À en juger par la manière dont Netanyahou a géré Gaza au cours de ces 13 dernières années, il n'est pas certain qu'il y ait à l'avenir une politique claire.
Tal Schneider, Times of Israel.
Le 7 octobre, « tout a changé » en Israël. Mais est-ce vraiment le cas ? La compréhension des erreurs ayant conduit au massacre perpétré par le Hamas constitue un point de départ pour l'évaluation de la réponse à long terme donnée ce jour-là par Israël. Contrairement à l'opinion générale, je soutiendrai que les conceptions qui ont conduit à ces erreurs restent en place et ne changeront pas à moins que les Israéliens adoptent une attitude radicalement différente envers les Palestiniens.
Ce qui a conduit au 7 octobre
À la fin des années 60, les planificateurs militaires israéliens ont inventé un terme hébreu, conceptzia, « le concept », selon lequel l'Égypte d'Anouar el-Sadate n'entrerait pas en guerre avant 1974, une fois acquis par son armée des avions de combat soviétiques de pointe qui lui auraient permis d'affronter l'armée de l'air de l'État juif. Chargée d'enquêter sur la manière dont les Égyptiens et les Syriens ont pris Israël par surprise lors de la guerre du Kippour en octobre 1973, la Commission Agranat d'Israël a blâmé Conceptzia pour son aveuglement face à ce qui se préparait sous leurs yeux.
La conceptzia a induit Moshe Dayan (à gauche) et Golda Meir en erreur. |
La future commission qui immanquablement examinera l'impréparation d'Israël le 7 octobre 2023 attribuera sans aucun doute cet effet de surprise à une nouvelle erreur de conceptzia. Selon David Makovsky, du Washington Institute for Near East Policy :
Ployant sous le fardeau que représente le gouvernement de la bande de Gaza, le Hamas ressentirait le besoin de faire ses preuves en recourant à la performance économique. Plus précisément, les incitants économiques adressés au Hamas modéreraient sa conviction fondamentale selon laquelle Israël est une entité illégitime dont l'existence même doit être anéantie et ses citoyens tués. Motivée par de multiples facteurs, cette conceptzia israélienne reposait néanmoins essentiellement sur l'idée selon laquelle le Hamas connaissait une évolution organisationnelle qui l'amenait désormais à valoriser une augmentation même modeste du niveau de vie à Gaza. Le progrès économique serait un vecteur de tranquillité car avec lui, le Hamas aurait quelque chose à perdre.
Notez les mots « quelque chose à perdre » : cette phrase résume la nouvelle conceptzia, une croyance selon laquelle on pourrait acheter ou modérer le Hamas au moyen d'avantages économiques. Un titre publié quelques jours avant le 7 octobre illustre la profondeur de ce malentendu : « Tsahal et le Shin Bet appellent le gouvernement à poursuivre ses activités économiques avec Gaza. » Les hauts responsables de la sécurité demandent à l'échelon politique d'augmenter les permis de travail des Gazaouis afin de maintenir le calme à la frontière. [1] Maintenir le calme. Comme l'expliquait le colonel (de réserve) Eran Lerman juste avant le 7 octobre :
Le gouvernement israélien de centre-droit adopte une approche de « gestion des conflits » sur la question palestinienne. Il préfère garder comme envisageable la perspective de voir un jour une solution au conflit israélo-palestinien, au fil de l'évolution de la région et de l'ascension de nouveaux dirigeants. Mais d'ici là, estiment-ils, ce qu'Israël doit faire, c'est apaiser les tensions et améliorer les conditions de vie des Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza, tout en se réservant le droit de répondre aux actes terroristes de manière sélective et fondée sur les renseignements.
Fathi Hammad, l'un des dirigeants du Hamas les plus enragés. |
À l'inverse, ceux qui rejetaient la conceptzia se heurtaient à l'exclusion et au mépris. Le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, s'est plaint de ce que ses appels à l'assassinat des dirigeants du Hamas l'avaient empêché de participer aux discussions du cabinet. Itai Hoffman, président d'une organisation de sécurité près de la frontière de Gaza, a montré le gouvernement du doigt en disant : « Nous vous avons prévenus de la situation. Comment se fait-il que vous restiez tous assis, en silence ? ... Vous nous avez abandonnés. » Un membre d'un kibboutz a indiqué que sa communauté ne disposait que de quatre fusils et a ajouté : « Voilà des années que nous crions ». Yehiel Zohar, maire d'une ville proche de Gaza, s'est plaint du fait que de hauts responsables de la sécurité ont minimisé ses avertissements, avec cartes, itinéraires d'infiltration et plans de défense à l'appui, concernant les centaines de meurtriers qui ont pénétré dans sa ville et ont tué ses habitants : « Oubliez ça, ça n'arrivera pas. »
Avichai Brodetz, dont la famille a été prise en otage par le Hamas, a exprimé sa profonde frustration envers un député du Likoud à propos du Hamas :
L'armée aurait pu les détruire facilement mais c'est la conceptzia de Tsahal dans son ensemble qui s'est effondrée [c'est-à-dire qui était erronée]. Le Hamas l'a compris et il a été bien plus intelligent que nous. Ils ont mené une opération exceptionnelle, violé nos femmes et tué nos enfants parce que Tsahal n'était pas là. Ca n'est pas arrivé à cause du Hamas mais à cause de la conceptzia dont vous vous êtes servis. Il aurait été si facile de détruire le Hamas avec des chars et des avions – mais il n' y en avait tout simplement pas.
Lorsque le Hamas s'est entraîné ouvertement en organisant un exercice de tir réel visant à faire sauter un faux mur et à attaquer une fausse ville avant d'en publier une vidéo, les Israéliens ont fait comme si de rien n'était. Comme le rapporte le Jerusalem Post, « les vigiles de Tsahal qui avaient averti qu'ils étaient préoccupés par la situation le long de la frontière de Gaza dans les mois précédant l'attaque du 7 octobre ont été invités à cesser de déranger leurs supérieurs et ont même été menacés d'une cour martiale ». Un sous-officier spécialisé dans la doctrine militaire du Hamas a rédigé trois documents mettant en garde contre les projets du Hamas, mettant l'accent sur ses exercices de simulation d'une invasion de l'autre côté de la frontière dans des résidences israéliennes et signalant même que de hauts responsables du Hamas étaient venus assister aux exercices. Ses avertissements sont remontés dans la hiérarchie pour finalement se heurter à cette réponse : « C'est votre imagination ». Un officier supérieur de Tsahal a qualifié ces avertissements de « rêveries » et a refusé d'y donner suite. La veille même de l'attaque, un vigile a signalé avoir vu des activités suspectes mais les supériers n'ont donné aucun crédit à ses inquiétudes et lui ont dit : « Le Hamas, ce n'est qu'une bande de punks. Ils ne feront rien. »
De nombreux observateurs ont tenu le Premier ministre Benjamin Netanyahou pour personnellement responsable de cette conceptzia. Ainsi, l'analyste israélien de la défense Yoav Limor estime qu'il
a promis d'éliminer le Hamas et affirmé que le Hamas était similaire à l'EI, tout en continuant à permettre à l'organisation de prospérer par divers moyens dont l'argent, l'approvisionnement en camions, en carburant, en électricité, en main d'œuvre et bien plus encore. Lui qui considérait le Hamas comme le diable, aurait dû le détruire. Or durant son long règne, il a fait le contraire : le Hamas a grandi et est devenu un monstre. Netanyahou a effectivement légitimé le Hamas, ce qui a conduit à se faire une idée fausse de cette organisation.
Le journaliste israélien Nadav Shragai est du même avis, tenant Netanyahou « pour responsable de cette idée fausse et de ses conséquences. Il en est le père, la mère et le tuteur ». Toutefois Shragai ajoute à sa décharge :
Il convient de noter que pratiquement tous les plus hauts responsables politiques et militaires israéliens, de droite et de gauche, ainsi que la plupart des médias, se sont rangés derrière la politique de séparation, soit en tant que vision systématique du monde, soit en y acquiesçant. Presque tous ont soutenu Netanyahou lorsqu'il s'est abstenu d'écraser le Hamas par voie terrestre. Ils ont pratiquement tous minimisé la menace du Hamas.
Dans le même ordre d'idées, Ben Gvir parle d'un « camp de la conceptzia » qui comprenait l'ancien Premier ministre Naftali Bennett et les anciens chefs d'état-major de Tsahal, Benny Gantz et Gadi Eizenkot. La conceptzia avait même des adeptes parmi les habitants les plus proches de Gaza. Hanan Dann, membre d'un kibboutz ravagé le 7 octobre, explique :
Nous étions heureux que des travailleurs de Gaza viennent en Israël avec des permis de travail pour trouver un emploi et rencontrer des Israéliens, pour voir que nous ne sommes pas tous « ces fameux diables ». Nous pensions tous vraiment que les choses changeaient, que le Hamas avait peut-être mûri, passant du statut de groupe terroriste à celui d'organisme adulte assumant la responsabilité de son peuple et soucieux de son bien-être. Et ce concept nous a vraiment explosé au visage.
Pour résumer : les dirigeants israéliens n'ont guère prêté attention à la nature islamiste et djihadiste du Hamas, estimant que la force économique, la supériorité militaire et le progrès technique d'Israël modéraient le Hamas et le rendaient moins dangereux.
Changements apparents
Au lendemain du 7 octobre, l'état des lieux est rude. « Tant de politiques et de paradigmes », écrit David M. Weinberg de l'Institut Misgav, « se sont révélés erronés, fantaisistes, illusoires et grotesques ». Martin Sherman de l'Institut israélien d'études stratégiques conclut que l'idée d'un Gaza gouverné par le Hamas et apaisé par le bien-être économique n'est qu'une « chimère hallucinatoire ».
En réaction à de telles critiques, les hommes politiques ont brusquement et radicalement changé de ton. Netanyahou a parlé au moins quatorze fois de victoire. « La victoire prendra du temps. (...) Nous nous concentrons désormais sur un seul objectif, celui d'unir nos forces et d'avancer à toute allure pour remporter la victoire. » Il a déclaré aux soldats : « Le peuple d'Israël tout entier est derrière vous et nous porterons des coups durs à nos ennemis pour remporter la victoire. À la victoire ! » Et : « Nous en sortirons vainqueurs ».
De nombreux autres membres du gouvernement ont emboîté le pas. Le ministre de la Défense Yoav Gallant a lui-même déclaré avoir informé le président Joe Biden que la victoire d'Israël « est essentielle pour nous et pour les États-Unis ». À ses soldats, Gallant a déclaré : « C'est à moi qu'incombe la responsabilité d'apporter la victoire ». Bezalel Smotrich, le ministre des Finances, a annoncé l'arrêt « de toutes les dépenses budgétaires et les a réorientées vers une seule chose : la victoire d'Israël ». Il a qualifié l'objectif de la guerre entre Israël et le Hamas de « victoire écrasante ». Benny Gantz, membre du Cabinet de guerre, a estimé que c'était « le moment de la résilience et de la victoire ». Le vice-président du Parlement a appelé Israël à « brûler Gaza ». Un responsable anonyme de la défense a annoncé que « Gaza finira par se transformer en une ville de tentes. Il n'y aura plus aucun bâtiment ». Le ministre du Patrimoine s'est dit en faveur d'une attaque de Gaza à l'arme nucléaire.
Des légions d'autres Israéliens ont également appelé à la victoire et à la destruction du Hamas :
- Naftali Bennett, ancien Premier ministre : « Il est temps de détruire le Hamas. »
- Yaakov Amidror, ancien conseiller à la sécurité nationale : « il faut tuer et détruire » le Hamas.
- Meir Ben Shabbat, ancien conseiller à la sécurité nationale : « Israël doit détruire tout ce qui est lié au Hamas. »
- Chuck Freilich, ancien conseiller adjoint à la sécurité nationale (dans Ha'aretz) : « Israël doit désormais infliger une défaite sans équivoque au Hamas. »
- Tamir Heyman, ancien chef du renseignement de Tsahal : « Nous devons gagner ».
- Amos Yadlin, ancien chef du renseignement de Tsahal : « Nous allons détruire le Hamas. »
- Yossi Cohen, ancien chef du Mossad : « Il faut prendre la décision d'éliminer les responsables du Hamas. »
Shay Golden, un présentateur de journal télévisé israélien, a perdu la tête alors qu'il était à l'antenne. |
Nous allons vous détruire. Nous vous le disons chaque jour : nous arrivons. Nous venons à Gaza, nous venons au Liban, nous viendrons en Iran. Nous viendrons partout. Sachez-le. Pouvez-vous imaginer combien d'entre vous nous allons tuer pour chacun des 1300 Israéliens que vous avez massacrés ? Le nombre de morts atteindra des chiffres jamais vus dans l'histoire des nations arabes. ... Vous verrez des chiffres que vous n'auriez jamais imaginé possibles.
Un hymne hip-hop promettant de faire pleuvoir le feu de l'enfer sur les ennemis d'Israël a grimpé à la première place. Un chanteur pop a appelé Israël à « effacer Gaza et n'y laisser personne ».
Quant aux électeurs israéliens, le sondage commandé le 17 octobre par le Middle East Forum [2] a révélé un soutien extraordinaire en faveur de la destruction du Hamas et d'une opération terrestre pour y parvenir. À la question « Quel devrait être l'objectif principal d'Israël ? » dans la guerre actuelle, 70 % des personnes interrogées ont répondu « l'élimination du Hamas ». En revanche, seulement 15 % ont répondu « la libération sans condition des prisonniers détenus par le Hamas » et 13 % ont répondu « le désarmement complet du Hamas ». On notera que 54 % des Arabes israéliens (ou, plus techniquement, des électeurs qui ont soutenu la Liste arabe unie, un parti arabe antisioniste radical), ont fait de « l'élimination du Hamas » leur premier objectif.
À choisir entre l'option d'une opération terrestre à Gaza pour éradiquer le Hamas et celle de l'évitement d'une opération terrestre en faveur d'une autre manière de traiter avec le Hamas, 68 % ont choisi la première solution et 25 % la seconde. Sur cette question, 52 % des Arabes israéliens étaient d'accord avec la majorité.
Bref, un climat farouchement anti-Hamas et anti-AP s'est imposé sur la scène politique israélienne, seuls les deux partis de gauche (Travail et Meretz) ayant manifesté une légère opposition. Même les Arabes israéliens ont reconnu dans leur majorité le danger que le Hamas et l'AP représentent pour leur sécurité et leur bien-être. La victoire est devenue un sujet faisant consensus du moins en apparence.
Retour rapide aux mauvaises habitudes
Cependant, on se demande si cette férocité a été le marqueur d'un changement fondamental de perspective ou, plus simplement, d'un accès émotionnel passager. De plus en plus d'éléments penchent du côté de la seconde option. Fin novembre, le romancier américain Jack Engelhard notait à propos de l'état d'esprit qui règne en Israël : « Je suis tellement déprimé... Je n'entends presque plus parler de victoire. » En effet, la rhétorique musclée appelant à la victoire au lendemain du 7 octobre s'est arrêtée aussi brusquement qu'elle avait commencé pour faire place à des négociations avec le Hamas sur les conditions de libération d'une partie seulement des otages. Fondamentalement, les autorités israéliennes et l'opinion publique ont montré des signes d'un retour précipité aux attitudes et aux politiques qui ont mené au 7 octobre.
Ces politiques reposent sur deux hypothèses principales : d'une part, les avantages économiques – davantage de permis de travail en Israël, une zone de pêche plus grande, des financements extérieurs – donnent aux Palestiniens quelque chose à perdre, ce qui les rend plus dociles et moins enclins à l'agression ; d'autre part, un État d'Israël de loin plus puissant et plus développé que son ennemi palestinien peut se permettre de faire des concessions.
Les symptômes de ce retour aux mauvaises habitudes sont les suivants :
Les services de sécurité ont approuvé l'entrée en Israël de 8000 travailleurs de Cisjordanie, principalement pour y effectuer des travaux agricoles. Et ce, en réponse au ministre israélien de l'Agriculture qui avait assuré à ses collègues que les travailleurs avaient été contrôlés et ne représentaient aucun danger. Le fait que des milliers de travailleurs de Gaza ont espionné Israël et se sont rendus complices du massacre du 7 octobre semble avoir été allègrement oublié.
Des travailleurs gazaouis attendent au poste frontière d'Erez pour travailler en Israël, le 13 mars 2022. |
En Cisjordanie elle-même, le commandant en chef d'Israël sur place a émis des ordres oxymoronesques visant à limiter l'accès des Arabes. Durs en apparence, ces ordres n'ont en réalité pas changé grand-chose. Comme l'explique le conseil régional de Binyamin, « les travailleurs arabes ne peuvent pas entrer dans les villes israéliennes. Ils ne seront autorisés à entrer que dans les zones industrielles pendant la nuit ». Les maraudeurs et les meurtriers commettent-ils leurs crimes uniquement en plein jour ?
L'Autorité palestinienne, qui gouverne théoriquement une partie de la Cisjordanie, a non seulement offert son soutien sans réserve au massacre perpétré par le Hamas, mais s'est également vantée d'y avoir joué un rôle. L'Autorité palestinienne a également demandé aux mosquées relevant de sa juridiction d'informer les fidèles que l'extermination des Juifs constitue un devoir islamique. Malgré cela, le cabinet israélien continue d'envoyer l'argent des impôts à l'Autorité palestinienne. Gallant a appuyé cette décision, affirmant qu'« il convient de transférer, et ce immédiatement, les fonds à l'Autorité palestinienne pour financer les services de celle-ci qui contribuent à prévenir le terrorisme ». (Ce thème de l'enrichissement semble avoir la vie dure)
Ben-Gvir, a tenté d'assouplir les règles d'engagement de policiers, en leur permettant en cas d'urgence de tirer sur les jambes des agresseurs. Cependant Gantz a réussi à détourner le vote, avec pour résultat le maintien des réglementations plus restrictives en place.
Cinq jours après le 7 octobre, Israël a fermé son ministère de la Diplomatie publique, symbole parfait des efforts d'information historiquement malheureux d'Israël.
À l'inverse, le ministre israélien des Communications qui a qualifié Al Jazeera, la chaîne de télévision qatarie, de « porte-voix de la propagande » incitant à la haine contre Israël, a tenté de fermer le bureau de la chaîne en Israël. Le gouvernement a rejeté sa recommandation, soucieux de ne pas contrarier le gouvernement qatari qui avait aidé à la libération de plusieurs otages, mais oublieux du rôle du Qatar dans les attaques du 7 octobre. Yossi Cohen, l'ancien chef du Mossad, va plus loin : il préfère « s'abstenir de critiquer le Qatar ».
Avant le massacre, Israël a fourni à Gaza 49 millions de litres d'eau, soit 9 % de la consommation quotidienne du territoire, via trois pipelines. Après le massacre, l'État hébreu a coupé tous les approvisionnements. Toutefois cette situation n'a duré que vingt jours et Israël a fini par réintroduire 28,5 millions de litres via deux pipelines. Et pourquoi pas les trois ? Parce que le Hamas avait endommagé le troisième le 7 octobre, d'où la nécessité de réparer ce dernier. Mais qu'on se rassure : le colonel de Tsahal Elad Goren a annoncé que son bureau avait « réuni une équipe d'experts qui évaluent quotidiennement la situation humanitaire à Gaza ». Avigdor Liberman, chef du parti Yisrael Beiteinu, a qualifié cela de « simple idiotie ». Les approvisionnements en carburant auraient également repris.
Les discours de victoire n'ont pas empêché le négativisme de faire rapidement son apparition. « Je ne vois aucune sorte de victoire émerger de ce désordre », commente le créateur de Fauda, Avi Issacharoff. Orly Noy de B'Tselem proclame à l'attention de ses compatriotes israéliens : « Je n'ai aucun intérêt dans la victoire que vous m'offrez. ... Je suis prête à admettre ma défaite. »
Le directeur d'un lycée public de Tel Aviv a passé 45 minutes à discuter avec trois élèves venus à l'école enveloppés dans des drapeaux israéliens. Un élève rapporte qu'au cours de la conversation, le directeur a indiqué que d'autres élèves s'opposaient à une telle démonstration de patriotisme, ajoutant que « si un grand nombre d'élèves venaient à l'école enveloppés dans des drapeaux israéliens, il y mettrait fin immédiatement. » Les choses étaient devenues si extrêmes que même le journal d'extrême gauche Ha'aretz a publié un article intitulé « Arrêtez d'applaudir le Hamas pour son 'humanité' ».
L'organisation Regavim a prévenu que l'Autorité palestinienne a construit près de 20.000 structures à proximité de la Ligne verte, sa frontière avec la partie de la Cisjordanie placée sous le contrôle total d'Israël (zone C). Elle a qualifié ce phénomène de « effrayant et menaçant... de véritable danger, de bombe à retardement ». Lorsqu'on leur présente ces informations, les responsables de la sécurité réagissent aujourd'hui comme ils l'avaient fait auparavant devant la menace comparable venant de Gaza : ils préfèrent ignorer ce sujet ou considérer les bâtiments comme une construction organique réalisée par des individus.
Si un sondage réalisé à la mi-octobre montrait que 70 % de l'opinion souhaitaient « éliminer le Hamas », à la mi-novembre, un sondage réalisé par le Jewish People Policy Institute [3] révélait que seuls 38 % définissaient la victoire comme « Gaza n'est plus sous le contrôle du Hamas », soit une chute d'environ 50 %. Interrogés sur l'objectif le plus important de la guerre, un sondage réalisé en novembre auprès des Juifs israéliens par des chercheurs de l'Université hébraïque de Jérusalem a révélé que 34 % choisissaient la neutralisation du Hamas (et 46 % le retour des otages). Interrogés sur la possibilité de faire des « concessions douloureuses » pour obtenir la libération des otages, 61 % des personnes interrogées se sont déclarées prêtes, soit près du triple des 21 % prêts à le faire six semaines plus tôt. Un sondage réalisé par la chaîne israélienne Channel 14 a rapporté un taux d'approbation de l'accord d'otages de 52 à 32 %. Les chiffres – 38, 34, 32 – sont d'une cohérence impressionnante.
Les fuites du passé (comme les accords d'Oslo et le retrait de Gaza) ont été le fait des responsables politiques et de la sécurité raisonnant à partir de la réalité stratégique. Cette fois-ci, ce n'est pas le cas. Ici, c'est l'opinion publique qui a mis de côté la destruction du Hamas au profit du sauvetage des otages. Selon les mots d'un survivant, Nadav Peretz, « Nous voulons deux choses. Voir le Hamas détruit et les otages libérés. Et à l'heure actuelle, la seconde l'emporte sur la première. » Un sondage effectué par Maariv à la mi-novembre a révélé que le parti de l'Unité nationale dirigé par Gantz, ancien chef d'état-major et personnification de l'establishment sécuritaire, est passé de 12 sièges lors des élections précédentes à 43 sièges lors des élections suivantes. Selon Nimrod Nir, un psychologue qui a dirigé l'enquête de l'Université hébraïque, « Notre sondage montre que le peuple israélien était systématiquement en avance sur les décideurs par rapport à ce sujet. Au fur et à mesure qu'ils apprenaient qui était détenu par le Hamas et dans quelles conditions, la pression pour agir a grandi. »
Les responsables politiques ont commencé à chercher des moyens de résoudre la quadrature du cercle. L'ancien ambassadeur israélien aux États-Unis, Michael Oren, a suggéré de modifier l'objectif de guerre « de l'anéantissement du Hamas à l'obtention de la reddition inconditionnelle du Hamas », permettant ainsi au Hamas de continuer à exister. Plus précisément, il a préconisé d'offrir au Hamas « le libre passage de Gaza... en échange de la libération des otages ». Les discussions sur la destruction du Hamas avaient pratiquement disparu.
L'accord sur les otages
En parlant d'otages, le retour le plus flagrant aux mauvaises habitudes les concernait. Le président israélien Isaac Herzog a qualifié le Hamas de « mal absolu » et Tim Scott, alors candidat républicain à la présidentielle américaine, a donné un conseil aux Israéliens en faisant référence au Hamas : « Vous ne pouvez pas négocier avec le mal. Vous devez le détruire. » Or, à peine un mois et demi après le massacre et quelques semaines après l'avalanche d'appels à la destruction du Hamas, le gouvernement israélien est parvenu à un accord avec le groupe jihadiste, sapant ainsi sa position morale pour retomber dans la politique de négociation qui avait principalement conduit au 7 octobre.
Le contenu de l'accord n'a fait qu'empirer les choses car c'est un Israël désemparé qui a fait la majorité des concessions. En échange de la libération de moins d'un quart des otages israéliens, tous des femmes et des enfants, Israël a accepté de libérer 150 femmes et mineurs prisonniers de sécurité (c'est-à-dire des prisonniers arrêtés pour infractions portant sur la sécurité nationale), de permettre une augmentation de l'approvisionnement en eau, en nourriture, en médicaments et en carburant à Gaza, et pendant quatre jours, de ne pas envoyer d'avions de combat au-dessus du sud de Gaza, de ne pas effectuer de surveillance aérienne par drone pendant six heures chaque jour et de ne pas attaquer le Hamas.
Voyons quelques-unes des conséquences de ces conditions :
1. Le fait qu'il s'agit d'une partie seulement des otages implique que le processus de négociation se poursuivra indéfiniment, avec de multiples interruptions. Cette mesure répond aux besoins du Hamas tout en perturbant la campagne militaire israélienne. Comme l'explique le colonel (de réserve) Shai Shabtai, « le maintien d'otages par le Hamas n'a qu'un seul objectif : recourir à des négociations sans fin afin de saper le démantèlement de son pouvoir politique et militaire ».
2. L'interruption de la surveillance permet aux combattants du Hamas de fuir leurs tunnels assiégés ou d'y apporter des fournitures.
3. L'échange de prisonniers de sécurité palestiniens contre des victimes du 7 octobre confirme l'argument du Hamas selon lequel il existe une équivalence morale entre des criminels d'une part et des civils innocents victimes d'enlèvement brutal d'autre part.
Rétrospectivement, il n'est guère surprenant que l'équipe dirigeante qui a amené le 7 octobre est celle-là même qui a signé l'accord sur les otages : sa responsabilité dans les événements l'a rendue vulnérable aux appels des familles d'otages et des États étrangers. Le fait que Netanyahou et d'autres – comme le commandant de l'unité 8200 qui rassemble environ 80 % des renseignements israéliens [4] – ont refusé d'assumer leurs responsabilités n'a fait qu'aggraver le problème. Pour Brodetz, le parent de la famille des otages cité plus haut qui s'adresse à un député du Likoud, la conceptzia règne toujours : « Vous vivez dans un rêve et blâmez le Hamas alors que c'est vous-mêmes qui êtes à blâmer. Le problème, c'était vous. Mettez-vous ça dans la tête, et peut-être pourrez-vous alors résoudre le problème. »
Pire. Le 22 novembre, Netanyahou a de façon tout à fait inhabituelle, annoncé publiquement qu'il avait donné l'ordre au Mossad de tuer les dirigeants du Hamas « où qu'ils soient », y compris implicitement ceux du Qatar. Lorsqu'on lui a demandé si l'accord de cessez-le-feu avec le Hamas accordait l'immunité à ses dirigeants, il a répondu par la négative : « Dans l'accord, il n'y a aucun engagement à ne pas agir dans le cadre d'une trêve contre les dirigeants du Hamas, quels qu'ils soient ». Il a ajouté qu'« une telle clause n'existe pas ». Or, deux jours plus tard, Georges Malbrunot du journal Le Figaro rapportait qu'une « source généralement bien informée » l'informait que Netanyahou avait assuré au Qatar, au début des négociations sur les otages, que « le Mossad ne viendrait pas tuer dans l'émirat des chefs de la branche politique du Hamas ». Le Jerusalem Post a ensuite « indirectement confirmé qu'Israël avait pris des engagements envers le Qatar sur cette question ».
Il convient de noter que tous les Israéliens ne font pas passer leurs préoccupations personnelles avant l'intérêt national. Eliahu Liebman, père de l'otage Elyakim Liebman, a résumé le dilemme dans sa courageuse protestation contre l'accord proposé : « Nous voulons que tous nos otages soient libérés, et la seule manière d'y parvenir est d'attaquer l'ennemi de toutes nos forces, sans interruption et sans céder à leurs exigences comme s'ils étaient les vainqueurs. » Tikvah, une organisation de familles liées aux otages, est du même avis : « La manière la plus correcte et la plus efficace de récupérer les otages consiste à exercer une pression sans compromis sur le Hamas, jusqu'à ce que les otages deviennent un handicap pour le Hamas au lieu d'un atout. » Mais face aux lamentations, ces voix n'ont pas fait le poids.
Conclusion
Dans un article publié à la fin octobre, j'observais que l'humeur israélienne enflammée du moment s'estomperait avec le temps jusqu'au retour progressif des vieilles méthodes et du train-train habituel. J'avais tort sur un point : il n'y a pas eu de temps. Au contraire, le retournement s'est produit presque immédiatement, en l'espace de deux semaines. Contrairement à l'impression initiale selon laquelle « tout a changé », au moment où nous rédigeons ces lignes – fin novembre – pratiquement rien n'a changé.
Ce retournement correspond également à un schéma bien plus ancien. Depuis 1882, les deux parties au conflit adoptent des attitudes d'une continuité remarquablement stérile. D'un côté, les Palestiniens ne cessent d'entretenir une mentalité de rejet (c'est non, définitivement non à tout ce qui est juif et israélien). De l'autre, les sionistes s'en tiennent à une position de conciliation (acceptez-nous et nous ferons de vous des gens riches). Les deux tournent en rond, sans changer ni progresser. Le changement ne se produira que lorsque les Israéliens rompront avec la mentalité sioniste traditionnelle et chercheront à assurer la victoire d'Israël.
M. Pipes (DanielPipes.org, @DanielPipes) est président du Middle East Forum et auteur d'un livre publié récemment : Islamism vs. The West: 35 Years of Geopolitical Struggle (Wicked Son) © 2023 par Daniel Pipes. Tous droits réservés.
[1] Tsahal fait référence aux Forces de défense israéliennes. Le Shin Bet (ou Shabak) est le service de sécurité intérieure d'Israël.
[2] Shlomo Filber et Zuriel Sharon de Direct Polls Ltd. ont réalisé le sondage auprès de 1086 Israéliens adultes, avec une erreur d'échantillonnage statistique de 4 %.
[3] Par theMadad.com avec 666 répondants du 15 au 18 novembre.
[4] Selon un récit, ce commandant a négligé ses fonctions de renseignement au profit de l'aide aux défavorisés, de la lutte contre le changement climatique et de divers problèmes sociaux.
Mise à jour du 1er décembre 2023. (1) Le Centre de recherche et d'éducation d'Alma a publié un rapport affirmant que « l'unité Radwan du Hezbollah est capable de mener une invasion de la Galilée à tout moment ».
Commentaires : (1) Combiné à l'invasion du Hamas le 7 octobre et au rapport Regavim cité ci-dessus, ce rapport signifie que trois des frontières d'Israël étaient ou sont en danger imminent d'invasion. (2) Paradoxalement, les frontières avec les États policiers – Égypte, Jordanie, Syrie – sont relativement sûres.
(2) Une enquête du New York Times ajoute des informations au paragraphe commençant par « Quand le Hamas faisait des exercices à la vue de tous ». Son introduction indique :
Les responsables israéliens ont obtenu le plan de bataille du Hamas pour l'attaque terroriste du 7 octobre plus d'un an avant qu'elle ne se produise, selon des documents, des courriels et des entretiens. Toutefois, les responsables de l'armée et des renseignements israéliens ont déconsidéré ce plan, le jugeant ambitieux et trop difficile à mettre en œuvre pour le Hamas.
(3) Selon des responsables israéliens anonymes cités dans le Wall Street Journal, « les ordres du Premier ministre Benjamin Netanyahou, les principales agences d'espionnage israéliennes travaillent sur des plans visant à traquer les dirigeants du Hamas vivant au Liban, en Turquie et au Qatar ».
(4) Il convient de noter que lors de la même conférence de presse au cours de laquelle Netanyahou a menacé les dirigeants du Hamas « où qu'ils soient », le ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, a déclaré que les dirigeants du Hamas vivaient « en sursis. Ils sont condamnés à mourir. La lutte est mondiale, à la fois les terroristes à Gaza et ceux qui voyagent dans des avions coûteux. »
Mise à jour du 4 décembre 2023. Le chef du Shin Bet, Ronen Bar, a promis d'assassiner les dirigeants du Hamas : « À Gaza, en Cisjordanie, au Liban, en Turquie, au Qatar, tout le monde. Cela prendra quelques années mais nous serons là pour le faire. Le gouvernement nous a fixé un objectif : éliminer le Hamas. Et nous sommes déterminés à le faire, c'est notre Munich. »
Un responsable anonyme des renseignements turcs a répondu : « Des avertissements nécessaires ont été adressés aux interlocuteurs sur la base des nouvelles des déclarations des responsables israéliens, et il a été dit à Israël qu'[un tel acte] aurait de graves conséquences. » L'agence de presse Anadolu a également cité des sources anonymes mettant en garde Israël contre « toute activité illégale » en Turquie.
Mise à jour du 15 décembre 2023. Yoel Guzansky, de l'Institut d'études sur la sécurité nationale, suggère que les déclarations publiques de Netanyahou et de Gallant menaçant les dirigeants du Hamas étaient principalement destinées à produire un effet psychologique, sans aucun plan immédiat pour les cibler. « L'une des raisons pour lesquelles je pense que Netanyahou et Gallant l'ont dit de vive voix, publiquement, c'est qu'ils veulent que [les dirigeants du Hamas] se sentent pourchassés, (...) qu'ils aient peur. Il s'agit d'une guerre psychologique. »