EN RÈGLE générale, le conflit israélo-arabe est supposé concerner les revendications concurrentes des juifs et des Palestiniens sur la même portion de territoire – le grand débat au sujet d'une conférence internationale sur ce conflit nous l'a encore rappelé. Or la réalité, c'est que les Arabes s'entredéchirent, parfois violemment, pour savoir qui doit gouverner la Palestine et même pour définir les frontières légitimes de celle-ci.
Ainsi, le président syrien Hafez el-Assad soutient qu'il a le droit de gouverner la Palestine car celle-ci forme « une partie essentielle de la Syrie méridionale ». Yasser Arafat de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) inverse les rôles et revendique des droits non seulement sur la Palestine mais aussi sur la Syrie. Un désaccord similaire existe entre le roi Hussein de Jordanie et l'OLP. Le roi croit que la Palestine est sienne : « La Jordanie est la Palestine et la Palestine est la Jordanie ». Yasser Arafat exprime la revendication contraire : « La Jordanie est à nous, la Palestine est à nous, et nous construirons notre entité nationale sur l'ensemble de cette terre après l'avoir libérée de la présence des sionistes et du traître réactionnaire » (le roi Hussein).
Le désaccord arabe est même plus profond étant donné que l'OLP se compose de nombreuses factions dont chacune aspire au contrôle suprême des terres prises à Israël. Par ailleurs, d'autres chefs d'État du Moyen-Orient, parmi lesquels Mouammar Kadhafi de Libye et l'ayatollah Khomeiny d'Iran, cherchent à avoir le dernier mot sur l'instauration d'un régime arabe en Palestine.
Ces ambitions concurrentes ne sont pas des failles momentanées dans le consensus arabe mais bien des divisions profondes et persistantes qui, plus que la confrontation arabe avec Israël, constituent le centre de gravité du conflit israélo-arabe. Le fait que tant de parties arabes revendiquent le territoire d'Israël rend l'accommodement improbable et prolonge un conflit qui, sans cela, pourrait être réglé. En effet, les différences qui opposent les États arabes déterminent bien plus le cours futur de ce conflit que les actions d'Israël, des États-Unis ou de l'Union soviétique.
Dans l'histoire de la lutte arabe pour la Palestine, les rôles historiques les plus longs et les plus importants ont été ceux de quatre groupes arabes : les séparatistes palestiniens, les nationalistes arabes, le gouvernement jordanien et le gouvernement syrien. Les acteurs d'importance secondaire comprennent les musulmans fondamentalistes et les notables de Cisjordanie. Enfin, l'Égypte, elle aussi, a occupé une place à part.
Les séparatistes Palestiniens
L'étendard de ce groupe, souvent connu sous le nom de nationalistes palestiniens, est porté depuis 1964 par l'OLP. Dans la zone désormais contrôlée par Israël, les séparatistes palestiniens envisagent un État indépendant possédant tous les signes conventionnels de souveraineté – frontières, douanes, ambassades, drapeau, armée et adhésion aux Nations Unies. La revendication séparatiste palestinienne domina les initiatives arabes en vue de contrôler la Palestine pendant deux périodes : de la fin de 1920 à la déclaration de l'État d'Israël en 1948, et de la guerre des Six jours de juin 1967 à la bataille de Beyrouth en 1982.
À l'époque de la domination musulmane, de 634 à 1917, la Palestine n'existait pas en tant qu'entité politique distincte. Au cours de ces siècles qui virent une dizaine de dynasties musulmanes se succéder, la Palestine était intégrée à des entités politiques plus larges et n'apparaissait tout simplement pas sur la carte politique.
Même le nom « Palestine » suscita dans un premier temps l'hostilité des musulmans car, longtemps associé au judaïsme et au christianisme, il fut introduit dans le vocabulaire politique moderne au Moyen-Orient en 1917 comme un sous-produit de la conquête britannique, puis fut employé uniquement pour désigner l'emplacement du « foyer national du peuple juif » promis par la déclaration Balfour. Lorsqu'à la fin de 1920, les Arabes locaux adoptèrent l'identité palestinienne, ils virent dans cette dénomination le moyen de combattre les dirigeants britanniques et les colonisateurs sionistes. En dehors de cela, la Palestine n'avait pour eux que peu d'attrait. Au fil du temps, cependant, les musulmans de Palestine s'attachèrent à cette identité qui devint une puissante source de ralliement. De 1920 à 1948, dirigés par le mufti de Jérusalem, al-Hajj Amin al-Husseini, les séparatistes palestiniens dominèrent les multiples mouvements de revendication arabe sur la Palestine.
En élaborant des plans pour la Palestine, les Britanniques et l'ONU s'attendaient à ce que les Arabes locaux forment une nation indépendante. Mais la proclamation de l'État juif en 1948 provoqua l'invasion de la Palestine par la Jordanie, la Syrie et l'Égypte qui en occupèrent certaines parties. Les implantations créées après la guerre ignorèrent les Palestiniens en tant qu'entité politique indépendante et le déclin du séparatisme palestinien qui s'ensuivit fut tel qu'à la fin des années 1950, celui-ci avait presque complètement disparu.
Pendant cette période, le conflit avec Israël était dominé par les États arabes et, en 1959, l'idéologie séparatiste palestinienne fut effectivement ravivée par le gouvernement égyptien qui, cinq ans plus tard, parraina la création de l'OLP. L'intention du Caire était de contrôler et d'utiliser les Palestiniens, un objectif que l'Égypte poursuivit pendant un temps. Au cours de cette même période, les séparatistes palestiniens durent présenter la victoire sur Israël non pas comme une fin en soi mais comme un moyen de parvenir à l'unité arabe. En adoptant en novembre 1967 la résolution 242, le Conseil de sécurité de l'ONU appela à « un règlement juste du problème des réfugiés » sans mentionner les Palestiniens en tant qu'unité politique.
Ce n'est qu'au lendemain de la guerre de 1967 que le séparatisme palestinien réapparut comme une force importante à part entière. La défaite militaire cuisante subie par la Syrie, la Jordanie et l'Égypte incita de nombreux Arabes, particulièrement les nationalistes arabes, à chercher une approche alternative à la lutte contre Israël. Dans un élan des plus romantiques (« Si nous mourons tous à l'exception d'une femme enceinte, c'est son enfant qui libérera la Palestine »), ils se détournèrent des États existants et placèrent leur confiance dans cette organisation de guérilla séparatiste palestinienne sans consistance et sous-équipée qu'était l'OLP.
Pendant quinze ans, l'OLP jouit d'une notoriété sans pareille. Aucun autre mouvement irrédentiste ne bénéficia d'un tel soutien financier, militaire et diplomatique. Avec un budget annuel de plusieurs centaines de millions de dollars, une autorité quasi étatique à Beyrouth et au sud du Liban ainsi qu'un large soutien international, l'OLP agit comme si elle était le principal opposant à Israël. Sa revendication sur la Palestine devint si forte que de nombreux observateurs, en particulier en Occident, oublièrent que d'autres factions arabes avaient d'autres plans pour la Palestine. Sur le plan politique, c'est au cours de ces années-là que le conflit israélo-arabe se mua en conflit israélo-palestinien.
La force de l'OLP, cependant, fut toujours précaire. Même si elle jouissait d'une place prépondérante sur la scène politique mondiale, l'organisation souffrait de l'absence d'une base solide. Finalement, l'OLP s'effondra à l'été 1982, quand Israël l'éradiqua de Beyrouth et du sud du Liban. La Syrie termina le travail lorsqu'en décembre 1983, elle chassa l'OLP de ses derniers bastions au nord du Liban. Ces événements firent perdre à l'OLP son emprise sur le mouvement de revendication arabe de la Palestine. La Jordanie et la Syrie ayant gagné en force, l'OLP dut composer avec l'une et l'autre.
SUR une période de 70 ans, le comportement des séparatistes palestiniens adopta systématiquement certains traits caractéristiques dont les plus importants étaient l'extrémisme et le factionnalisme. Le Conseil musulman suprême du Mufti rejeta tous les plans de compromis-partition. Après lui, l'OLP fit de même concernant les négociations. Les séparatistes palestiniens refusèrent le plan Peel de 1937 et le plan des Nations Unies de 1947. Ils ne parvinrent pas à amender la Charte nationale palestinienne comportant un appel à la destruction d'Israël et firent échouer les négociations avec le roi Hussein en 1983 et 1986. L'intransigeance laissa le séparatistes sans réalisations concrètes ni territoire propre.
L'autre tendance des séparatistes palestiniens était la division. Bien qu'elle fût perçue par le monde extérieur comme un organisme unifié, l'OLP était en fait composée de près d'une douzaine de groupements hostiles prônant des programmes opposés allant du pro-syrien au pro-irakien, pour ne citer qu'eux. Ces groupements étaient en désaccord sur l'idéologie (marxiste ou fondamentaliste islamique ?) et sur les personnes (qui doit diriger : la famille Nashashibi ou Husseini, le Fatah ou le FPLP, As-Sa'iqa ou Abou Nidal, les notables de Cisjordanie ou d'autres encore ?).
De la fin des années 1930 à nos jours, le soutien financier, diplomatique et militaire aux séparatistes palestiniens vint principalement de non-Palestiniens. Les rois et les présidents d'États arabophones furent les principaux donateurs. Ces dernières années, le bloc soviétique apporta aussi une forte contribution. Cette dépendance vis-à-vis de bienfaiteurs extérieurs explique en grande partie l'extrémisme et le factionnalisme qui caractérisent le mouvement. Parce que les gouvernements arabes les plus hostiles à Israël - la Syrie, l'Irak, la Libye - fournirent l'essentiel du soutien à l'OLP, leur influence empêcha celle-ci d'adopter des tactiques suffisamment pragmatiques pour atteindre ses objectifs.
L'influence des gouvernements arabes joue également contre l'unité des séparatistes palestiniens. Dès les années 1930, la Jordanie, la Syrie, l'Égypte et l'Irak apportèrent leur soutien à des factions palestiniennes opposées. D'autres États comme la Libye et l'Arabie saoudite, se joignirent à la mêlée plus tard. Chaque gouvernement fait pression sur les séparatistes palestiniens pour qu'ils agissent selon ses intérêts, de sorte que c'est la politique interarabe et internationale, et non les intérêts des Palestiniens, qui guide les actions de l'OLP.
Le mouvement séparatiste palestinien en général est florissant dans la mesure où prévaut l'harmonie interarabe. Dans le même temps, le conflit interarabe déchire les groupes palestiniens alors que les luttes entre les soutiens de l'OLP débordent sur l'OLP elle-même. (En 1976-77, par exemple, des groupes palestiniens au Liban menèrent une version miniature de la bataille qui se déroulait alors entre la Syrie et l'Irak.) L'OLP est confrontée à un dilemme permanent : accepter l'aide des États et être soumis, ou la refuser et être faible.
Pourtant, malgré tous ces inconvénients, les résidents arabes de Palestine sont de nos jours de plus en plus attirés par le séparatisme palestinien – et donc concrètement par l'OLP. Cette attirance est due en partie à l'incapacité des autres prétendants – nationalistes arabes, Jordanie, Syrie – à fournir une alternative fixe et claire à l'identité palestinienne. Elle résulte aussi en partie du fait que les autres ont reconnu le séparatisme palestinien comme la revendication la plus légitime et, du moins sur le plan rhétorique, y ont greffé leurs propres revendications.
Le séparatisme palestinien est lié à l'OLP sans laquelle, comme l'observe Akram Haniya, président de l'Association des journalistes arabes des territoires occupés, « nous serions orphelins ». Même les Palestiniens qui soutiennent la revendication nationaliste arabe, jordanienne ou syrienne sur la Palestine se sentent obligés d'exprimer leur allégeance à Yasser Arafat. En effet, Arafat en est venu à symboliser, à lui seul, la lutte menée par les Palestiniens en vue de prendre le contrôle de leur destin. Ce qui signifie que sa force réside dans une certaine indépendance vis-à-vis de l'OLP elle-même et vis-à-vis de ses propres échecs en tant que dirigeant. Un spécialiste, Matti Steinberg, est allé jusqu'à dire que « plus [l'OLP] est affaiblie en tant qu'organisme, plus Arafat devient fort ».
Les nationalistes arabes
On confond souvent le séparatisme palestinien avec le nationalisme arabe, bien que les objectifs poursuivis par l'un et l'autre soient incompatibles. Le premier aspire à faire de la Palestine un pays tout à fait indépendant tandis que le second voudrait l'intégrer dans une entité beaucoup plus vaste, la nation arabe. Les nationalistes arabes – également appelés nationalistes panarabes ou panarabistes – aspirent à l'édification d'un État qui comprendrait à terme tous les arabophones, depuis l'océan Atlantique jusqu'au golfe Persique, du Maroc à Oman, et dont la Palestine constituerait une province mineure.
Pour les nationalistes arabes, la libération de la Palestine n'aura lieu que lorsque les Arabes seront unis, au moins comme alliés proches, au mieux rassemblés en un seul État. Leur slogan, « L'unité arabe – La voie vers la Palestine », contraste avec le slogan des séparatistes palestiniens, « Palestine – La voie vers l'unité arabe ». Idéalement, le point de vue des nationalistes arabes justifie un report sine die du conflit mené contre Israël.
Les nationalistes arabes ont une longue histoire d'attitudes changeantes envers la Palestine. À certains moments, ils décrivent l'antisionisme comme le plus grand problème du nationalisme arabe : ils s'y réfèrent à la moindre occasion et insistent sur le fait qu'il motive tout le reste. À d'autres moments, lorsque des affaires plus urgentes occupent le devant de la scène comme dans la décennie située entre les événements de Suez et la guerre des Six jours, ils ignorent la question et affirment que la priorité doit être l'unité arabe.
Dans les années 1940, à l'époque où le séparatisme palestinien périclitait, les nationalistes arabes héritèrent d'une partie de la revendication sur la Palestine. Cependant, ce n'est qu'au milieu des années 1950 qu'ils apparurent comme une force dominante, lorsque le président égyptien, Gamal Abdel Nasser, hypnotisait les arabophones avec ses rêves de grandeur et de puissance d'un peuple arabe uni dont la victoire sur Israël devait être la démonstration. Pour Nasser, la Palestine devait être le noyau d'un État panarabe. Mais Nasser entra en guerre contre Israël trop tôt et, en juin 1967, il vit ses rêves s'évanouir. La défaite militaire fournit une opportunité à tous ceux qui, comme la famille royale saoudienne, avaient été menacés par les idées radicales et les ambitions politiques de Nasser. Ils se tournèrent vers le mouvement palestinien qui semblait menacer moins directement leur autorité. En Égypte aussi, les successeurs de Nasser abandonnèrent pratiquement la scène arabe pour remédier aux maux internes à l'Égypte que Nasser avait laissés derrière lui.
À l'heure actuelle, le nationalisme arabe continue d'avoir ses partisans mais aucun n'est aussi populaire ou puissant que Nasser. Son héritier le plus virulent est le colonel Kadhafi de Libye, qui, bien plus que Nasser lui-même, considère la Palestine comme un élément central du mouvement vers l'unité arabe. Dans une moindre mesure, l'Irak et l'Arabie saoudite proposent également des idées nationalistes arabes mais leurs idéologies se diluent dans des querelles de clocher. Actuellement, le nationalisme arabe se trouve dans un profond sommeil.
La Jordanie
Le royaume de Jordanie occupe une partie de la région historique qui, avant 1918, comprenait le territoire des États actuels de Jordanie, de Syrie, du Liban et d'Israël, et qui est connue sous le nom de Grande Syrie (pour la distinguer de l'État syrien moderne). Le nationalisme pansyrien est l'idéologie appelant à la création d'une Grande Syrie et dont les objectifs suscitent l'intérêt des dirigeants jordaniens. Amman, pas moins que Damas, s'est considérée de temps à autre comme le prétendant légitime de la Grande Syrie – sinon de la totalité de celle-ci, du moins d'une partie plus spécifique appelée Palestine.
La Jordanie eut deux grands rois : Abdallah, qui régna de 1921 à 1951, et son petit-fils Hussein, qui lui succéda en 1953 [et régna jusqu'à sa mort en 1999, NdT]. Tous deux aspiraient à gouverner la Palestine. Cette aspiration, Abdallah la nourrit dès le moment où la Jordanie (alors appelée Transjordanie) vit le jour en mars 1921. En 1934, il revendiqua l'autorité politique et religieuse sur la Palestine. En 1938, il présenta au gouvernement britannique un mémorandum appelant à l'union de la Palestine et de la Transjordanie sous son autorité.
L'occasion de s'emparer du territoire palestinien se présenta en 1948, quand la Grande-Bretagne renonça à son mandat. Avec la coopération britannique, l'armée transjordanienne avait déjà occupé certaines parties de la Palestine au moment de l'évacuation des troupes impériales en mai 1948. Ensuite, elle attaqua l'État naissant d'Israël et s'empara du territoire connu ensuite sous le nom de Cisjordanie. En juin 1949, la Transjordanie fut renommée Jordanie et en avril 1950, la Cisjordanie devint partie intégrante de la Jordanie, une annexion que seuls la Grande-Bretagne et le Pakistan reconnurent. Peu disposés à accepter la revendication jordanienne sur la Palestine, les États arabes refusèrent de sanctionner la mainmise d'Abdallah sur ces territoires.
En juin 1967, Hussein, petit-fils d'Abdallah, agissant sous la pression de ses rivaux arabes, attaqua Israël mais son armée échoua et, au lieu de gagner de nouvelles terres en Palestine, il perdit la Cisjordanie. Les efforts ultérieurs de Hussein pour maintenir sa revendication sur ce territoire furent contrecarrés par les États arabes. Lors d'une réunion en octobre 1974, la Jordanie fut contrainte par les dirigeants arabes d'accepter l'OLP comme « seul représentant légitime du peuple palestinien dans tout territoire palestinien libéré ». Et comme si cela ne suffisait pas, le roi Hussein dut accepter de coopérer avec l'OLP, la Syrie et l'Égypte pour assurer la mise en œuvre de cette résolution.
Bien entendu, l'accord verbal du roi ne signifiait pas qu'il avait effectivement renoncé à la vieille revendication jordanienne. L'occasion pour Hussein de réaffirmer cette prétention vint au lendemain des pertes subies par l'OLP au Liban en 1982-1983. L'initiative Reagan de septembre 1982 appelait à « l'autonomie des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza en association avec la Jordanie » - en fait, une déclaration de la préférence américaine pour le retour de la Cisjordanie à la Jordanie. Fort de ce soutien, Hussein réintégra publiquement la diplomatie cisjordanienne pour la première fois depuis 1974.
En février 1986, le roi annonça qu'il parlait « comme s'il se sentait palestinien ». Son gouvernement parlait moins de « Palestine occupée » que de « Cisjordanie occupée » et un ministère des territoires occupés fut créé à Amman. La publication du ministère en mai 1986, Affaires des territoires occupés, comportait sur sa couverture une carte de la Palestine mandataire dénotant une revendication jordanienne sur l'ensemble de la Palestine. [1]
Quant à l'OLP, elle reconnut la nouvelle force de la Jordanie et son propre déclin lorsqu'elle accepta de discuter d'une position de négociation commune avec la Jordanie. L'OLP apporta la légitimité arabe à la Jordanie et la Jordanie apporta le soutien américain et une certaine faveur israélienne à l'OLP. Leur effort commun ne rencontra qu'un seul obstacle : un désaccord sur la question cruciale de savoir qui contrôlerait les territoires cédés par Israël. Cet obstacle s'avéra infranchissable.
Pendant soixante-six ans, certains traits caractérisèrent la position jordanienne : inimitié envers les séparatistes palestiniens, amitié avec l'Occident, pragmatisme, désaccord par rapport au consensus arabe et stabilité des relations de travail avec les Juifs.
La Jordanie fut le principal rival des séparatistes palestiniens. Durant la période précédant 1948, les ambitions d'Abdallah se heurtèrent à celles du mufti al-Husseini, ce qui engendra entre les deux hommes une hostilité sans fin. Et ce que Barry Rubin écrivait de cette période antérieure – « le fossé entre le désir du mufti d'un État arabe indépendant sous sa direction et l'objectif d'Abdallah était aussi grand que celui séparant le mufti des sionistes » – s'applique tout aussi bien aujourd'hui à la relation triangulaire entre Arafat, Hussein et Israël. Interrogé en 1983 sur la possibilité de discussions entre lui-même, l'OLP et Israël, le roi Hussein aurait marmonné : « La partie israélienne sera facile ».
Pour renforcer leur revendication sur la Cisjordanie, les monarques jordaniens cherchèrent à plusieurs reprises à y faire montre de leur popularité. Tout comme Abdallah qui, fin 1948, fit en sorte que les Cisjordaniens le supplient de devenir leur souverain, Hussein s'arrangea en mars 1986 pour que ce que sa presse sous contrôle de l'État qualifiait de délégations « reconnaissantes » de Cisjordanie se présentent devant lui pour lui offrir leur soutien face à Yasser Arafat.
Les deux rois se positionnèrent comme les favoris de la puissance occidentale dominante de l'époque. Tout comme les autorités britanniques préféraient Abdallah au mufti, les Américains préfèrent Hussein à l'OLP. Par contre, le mufti travailla avec Hitler et Arafat est étroitement lié à Moscou.
Alors qu'avant 1948, d'autres dirigeants arabes insistaient sur l'éradication du sionisme, Abdallah acceptait la présence juive en Palestine et aspirait à la placer sous son propre contrôle. Il signa avec les Britanniques un traité par lequel il approuva la Déclaration Balfour, il proposa de vendre ou de louer des terres aux sionistes qui reconnaîtraient son autorité et alla même jusqu'à utiliser la monnaie palestinienne, avec ses inscriptions en hébreu, dans son royaume. Son petit-fils Hussein n'espère plus attirer les Juifs en Jordanie. Par contre, il traite Israël de manière pragmatique et non idéologique et recourt à la diplomatie plutôt qu'à la force. Gagner la bonne volonté de leurs voisins juifs fut un objectif constant des rois jordaniens.
L'attitude des Israéliens fait écho au pragmatisme jordanien. Considérant Abdallah comme le dirigeant arabe le moins hostile, les Israéliens s'efforcèrent de s'entendre avec lui. Ils aidèrent Hussein à sauver son trône en 1958 face aux troupes irakiennes et, en 1970, face à l'OLP. Plus récemment, Israël consentit à ce que la Jordanie achète des armes aux États-Unis. Depuis 1967, la coopération en Cisjordanie est discrète mais de grande ampleur. En plus de maintenir ses frontières ouvertes avec la Jordanie, Israël administra la Cisjordanie, selon la description faite par Bernard Lewis en 1975, « en tant que territoire jordanien occupé, utilisant la monnaie jordanienne, collectant les impôts jordaniens, appliquant la loi jordanienne et gérant le gouvernement local, l'enseignement et les services publics selon la pratique jordanienne. Ils continuèrent même à soumettre de nombreuses questions à Amman pour approbation ou décision, s'orientant ainsi vers une sorte de condominium. » Bien que cette politique ait été suivie moins fidèlement pendant les années Begin, elle est de nouveau en vigueur.
Les relations bilatérales vont bien au-delà de la Cisjordanie. Les échanges sont considérables, les touristes étrangers voyagent d'un pays à l'autre, l'eau est redistribuée selon des quotas, des mesures anti-terroristes sont mises en place et les frontières ont été ajustées à deux reprises. Mais le plus révélateur, ce sont les nombreuses discussions en face à face entre les dirigeants des deux parties. Des rencontres répétées entre novembre 1947 et mars 1950 constituèrent le premier cycle de cette relation. Le second eut lieu entre septembre 1963 et août 1977. Le troisième semble avoir commencé en octobre 1985, lors d'une rencontre entre Hussein et Shimon Peres. Plus récemment, au début d'avril 1987, les deux hommes se rencontrèrent à nouveau à Londres.
Étant donné les faiblesses de la Jordanie – population réduite et divisée, force militaire limitée, ressources faibles et opposition arabe à la revendication d'Amman sur la Palestine – le pragmatisme s'impose logiquement. La plus grande force de la Jordanie vis-à-vis de ses rivaux arabes réside dans le fait que, si Israël décidait d'évacuer une partie de la Cisjordanie et de Gaza, Amman pourrait espérer devenir le partenaire de négociation de choix des Israéliens. En d'autres termes, l'espoir jordanien de contrôler certaines parties de la Palestine ne dépend pas du soutien arabe mais de la préférence israélienne. À l'exact opposé de la situation de l'OLP, la revendication jordanienne sur la Palestine perd de sa force lorsque les États arabes parviennent à un consensus, celui-ci étant invariablement hostile aux ambitions jordaniennes. Lorsque les États arabes ne parviennent pas à s'accorder, la Jordanie a tendance à posséder plus de latitude pour travailler avec Israël. Ainsi, les initiatives actuelles en vue d'organiser une conférence de paix israélo-jordanienne avec un large soutien arabe est intrinsèquement un oxymore.
La Syrie
Comme je l'ai expliqué plus haut, le fait de considérer la Palestine comme partie intégrante de la Grande Syrie est une habitude qui, à Damas, persiste depuis des décennies.[2] Après avoir obtenu leur indépendance de la France en 1946, les dirigeants de la Syrie, bien que faibles et instables, rejetèrent avec véhémence le tracé des frontières de leur pays. En 1948, les armées syriennes attaquèrent le tout jeune État juif et sortirent de la guerre en contrôlant le village d'al-Hamma. À l'instar de la Jordanie, la Syrie annexa ce qu'elle détenait en Palestine. Bien qu'il fût trop réduit pour avoir une portée politique, ce territoire indiquait les intentions du régime syrien. Un délégué syrien à la conférence d'armistice entre la Syrie et Israël rendit ces intentions explicites, annonçant qu'« il n'y a pas de frontière internationale entre Israël et la Syrie ».
Au fil des ans, les dirigeants syriens continuèrent à réaffirmer leur revendication. En 1953, le président lui-même qualifia la Syrie de « nom officiel actuel de ce pays situé à l'intérieur de frontières artificielles tracées par l'impérialisme » – remarque extraordinaire pour un chef d'État. En 1967, le délégué de la Syrie au Conseil de sécurité de l'ONU observa que c'était la Syrie « dont la Palestine fut séparée et sur le territoire de laquelle Israël fut créé ».
Ces affirmations gagnèrent une force supplémentaire en 1974, lorsque le régime de Hafez el-Assad fit de la Grande Syrie un thème central de politique étrangère. Depuis lors, les responsables syriens affirment de façon répétée que la Palestine constitue le sud de la Syrie. Selon Assad, « il n'y a pas de peuple palestinien, il n'y a pas d'entité palestinienne, il n'y a que la Syrie... C'est nous, les autorités syriennes, qui sommes les véritables représentants du peuple palestinien ». En juin 1980, la radio de Damas annonça que « la Syrie considère la Palestine – selon des facteurs historiques, culturels et géographiques – comme sa propre province méridionale ».
Un tel discours peut plaire aux Syriens mais, en dehors de la Syrie, il suscite une opposition quasi-unanime. Les Palestiniens, les autres Arabes, les Israéliens et les grandes puissances, tous rejettent les ambitions syriennes. Handicapé par une revendication d'un faible poids moral, Damas doit recourir à une combinaison de dissimulation et de force militaire. En réalité, le gouvernement syrien minimise généralement ses objectifs pansyriens en soutenant l'un des prétendants les plus acceptables. Lorsque dans les années 1950 et 1960, le nationalisme arabe prédominait, le gouvernement syrien adoptait pour la Palestine une solution panarabiste et tentait, sans succès, de dominer le mouvement nationaliste arabe. Lorsque le séparatisme palestinien devint une solution acceptable, les dirigeants syriens changèrent de ton et tentèrent rapidement de prendre le contrôle de ce mouvement.
La force militaire constitue le deuxième thème majeur de la revendication syrienne. Alors que les autres voisins d'Israël ont renoncé depuis longtemps à s'attaquer aux Israéliens, la puissance brute reste une caractéristique de l'approche de Damas. Ces dernières années, les dirigeants syriens ont parlé à plusieurs reprises d'atteindre la « parité stratégique » avec Israël, et en effet depuis 1982, une abondance de matériel de pointe fourni par l'Union soviétique contribue à rendre les forces syriennes bien plus redoutables que jamais. La Jordanie peut être flexible, les nationalistes arabes peuvent ignorer Israël, l'OLP pourrait un jour renoncer à l'option militaire, mais la Syrie, elle, se doit de recourir à la force.
Autres prétendants
OUTRE les quatre principaux prétendants évoqués jusqu'à présent, sont apparus ces dernières années deux groupes qui pourraient à l'avenir devenir des acteurs majeurs à savoir, les musulmans fondamentalistes et les résidents palestiniens locaux.
La revendication musulmane fondamentaliste sur la Palestine ressemble à celle des nationalistes arabes en ce sens que toutes deux voient la Palestine comme partie intégrante d'un ensemble beaucoup plus vaste et prestigieux. Mais alors que les nationalistes arabes mettent l'accent sur la communauté arabophone, les fondamentalistes mettent l'accent sur la communauté musulmane. Pour ces derniers, la géographie, la langue et l'origine ethnique pèsent bien peu face à la religion. Ils insistent sur deux points : l'appartenance historique de la Palestine au patrimoine musulman et la souveraineté politique des deux millions ou presque de musulmans vivant actuellement sous contrôle israélien. Les musulmans fondamentalistes appellent donc au djihad (guerre menée conformément aux lois islamiques) contre Israël.
Les revendications islamiques sur la Palestine motivent depuis longtemps le gouvernement saoudien. En revanche, l'islam fondamentaliste n'a rejoint la concurrence de manière sérieuse qu'après l'arrivée au pouvoir de l'ayatollah iranien Khomeiny en 1979. Depuis lors, le gouvernement iranien avance l'argument islamique (plutôt qu'arabe) pour gagner une voix dans le débat sur l'avenir de la Palestine. Radio Téhéran affirme que « personne n'a le droit de revendiquer la représentation des Palestiniens excepté le chef religieux de la nation musulmane » (c'est-à-dire Khomeiny). Pour étayer cette revendication, des Iraniens ont été envoyés au Liban où, en plus de combattre Israël, ils ont propagé les idées iraniennes auprès des chiites, aux habitants de Cisjordanie et de Gaza et même à certains éléments de l'OLP.
Bien que beaucoup plus faible que les autres factions, l'islam fondamentaliste est nouveau, dynamique et attrayant pour les jeunes. Il considère Israël avec une intransigeance comparable à celle des séparatistes palestiniens mais aussi avec un opportunisme semblable à celui des nationalistes arabes. Ainsi, pour la guerre contre l'Irak, d'importantes livraisons d'armes américaines ont été effectuées au profit de l'Iran par l'intermédiaire Israël.
Un deuxième groupe dont l'importance va croissant, est constitué des Arabes vivant en Palestine – les résidents de la Cisjordanie, de la bande de Gaza, de Jérusalem et d'Israël proprement dit – les Cisjordaniens étant généralement en tête de peloton. De plus en plus instruits, sophistiqués et connectés au monde extérieur, ils ont énormément gagné en stature depuis 1967. Les notables de Cisjordanie diffèrent de l'OLP à bien des égards : ils ne sont pas extrémistes, ne sont pas profondément divisés sur les méthodes et n'exigent pas la destruction d'Israël. Présents sur le terrain, ils jouissent d'une légitimité qui peut dépasser celle de l'OLP et d'une flexibilité supérieure à celle de la Jordanie.
Malgré ces avantages, les dirigeants de Cisjordanie se sont jusqu'à présent presque toujours inclinés devant l'OLP, une attitude qui toutefois s'accompagne de plus en plus souvent d'impatience. Ainsi, le dirigeant de Gaza, Rachad al-Chawwa, a récemment déclaré à un intervieweur que « l'OLP devrait adopter les opinions du peuple palestinien et non lui imposer des décisions ». Le temps pourrait bientôt venir pour les résidents palestiniens de prendre eux-mêmes des décisions. Quand cela se produira, ils apparaîtront probablement comme un puissant rival de la Jordanie pour le rôle de favori d'Israël.
L'Égypte
EN GÉNÉRAL, les dirigeants égyptiens ne cherchent pas à contrôler la Palestine. En 1948-49, l'Égypte, comme la Jordanie et la Syrie, occupait une partie de la Palestine mandataire. Toutefois, contrairement à la Jordanie et à la Syrie, elle n'a pas annexé son territoire palestinien, la bande de Gaza, et n'a pas non plus réclamé Gaza après l'avoir perdue en 1967. Gaza n'a même pas été un problème lors des négociations de 1973-79 lorsque l'Égypte a récupéré le péninsule du Sinaï.
Bien qu'elle n'ait aucune revendication sur la Palestine, l'Égypte joue néanmoins un rôle prépondérant dans le conflit israélo-arabe. Elle mérite dès lors une attention particulière. C'est précisément parce que le gouvernement égyptien ne revendique pas la Palestine qu'il jouit d'une liberté d'action que n'ont pas l'OLP, la Jordanie et la Syrie. En théorie, il peut soutenir n'importe quel prétendant et prôner n'importe quelle idéologie. En fait, puisque Le Caire ne veut voir ni la Jordanie ni la Syrie s'étendre en Palestine, son choix se réduit au nationalisme arabe ou au séparatisme palestinien. Chacun implique une ligne de conduite particulière.
Au début des années 1950, Gamal Abdel Nasser hissa la bannière du nationalisme arabe comme un trophée le consacrant leader politique du Moyen-Orient. Bien qu'il consacrât moins d'énergie à Israël qu'aux questions interarabes, le conflit israélo-arabe lui fut bénéfique à de nombreux titres : il lui permit d'avoir une cause pour mobiliser la population égyptienne, une justification pour développer les forces armées égyptiennes et un prétexte pour s'impliquer dans les affaires intérieures d'autres États arabes. Le conflit fut également pour lui un moyen d'obtenir l'aide de puissances extérieures et une scène sur laquelle il put magnifier sa personne. Comme le disait en toute franchise un porte-parole de l'OLP en 1969, Nasser « utilise la cause palestinienne au service de sa propre politique ».
Or, la campagne menée contre Israël devint contre-productive : échec dans le réveil de la population égyptienne, accentuation des tensions sociales, créations de forces armées puissantes au point de menacer le contrôle du pouvoir civil, endettement du gouvernement, création de tensions avec d'autres États arabes et incitation à l'intervention des grandes puissances. Finalement, l'Égypte ne fit pas que renoncer à porter la revendication nationaliste arabe, elle se retira aussi du conflit. Anouar el-Sadate négocia la récupération de la péninsule du Sinaï et, hormis quelques gestes symboliques, son successeur Hosni Moubarak évita tout sacrifice de la part l'Égypte au nom de la question palestinienne.
Pour se dégager d'une entreprise coûteuse et sans espoir, les dirigeants égyptiens passèrent du nationalisme arabe au séparatisme palestinien qui n'était pour eux qu'une parade masquant leur désengagement. Dès la fin des années 60, l'OLP se rendit compte que le soutien égyptien visait non pas à détruire Israël mais à reconquérir le Sinaï.
Autant de plans différents pour la Palestine
VOILÀ donc pour les prétendants arabes sur la Palestine. Afin de les voir dans une perspective comparative, la première chose qu'il faudrait garder à l'esprit, c'est que chacun d'eux a un plan différent pour la Palestine. Deux d'entre eux en précisent assez exactement les frontières. Pour les séparatistes palestiniens, la région comprend au minimum l'ensemble de la Palestine telle qu'elle existait sous le mandat britannique, c'est-à-dire non seulement la Cisjordanie et la bande de Gaza mais aussi Israël dans son ensemble, et au maximum, l'ensemble du territoire palestinien tel qu'il existait en 1920-21, c'est-à-dire en y incluant la Jordanie. D'accord avec cette vision maximaliste, le gouvernement jordanien ne diffère que par l'appellation du territoire, dénommé Jordanie, et par l'intention de contrôler l'ensemble en s'étendant vers l'ouest plutôt que vers l'est.
Les nationalistes arabes et le gouvernement syrien prêtent peu d'attention à la précision des frontières. Quelle que soit la définition qu'on lui donne, la Palestine ne constitue pour eux qu'une province d'un État beaucoup plus vaste. Les nationalistes arabes soulignent que la lutte pour la Palestine aidera à juguler les divisions entre les États arabes existants. Les autorités syriennes considèrent la région comme faisant partie d'une Grande Syrie.
Quand on considère les rivaux arabes, il faut également avoir à l'esprit que certains d'entre eux s'appuient sur un rêve et d'autres sur un appareil d'État. Les séparatistes palestiniens et les nationalistes arabes (mais aussi les musulmans fondamentalistes) adoptent des idéologies dont l'attrait transcende la géographie. Les revendications jordaniennes et syriennes, en revanche, sont des prétentions soutenues par l'État. Chacune de ces configurations se distingue des autres quant à l'action politique, aux avantages et aux inconvénients.
Les deux premiers portent un poids moral puissant qui leur vaut l'adhésion de tous les Arabes. Tout comme le séparatisme palestinien séduit de nombreux Jordaniens et Syriens, le nationalisme arabe séduit de nombreux Palestiniens. L'idéalisme de ces visions attire bon nombre d'Arabes parmi les plus brillants et les plus motivés mais l'absence de soutien fiable de l'État limite leur influence. Et puisque aucun gouvernement n'épouse systématiquement leurs doctrines, on ne peut compter sur aucun d'eux en temps de crise : la raison d'État l'emporte toujours sur les rêves. L'OLP fut abandonnée par ses soutiens dans toutes les crises – en Jordanie en 1970, au Liban en 1976, 1982 et 1983. Quant au nationalisme arabe, à l'exception d'une période sous Nasser de 1956 à 1967, il manqua lui aussi de la force des armes. Actuellement, son principal avocat, Kadhafi de Libye, est fragile et lointain. Au final, cette faiblesse sera probablement fatale.
Si les revendications jordaniennes et syriennes reposent également sur une idéologie nationaliste – le pan-syrianisme – elles s'appuient sur le soutien du gouvernement : décennie après décennie, les autorités d'Amman et de Damas proposent la solution la plus favorable pour elles-mêmes. Mais cela aussi comporte des inconvénients car la raison d'État échoue à tous les tests de popularité. Le soutien aux revendications jordaniennes et syriennes est donc limité à ceux qui ont tout à y gagner. Ainsi, Khalil Wazir, l'adjoint d'Arafat, pourrait renvoyer les membres de l'OLP travaillant pour des organisations sous patronage syrien : « Nous n'avons pas peur de ces gens-là. Leur voix ne dépasse pas la frontière syrienne. » Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer les avantages que procure le fait de travailler avec un État existant. « Arafat a peut-être le cœur et l'esprit du peuple de Cisjordanie », a écrit Thomas L. Friedman du New York Times, « mais le roi Hussein a ses portefeuilles, ses passeports, ses liens commerciaux avec le monde arabe, ses comptes bancaires et beaucoup de leurs salaires. » Assad, qui parraine aujourd'hui plus de Palestiniens armés qu'Arafat, dispose également de moyens considérables.
Parce que les revendications jordaniennes et syriennes sur la Palestine sont à peine reconnues en dehors de leur propre pays, les deux gouvernements font rarement connaître publiquement leurs intentions et préfère les déguiser sous couvert de préoccupations humanitaires pour les Palestiniens. La Jordanie a quelques difficultés avec cette prétention puisqu'elle a gouverné la Cisjordanie dans le passé et espère clairement le faire à nouveau. En revanche, les dirigeants syriens s'affichent pompeusement comme les champions de la cause palestinienne. Damas fait quotidiennement l'éloge de l'OLP.
Les gouvernements jordanien et syrien ont historiquement compensé de différentes manières l'illégitimité de leurs revendications dans les milieux arabes. La Jordanie défie les séparatistes palestiniens sur leur propre terrain, rivalisant pour l'influence et les votes sur la Cisjordanie et la légitimité dans la politique interarabe. Abdallah et le mufti étaient des rivaux directs, tout comme Hussein et Arafat. La Syrie n'est pas en concurrence. Elle essaie de contrôler les séparatistes palestiniens et de les utiliser à ses propres fins. La tactique syrienne a été beaucoup plus intelligente. Tandis que Hussein est dénoncé comme un obstacle aux aspirations palestiniennes, Assad se présente comme leur champion. (Mais Hussein semble avoir tiré la leçon : après ses tentatives infructueuses de coopération avec Arafat, il a, en mars 1986, adopté la pratique syrienne de parrainage de son propre groupe palestinien pro-jordanien.)
Ces efforts déployés par les gouvernements syrien et jordanien pour tirer à soi la couverture de la légitimité séparatiste palestinienne semblent voués à l'échec tant que Yasser Arafat dirigera l'OLP. Mais le départ de ce dernier pourrait ouvrir de réelles opportunités pour les deux États. En conséquence, Amman et Damas – qui s'accordent généralement sur très peu de choses – ont appelé, au début de 1986, au remplacement d'Arafat à la tête de l'OLP.
Rivalités interarabes
COMME le suggèrent ces différences, les objectifs des différents prétendants arabes s'avèrent, en dernière analyse, incompatibles. Raison pour laquelle leurs relations ont été bien plus marquées par la rivalité, verbale ou physique, que par la coopération. Les séparatistes palestiniens et la Jordanie ont en effet une histoire de rivalité intense. Dans les années 1930 et 1940, le mufti et Abdallah se battaient et, en 1970, leurs descendants, Arafat et Hussein, entraient en guerre. Le panarabisme de Nasser le mit en conflit avec les trois autres prétendants sur la Palestine. À la mi-1978, le gouvernement nationaliste arabe d'Irak mena une guerre secrète pour imposer ses vues à l'OLP.
Toutefois, le principal conflit de ces dernières années oppose la Syrie aux séparatistes palestiniens. Les tentatives syriennes pour contrôler Al-Fatah commencèrent au milieu des années 1960 et quand Arafat réussit à rejeter l'influence syrienne, Damas répondit en fondant une nouvelle organisation palestinienne, As-Sa'iqa. La lutte s'intensifia en 1976, lorsque les forces syriennes entrèrent au Liban pour empêcher l'OLP de dominer le pays. Au début de 1983, Assad contribua à diviser l'OLP et, à nouveau, parraina ses propres organisations palestiniennes, qui furent ensuite regroupées sous le nom de Front du salut national palestinien. À la fin de 1983, la Syrie, avec l'aide de la Libye, élimina les dernières bases indépendantes de l'OLP au Liban. Depuis 1985, les forces chiites soutenues par la Syrie à Beyrouth s'occupent à y éradiquer l'OLP.
Le défi que constitue la Syrie pour l'OLP présente de nombreux thèmes sous-jacents de la politique interarabe. Il montre, premièrement, les avantages que procure le statut d'État. Ainsi, fin juin 1983, alors qu'il se trouvait sur le sol syrien, Arafat imputa publiquement la mutinerie du Fatah au gouvernement syrien. Le lendemain, il fut conduit sans ménagement à l'aéroport de Damas et mis sur un vol régulier vers Tunis. Deuxièmement, le différend entre la Syrie et l'OLP montre que la coopération entre les prétendants arabes sur la Palestine est fonction du fait qu'un concurrent devient exceptionnellement fort. Dans de tels cas, les autres se sentent obligés de s'unir pour lui résister. Ainsi, le succès de la Syrie encouragea l'OLP et la Jordanie, avec la bénédiction de l'Égypte, à entamer des négociations, et incita l'OLP à faire cause commune avec les musulmans fondamentalistes opposés au régime d'Assad. Troisièmement, le conflit entre la Syrie et l'OLP permet d'entrevoir les passions exacerbées qui caractérisent les relations entre les prétendants arabes. Arafat, par exemple, accusa les Syriens d'avoir commis une trahison pire que celle de Sadate consistant à faire la paix avec Israël, et le gouvernement syrien de répondre à l'avenant, qualifiant Arafat de « traître », d'« agent de Satan » et de « prostituée ».
De telles vitupérations méritent une attention particulière car elles donnent un aperçu inhabituel de ce que sont probablement les sentiments sincères des rivaux arabes les uns envers les autres, sentiments normalement déguisés sous des déclarations publiques de fraternité.
En résumé, parmi les rivaux arabes, l'OLP jouit de la plus grande légitimité et du plus large soutien arabe et international. Elle souffre d'institutions des plus fragiles, d'un manque de consensus et d'une incapacité à résister à l'extrémisme. Les nationalistes arabes ont la force d'un rêve et la faiblesse due à l'absence d'une structure étatique. La Jordanie a la faveur d'Israël et de la puissance occidentale prédominante mais sa revendication manque de légitimité parmi les Arabes. Quant à la Syrie, elle souffre de la même faiblesse à laquelle elle tente de remédier non pas en développant des relations avec Israël mais en recourant à l'extrémisme idéologique et à la force armée.
Les principales défaites militaires face à Israël en 1948-49, 1967 et 1982 furent des tournants majeurs qui discréditèrent certaines revendications et en renforcèrent d'autres. Jusqu'en 1948 et la création d'Israël, le séparatisme palestinien fut la vision dominante. Par la suite, il fut détrôné par le nationalisme arabe de Nasser mais revint au premier plan après la guerre de 1967. L'évacuation de l'OLP du Liban en 1982 permit aux Syriens de faire progresser leur revendication en concurrence avec celle de la Jordanie.
À présent, c'est au tour de la Syrie d'occuper le devant de la scène, une place que, en cas d'échec de Damas, aucun des prétendants traditionnels n'est susceptible de prendre. Alors que le nationalisme arabe et le séparatisme palestinien sont des échecs avérés, la Jordanie n'a aucune chance de gagner l'approbation générale des Arabes. Ce qui laisse la place à de nouvelles forces émergentes, les musulmans fondamentalistes et les notables de Cisjordanie. Si l'une ou l'autre venait à prendre le dessus, cela marquerait le premier changement structurel majeur dans la rivalité pour la Palestine depuis les années 1920.
Les relations israéliennes sont la cause de la volatilité politique au Moyen-Orient. Les réunions de la Ligue arabe, les subventions accordées à l'OLP, les dénonciations par la presse des dirigeants arabes qui négocient avec Israël, le terrorisme contre les diplomates arabes, etc., alimentent le conflit bien plus que des facteurs tels que la politique israélienne en Cisjordanie ou la volonté américaine de vendre des armes à l'Arabie Saoudite. Paradoxalement, les relations entre les États arabes et les juifs n'apparaissent qu'au second plan et les relations israélo-palestiniennes au troisième plan. Le défaut de relations diplomatiques d'Israël avec les États arabes importe moins que celui de l'Égypte.
La rivalité interarabe met en lumière de nombreuses questions épineuses de la politique du Moyen-Orient. Pour commencer, il n'y a pas d'unité à part entière appelée « les Arabes », du moins en référence au conflit israélo-arabe. L'incapacité perpétuelle des Arabes à s'unir est un problème dû non pas à la hargne des uns et des autres mais bien à des objectifs inconciliables. À moins que plusieurs acteurs ne retirent leurs revendications sur la Palestine, la désunion arabe sur cette question se perpétuera indéfiniment.
Les rivalités interarabes nous aident également à comprendre la place de cette institution des plus insaisissables qu'est l'OLP. Plusieurs points méritent d'être soulignés. En règle générale, les dirigeants arabes trouvent plus aisé de déclamer, la bouche en cœur, sur les « droits des Palestiniens » que de rejeter la revendication palestinienne au profit de la leur. C'est ce que le journaliste égyptien Muhammad Hasanayn Heikal appelle « l'étouffement de l'OLP par de tendres caresses ». De même, plus un dirigeant arabe est faible, plus il a tendance à rechercher la légitimation de l'OLP. Enfin, le soutien d'un État au séparatisme palestinien tend à augmenter proportionnellement à la distance qui sépare cet État d'avec d'Israël.
Si les États arabes ont leurs propres desseins sur Israël, il s'ensuit que les « droits des Palestiniens » sont beaucoup moins importants pour le conflit israélo-arabe qu'il n'y paraît. La plupart des dirigeants arabes utilisent la cause palestinienne comme un voile derrière lequel ils peuvent poursuivre leurs véritables aspirations. Ceci s'applique non seulement aux dirigeants panarabes, jordaniens et syriens, mais aussi, dans une certaine mesure, pour les chefs de l'OLP eux-mêmes. On a souvent accusé ces derniers, non sans raison, de préférer la grande vie aux réalisations concrètes. Ainsi selon un responsable jordanien, « L'OLP n'est pas un mouvement révolutionnaire, c'est une entreprise. Après toutes ces années, les chèques de paie continuent d'arriver et la vie est belle. L'OLP se soucie davantage de préserver ses privilèges que d'aider les Palestiniens ordinaires. »
Cela soulève la question des motivations profondes des Arabes. Le fait est que, dans l'ensemble, les prétendants arabes sur la Palestine ne sont pas impatients de voir la fin du conflit israélo-arabe. Chacun d'eux préfère voir Israël plutôt qu'un de ses rivaux occuper la Cisjordanie et Gaza. Le contrôle israélien permet de continuer à envisager la conquête de ces territoires alors que le contrôle par un gouvernement arabe résoudrait le problème. Comme l'observait Ho Chi Minh dans une situation similaire : « Il vaut mieux manger encore dix ans la crotte des Français que celle des Chinois pendant mille ans. » Mieux vaut donc voir la compétition se poursuivre : si l'un des prétendants arabes venait à se rendre maître de la Palestine, les trois autres seraient perdants. À ce moment-là, les avantages que procurent le conflit – un moyen de mobiliser les populations, de formuler des exigences auprès d'autres États arabes et de jouer un rôle sur la scène mondiale – seraient perdus.
La rivalité alimente le conflit, le conflit sert de couverture à la rivalité. La confrontation avec Israël se poursuit donc malgré la tentative de plusieurs parties arabes d'y mettre fin en ménageant l'existence d'Israël. En effet, le nombre de participants agit en faveur d'une perpétuation du conflit et empêche une paix durable. (À cet égard, le conflit correspond à un schéma bien connu. En Europe aussi, comme l'a montré Geoffrey Blainey, les guerres impliquant un plus grand nombre de puissances ont historiquement duré plus longtemps que celles opposant seulement deux ou trois nations.) Après 1967, le nationalisme arabe s'affaiblit mais le flambeau de la revendication passa aux séparatistes palestiniens. L'Égypte se retira dans les années 1970 mais fut remplacée par la Syrie. Les musulmans fondamentalistes et les Cisjordaniens attendent dans les coulisses. Quand Arafat se dirige vers une solution politique, d'autres groupes palestiniens comblent le vide et le niveau de violence ne diminue pas.
Toute solution passe donc par une réduction du nombre des positions arabes. Bien que cette situation ne soit pas prête de se produire, une diminution des multiples revendications arabes sur la Palestine pourrait indiquer le début de la fin du conflit avec Israël. Inutile de dire qu'on serait bien plus proche d'une solution si la Jordanie ou les Cisjordaniens héritaient de la revendication, et bien plus encore si ce devait être les fondamentalistes, l'OLP ou le gouvernement syrien.
Conclusion
LA lutte interarabe prolongée a des implications politiques capitales pour les acteurs non arabes. Pour Israël, elle interroge sur l'opportunité d'efforts engagés traditionnellement dans la promotion de la discorde parmi les Arabes. Bien que tactiquement utile à court terme, celle-ci a pour effet de faire obstacle à une solution. Elle pourrait utilement être remplacée par une tentative de réduction du nombre de prétendants arabes en favorisant les Arabes modérés (la Jordanie et les résidents de Cisjordanie) par rapport aux extrémistes (l'OLP, les panarabistes, la Syrie et les fondamentalistes).
Ceux qui, situés hors du Moyen-Orient, veulent aider à résoudre le conflit israélo-arabe - particulièrement les Américains mais aussi les Européens et d'autres parties intéressées - doivent également accorder une attention particulière à la lutte interarabe. Cela nécessite un renversement de la pensée conventionnelle. Il faut d'abord se concentrer sur les relations arabo-arabes et seulement ensuite sur les relations israélo-arabes. La résolution ou la diminution du différend interarabe est une condition préalable nécessaire à la résolution du conflit israélo-arabe. Agir dans l'ordre inverse revient à commencer par la fin.
[1] Bien qu'habituellement peu disposé à faire connaître sa revendication sur la Palestine, par crainte d'une réponse arabe défavorable, le gouvernement jordanien s'y essaie lorsqu'il se sent particulièrement confiant. Ainsi, en 1949, fut émis un timbre jordanien sur lequel figurait un portrait d'Abdallah à côté des mots « Royaume hachémite de Jordanie » et « Palestine ». Quinze ans plus tard, Hussein se représentait encore plus audacieusement sur un timbre avec à côté de lui la carte d'une Jordanie allant de ses frontières actuelles à la mer Méditerranée.
[2] « La Palestine aux Syriens ? », Commentary, décembre 1986.