équation : réfugié = demandeur d'asile = migrant = toute personne dans le besoin.
Ces déclarations montrent l'étendue de ce qu'ont à l'esprit les responsables politiques défenseurs des migrants, les institutions internationales, les organisations non gouvernementales, les intellectuels et les militants. Un exemple : si ces nouvelles règles s'appliquaient à Ceuta et Melilla, deux enclaves espagnoles au Maroc, quiconque atteignant le Maroc pourrait entrer dans l'une de ces deux enclaves, être envoyé automatiquement et gratuitement en Espagne continentale, recevoir un accès aux aides financières, au logement, à l'enseignement et aux prestations médicales, et rester là pendant des années ou pour toujours.
On peut difficilement imaginer un moyen plus rapide et plus efficace pour faire s'effondrer l'Europe et la civilisation occidentale.
Explication de la différence de traitement
Toutefois, le fait de considérer les préjugés ne doit pas nous faire oublier une multitude de facteurs qui expliquent la différence dans l'accueil réservé aux migrants ukrainiens et non occidentaux :
Réfugiés contre migrants économiques. Les Ukrainiens fuient clairement la guerre tandis que les non-Occidentaux sont principalement à la recherche d'une vie meilleure. Les Ukrainiens qui sont partis comprennent principalement des femmes ainsi que des hommes de moins de 16 ans ou de plus de 60 ans (le gouvernement ukrainien interdit aux hommes de 16 à 60 ans de quitter le pays). À l'opposé, les migrants non-occidentaux sont en grande partie des hommes en âge de servir accompagnés de très peu de femmes, d'enfants et de personnes âgées. Ainsi lors de la migration de masse survenue en 2015, 73 % des migrants étaient des hommes et 42 % avaient entre 18 et 34 ans. (Ces chiffres incluent 17 % de migrants en provenance d'Europe, de sorte que le pourcentage chez les non-occidentaux est sensiblement plus élevé). Ce n'est pas non plus une simple question démographique. Le fait que les non-occidentaux s'arrêtent rarement dans le pays de l'UE par où ils entrent en Europe, ce qu'exige pourtant le règlement de Dublin, et continuent à voyager vers des destinations aussi prisées que l'Allemagne et la Suède, confirme leurs motivations économiques.
Les femmes, enfants et personnes âgées sont plutôt rares dans cette foule de migrants illégaux en marche en 2015. |
Réticence contre empressement. Les Ukrainiens quittent leur pays sous la contrainte et considèrent leur exil comme urgent et temporaire, et non comme une installation permanente. En effet, ils sont si nombreux à rentrer chez eux que certains jours, la Pologne voit des Ukrainiens plus nombreux à partir qu'à arriver, ce qui entraîne de longs délais d'attente à la frontière. Une mère de cinq enfants a déclaré : « Tous les pays européens nous ont donné de la nourriture et un abri gratuitement. Nous leur devons beaucoup et nous leur en sommes très reconnaissants », a-t-elle déclaré. « Mais nous voulons rentrer chez nous. » Une jeune femme a laissé sa grand-mère en Italie en disant : « Chaque jour, ma grand-mère essaie de nous convaincre de rester mais c'est dur de vivre dans un pays étranger sans notre argent, sans travail. Les gens ne veulent pas être réfugiés. Je ne veux pas commencer une nouvelle vie à l'étranger. Je veux être à ma place, dans mon pays. Tout ce que nous avons, nos vies, c'est là-bas. Ou, pour reprendre les mots d'un Ukrainien de 70 ans en larmes : « Nous voulons rentrer chez nous. Une terre étrangère sera toujours étrangère. Nous remercions tout le monde, les différents pays, mais nous voulons rentrer chez nous. Dès que les bombardements s'arrêteront, nous retournerons chez nous. » En revanche, les non-occidentaux quittent volontairement leur patrie, parfois au terme d'adieux festifs, et espèrent s'installer définitivement en Occident.
Proximité contre distance. Les Ukrainiens sont des voisins géographiques ou des quasi-voisins. Il se peut que leurs hôtes aient visité l'Ukraine, y connaissent du monde, parlent une langue similaire ou entretiennent un quelconque autre lien. Tout cela fait qu'on peut ressentir pour l'Ukraine un intérêt personnel qui fait généralement défaut pour les pays éloignés. Comme l'observait en 1759 l'économiste écossais Adam Smith, si un Européen humain n'a aucun lien personnel avec la Chine, « la perte de tous les habitants de la Chine [le] troublera moins [...] que la perte de son petit doigt. » Comme ils viennent généralement de plus loin, les non-occidentaux rencontrent moins de sympathie.
Solidarité contre discorde. Les Occidentaux ressentent une certaine solidarité politique avec les Ukrainiens, un lien instantané et émotionnel avec la souffrance d'un peuple innocent. Les Kurdes et les Somaliens ont beau avoir des histoires comparables, celles-ci restent en grande partie obscures pour les Occidentaux dont l'indifférence est accentuée quand la position morale d'un pays, comme la Syrie par exemple, est entachée d'ambiguïtés.
Invasion contre problèmes intérieurs. La vague d'inquiétude pour les Ukrainiens rappelle une réponse similaire au sort des Koweïtiens en 1990-91. Dans les deux cas, une grande puissance belliqueuse a envahi et tenté d'avaler son voisin. Ces cas – et d'autres cas futurs potentiels comme Taïwan, Bahreïn ou Israël – inspirent beaucoup plus de sympathie que les problèmes plus répandus de désordres civils et de tyrannie.
Intérêt personnel contre indifférence. En la personne de Poutine, l'Occident a, avec l'Ukraine, un ennemi commun qu'il veut voir vaincu de toute urgence avant que Poutine ne provoque une nouvelle tragédie. Un spécialiste polonais en politique étrangère observe la « conception largement répandue selon laquelle les Ukrainiens se battent non seulement pour eux-mêmes mais aussi pour nos objectifs. Les aspirations de Poutine ne s'arrêtent pas à l'Ukraine. ... S'il réussit en Ukraine, il ira plus loin. » En revanche, quand les gouvernements occidentaux invoquent la défense d'intérêts sécuritaires dans un endroit comme la Somalie ou l'Irak, peu de citoyens se sentent vraiment concernés si les pays en question ne sont pas des démocraties.
Compétences exploitables contre impossibilité de mise à l'emploi. Sur le plan économique, les Ukrainiens ont de plus grandes aptitudes que la plupart des migrants non occidentaux, ce qui les rend plus susceptibles de devenir des membres productifs de la société et non des bénéficiaires d'aides sociales. Cet aspect renforce, bien entendu, le fait pour les Ukrainiens d'être les bienvenus.
Travail contre allocations. Les Ukrainiens ont exprimé une forte éthique du travail ainsi qu'un sens de la dignité du travail. Selon les mots simples d'un peintre handicapé de 42 ans, « Je ne veux pas être un fardeau. Je veux continuer à gagner ma vie pour pouvoir contribuer financièrement à l'effort de guerre et finalement reconstruire ma vie en Ukraine. » De nombreux migrants non occidentaux, au contraire, préfèrent vivre au crochet de l'État, dans certains cas notoires avec plusieurs épouses et un grand nombre d'enfants.
Civisme contre criminalité. À l'heure où ces lignes étaient rédigées, 5,8 millions d'Ukrainiens avaient quitté leur pays. Une recherche diligente dans les médias en plusieurs langues n'a permis de trouver aucun article rapportant la moindre vague de criminalité. Les migrants non occidentaux, par contre, ont non seulement considérablement fait augmenter les taux de criminalité partout où ils vont, mais ont même généré de nouvelles formes de criminalité qui nécessitent de nouveaux noms, tels que grooming gangs [gangs de violeurs proxénètes, NdT], taharrush (agression sexuelle de masse) et förnedringsrån (vols d'humiliation).
Cet avis affiché en 2013 dans une piscine allemand ne sera pas nécessaire pour les réfugiés ukrainiens : « Ne pas harceler les femmes sexuellement, de façon verbale ou physique, quels que soit leur tenue vestimentaire ! » |
Modération contre islamisme. L'Ukraine n'abrite pas de groupes locaux de djihadistes ou autres islamistes. Sa population musulmane, très réduite, ne s'est pas livrée à la violence ou à une quelconque forme de domination au nom de l'islam, contrairement à tant de migrants musulmans. (Dans la mesure où le jihad existe en Ukraine, il est principalement le fait d'étrangers venant combattre avec ou contre les forces russes.)
Proximité culturelle contre différence culturelle. Les peuples recherchent ceux qui leur ressemblent, faisant des penchants culturels une force puissante. Les Ukrainiens partagent une civilisation commune avec les autres Occidentaux, de la Rome antique à la religion chrétienne en passant par les parentés linguistiques et les Lumières. En revanche, de nombreux non-occidentaux conservent des attitudes hostiles envers la civilisation occidentale.
Assimilation contre séparatisme. Les Ukrainiens se considèrent comme semblables à leurs voisins, contrairement à de nombreux migrants non occidentaux, en particulier musulmans, qui ont créé leurs propres communautés. Macron appelle cela « le séparatisme islamiste ». Les hôtes occidentaux peuvent être assurés que les Ukrainiens et leur progéniture ne se mettront pas à brûler des voitures de police, à annoncer leurs offices orthodoxes orientaux par haut-parleurs, à marcher pour le Hamas ou à décapiter un enseignant qui a montré une caricature en classe.
Nombre limité contre foules illimitées. Avant d'être envahie, l'Ukraine comptait 44 millions d'habitants. Même si l'ensemble des Ukrainiens devait partir et s'installer en Europe (non russe) et en Amérique du Nord, ce nombre pourrait être facilement absorbé par une population d'environ 900 millions d'habitants. En revanche, la population de l'Afrique, qui passera de 1,4 milliard actuellement à environ 4 milliards en 2100, pourrait submerger et même remplacer les Occidentaux.
Bref, le contraste est saisissant. D'un côté, on a les Ukrainiens, un peuple voisin de taille limitée et aux traits similaires – culture, langue, religion et compétences – fuyant une attaque génocidaire venue de l'extérieur. De l'autre, on a des peuples de cultures étrangères, de langues étrangères, souvent d'une religion historiquement rivale, nourrissant diverses formes d'hostilité, arrivant sans autorisation en grand nombre en vue d'améliorer leur vie sur le plan économique et ce, malgré un niveau d'aptitude généralement faible.
Regarder vers l'avenir
Cette analyse conduit à trois conclusions. Premièrement, il n'est pas surprenant que les réponses occidentales aux migrants ukrainiens et non occidentaux varient aussi largement que les deux groupes eux-mêmes et ne devraient pas susciter d'embarras. La race et la religion jouent indéniablement un rôle dans les réactions divergentes de l'Occident mais de multiples autres facteurs d'une plus grande importance expliquent l'acceptation plus facile des migrants ukrainiens. Plutôt que de se flageller pour avoir accueilli des Ukrainiens, Européens et Américains devraient être fiers de cette grande générosité.
Deuxièmement, l'accueil réservé aux réfugiés ukrainiens ne peut pas devenir le modèle pour l'ensemble des migrants d'où qu'ils viennent, en toutes circonstances et en tout temps. Pour rappel, il s'agit d'une situation véritablement exceptionnelle : les Ukrainiens peuvent, sans détenir les documents nécessaires, entrer dans des pays étrangers où, grâce au « mécanisme de protection temporaire » de l'UE, ils ne se retrouvent pas dans des camps de réfugiés mais ont automatiquement accès au logement, aux soins de santé et à l'enseignement. Ils peuvent accéder gratuitement au transport par bus, train et avion. Ils peuvent dépenser l'équivalent de 300 € dans leur devise nationale. Ces privilèges ne doivent pas devenir la norme pour tous les étrangers, fondés sur la fausse idée qu'un migrant est un migrant et que tous doivent être traités de la même manière, indépendamment de la culture, de la langue, de la religion et des compétences, indépendamment du statut juridique, du nombre, des motivations et de l'idéologie. Il demeure nécessaire d'établir des distinctions. Succomber aux pressions qui feraient à nouveau subir à l'Europe l'immigration anarchique de 2015-16, où n'importe qui de n'importe où pouvait entrer, c'est ouvrir la porte au chaos et à l'effondrement de la civilisation occidentale.
Troisièmement, la crise ukrainienne souligne la nécessité de penser en termes de zones culturelles, chacune de celles-ci devant accepter ses propres populations. Il faudrait, d'une manière générale, que les Moyen-Orientaux et les Africains restent dans leur propre région et les Européens dans la leur. Quoi de plus naturel ? Les Moyen-Orientaux qui cherchent une vie meilleure peuvent se tourner vers leurs frères arabes et musulmans, pas vers l'Occident. Il en va de même pour les Africains. Il est aussi absurde pour les Kurdes de chercher refuge en Allemagne et les Somaliens en Suède que pour les Ukrainiens de chercher refuge aux Émirats arabes unis (qui ont mis fin aux voyages sans visa pour les Ukrainiens quelques jours après le début de la guerre) [1]. Les Orientaux peuvent se réfugier en Arabie Saoudite et dans d'autres pays riches et stables. Les Africains peuvent le faire au Gabon ou en Afrique du Sud. Et ainsi de suite, dans le monde entier. L'afflux de réfugiés ukrainiens a révélé comme aucun autre événement depuis la Seconde Guerre mondiale que l'Occident est le refuge naturel de ses propres populations et non de celles du monde entier.
M. Pipes (DanielPipes.org, @DanielPipes) est président du Middle East Forum. © 2022 par Daniel Pipes. Tous droits réservés.
[1] La Turquie constitue une exception. En raison du souhait de ses dirigeants d'avant l'ère Erdoğan d'être considérés comme européens, les autorités turques limitent le statut de réfugié aux Européens et leur permettent toujours d'entrer.