Le mois dernier, alors qu'il recevait le prix du «Gardien de Sion» du Centre Ingeborg Rennert de l'université Bar-Ilan, l'auteur et expert du Moyen-Orient Daniel Pipes ne mâcha pas ses mots. Lors de son exposé prononcé à l'hôtel du Roi David devant une assemblée distinguée d'universitaires, de politiciens, d'hommes d'affaires et de représentants des médias, Pipes adopta une attitude qui, si elle traduisait certes une continuité avec son parcours récent, était à tout le moins fort peu conventionnelle. Elle s'éloignait en tout cas nettement du discours de pure forme constituant la substance des déclarations de foi envers l'État juif et sa capitale avancées par ses prédécesseurs. Plutôt que de mettre l'accent sur son affection sincère pour la terre et le peuple d'Israël, il donna un cours sur «les revendications des Musulmans sur Jérusalem».
Avec l'aisance d'expression et la fidélité aux données historiques qui sont les caractéristiques usuelles de ses écrits – parmi lesquels figurent un billet hebdomadaire dans les présentes colonnes –, Pipes exposa des preuves empiriques démontrant que chacune des revendications arabes sur «Al-Quod» n'est et n'a jamais été que purement utilitaire. Point à la ligne.
En d'autres termes, Pipes se révéla un Gardien de Sion et de Jérusalem non par le biais de déclarations d'affection, mais en réfutant les arguments fallacieux de ceux qu'il identifie, en des termes sans équivoque, comme les ennemis mortels d'Israël.
La cérémonie annuelle se distingua également de celles des années précédentes par un autre aspect – la tenue d'une séance de questions posées par l'auditoire à l'issue de l'exposé. De quoi épicer le diner de gala par la saveur d'un débat; quoique celui-ci fut plutôt dominé par l'accord serein régnant parmi les quelques centaines de personnes présentes que par le scepticisme ou l'hostilité. Et cela a certainement constitué une expérience inhabituelle pour Pipes, qui subit la critique constante de la gauche pour sa description sans fard des ambitions islamistes et son appel à prendre à partie les départements des études moyen-orientales des universités américaines – via le projet Campus Watch de son Forum du Moyen-Orient – pour ce qu'il estime être des fautes professionnelles.
Il n'a remporté aucun concours de popularité non plus auprès d'anciens alliés politiques et intellectuels de la droite – plus en tout cas depuis que les conservateurs partagèrent leurs opinions quant au bien-fondé du plan de désengagement unilatéral d'Ariel Sharon. Alors que les titulaires conservateurs de l'administration Bush – à l'image de nombreux partisans de Bush d'une manière générale – sont restés loyaux envers la politique du président américain et de l'ex-premier ministre israélien, d'autres, comme Pipes, ont sonné l'alarme à leur sujet.
Au cours d'une longue interview accordée au Jerusalem Post dans sa suite de l'hôtel du Roi David à la veille de la cérémonie de remise de prix, Pipes mit le doigt sur ce qu'il considère comme l'échec fondamental d'Israël, soit le passage d'une guerre visant la victoire à la simple gestion du conflit.
«Finalement, un camp l'emportera et l'autre perdra», dit-il, avec un léger haussement d'épaules et un ton feutré qui semble contraster avec le contenu de son message. «Il est si frappant de voir qu'Israël, un État moderne, sophistiqué, mondialisé, ne semble pas saisir cela. Très peu d'Israéliens sont conscients de la nécessité de vaincre. En tant qu'outsider, je suis dépité de voir que les Israéliens ne comprennent pas ce qui se passe.»
Avez-vous été surpris de recevoir cette distinction particulière?
Oui, c'était une surprise.
Pourquoi?
Et bien, les récipiendaires précédents sont des gens que j'admirais, et je ne pensais pas être vraiment des leurs. [Parmi les récipiendaires précédents figurent William Safire, Arthur Cohn, Ruth Wisse, Charles Krauthammer, Cynthia Ozick, Sir Martin Gilbert, A.M. Rosenthal, Herman Wouk et Elie Wiesel.]
Vous ne pensiez pas être «des leurs» ou vous ne partagiez pas leurs opinions sur Israël?
Ceux qui se sont vu décerner ce prix étaient, comme le titre l'indique, des «Gardiens de Sion» – en d'autres termes des défenseurs d'Israël. Cette description s'applique moins bien à ma position. S'il fallait la résumer, je dirais que je réprimande plutôt Israël.
Pourquoi «réprimandez»-vous Israël?
Les Israéliens se sont égarés quant à leurs relations avec les Arabes et plus particulièrement en ce qui concerne les objectifs de la guerre. Je reproche aux Israéliens – et j'entends par là le corps politique, par uniquement les dirigeants – de croire que la gestion du conflit est la meilleure chose à faire.
Au lieu de…?
Au lieu de vaincre. Au cours des 15 dernières années, nous avons vu apparaître toute une série de propositions visant à gérer le conflit. Certaines d'entre elles sont devenues des politiques gouvernementales; un grand nombre sont de simples projets. Leur point commun, de la gauche à la droite, consiste à admettre que le conflit ne peut pas déboucher sur une victoire, qu'il peut seulement être géré.
La clôture de sécurité est un bon exemple. Je suis pour. Il est évident qu'elle a – et aura d'autant plus à l'avenir, lorsqu'elle sera achevée – pour effet d'exclure du pays des candidats meurtriers. Mais un mur n'est pas une manière de remporter un conflit. Un mur est un élément tactique servant à se protéger, pas un dispositif stratégique permettant de gagner une guerre. Gagner une guerre exige de l'imagination, des perspectives, sur les moyens d'imposer sa volonté à l'ennemi. Car c'est là la signification classique de la guerre: imposer sa volonté à l'ennemi. Cela ne signifie pas le massacrer ou le paupériser, mais lui faire abandonner ses objectifs. Or cette notion est pour ainsi dire absente du débat politique israélien.
Vous dites que les Israéliens «se sont égarés» en matière de relations avec les Arabes. Cela implique un changement. De quand datez-vous ce glissement entre l'aspiration à la victoire et la simple gestion du conflit?
Un profond changement s'est opéré pendant la décennie séparant la guerre au Liban, en 1982, et les accords d'Oslo, en 1993.
La critique d'Israël est-elle la seule différence entre vous et les récipiendaires précédents du prix Rennert?
Non, il y en a une autre. Je me concentre sur les Musulmans plutôt que de défendre Israël. Je ne m'attarde pas sur le boycott britannique des universités israéliennes ou sur le parti-pris contre Israël régnant aux Nations unies. Je ne justifie pas Israël. Je sors du cadre usuel en ce sens que j'observe Israël essentiellement du point de vue palestinien, arabe, musulman. Mon travail consiste bien moins à défendre Israël qu'à suivre la Syrie, les Palestiniens, etc.
Existe-t-il vraiment un «point de vue» arabe? Après tout, il y a dans le monde une telle variété de pays arabes et musulmans.
Il y a parmi eux un très grand nombre de différences et d'exceptions, mais je pense que, d'une manière générale, il est possible de distinguer un point de vue schématique commun, oui.
Dans ce cas, quel est la conception arabe de l'imposition de sa volonté à l'ennemi?
À mes yeux, ce conflit opposant Israël et les Arabes est défini en termes d'objectifs de guerre. L'objectif de guerre d'Israël consiste à se faire accepter par ses ennemis arabes, notamment par les Palestiniens. Cela signifie ne plus faire usage de la force – ou de quelconques autres moyens – en vue d'éliminer l'État juif. L'objectif de guerre arabe, à l'inverse, consiste à éliminer l'État d'Israël. Je vois cela de manière binaire – en noir en blanc. Un camp gagne, l'autre perd. Aucun compromis ne peut intervenir. Oslo fut une grande expérience dans ce sens, et elle se solda par un échec. En fin de compte, un camp impose sa volonté à l'autre.
Maintenant, si les Arabes imposent leur volonté aux Israéliens, il n'y aura plus d'État juif souverain. Il pourrait y avoir une population juive vivant sous le règne palestinien ou arabe. Ou il se pourrait que les Juifs fuient le pays. Il se pourrait aussi qu'ils soient tués. Mais il n'y aurait plus d'État juif souverain.
Si les Israéliens l'emportent, alors les Arabes, à contrecur, admettraient que la présence d'Israël est un fait permanent. Ils n'auraient pas pour autant à commercer avec lui ou à promouvoir l'enseignement de l'hébreu dans leurs écoles – ce serait là des choses très positives, mais pas indispensables. Une paix froide, en quelque sorte, pourrait faire l'affaire. Mais, contrairement à la situation actuelle avec l'Égypte, il faut une réelle acceptation.
Il est si frappant de voir qu'Israël, un État moderne, sophistiqué, mondialisé, ne semble pas saisir cela. Très peu d'Israéliens sont conscients de la nécessité de vaincre. En tant qu'outsider, je suis dépité de voir que les Israéliens ne comprennent pas ce qui se passe.
Et les Palestiniens?
Les Palestiniens, qui n'ont pas atteint les mêmes niveaux de sophistication, ont paradoxalement bien compris que leur objectif consiste à vaincre.
Dans quelle mesure cette situation est-elle liée à des pressions de Washington?
J'ai été régulièrement surpris depuis maintenant une quinzaine d'années du peu d'importance que Washington a pu revêtir dans les décisions fondamentales des Israéliens. En schématisant ces relations, nous voyons que jusqu'à la guerre de 1967, Washington n'exerça que peu de pression diplomatique sur Israël, car il n'y avait personne avec qui négocier dans le camp arabe. Mais ensuite, au beau milieu de la guerre des Six-Jours, le président Lyndon B. Johnson formula les grandes lignes d'une politique d'échange de terre contre la paix qui, des décennies plus tard, continue d'inspirer la diplomatie américaine sur la question du conflit israélo-arabe.
Cette attitude prit du relief avec l'entrée en fonctions [du président égyptien Anouar] El-Sadate et la diplomatie qui s'ensuivit, particulièrement en 1973.
Puis, durant une vingtaine d'années, une tension constante divisa Washington et Jérusalem. Washington recommandait à Jérusalem de se jeter à l'eau et Jérusalem répondait avec prudence, soulignant que les Arabes disaient une chose en arabe et une autre en anglais – qu'ils n'étaient pas sincères.
Cette tension finit par se dissoudre en 1993, lorsque le gouvernement israélien, alors mené par [le premier ministre] Yitzhak Rabin, déclara finalement: «D'accord les États-Unis, vous avez raison. Tentons l'expérience.»
Depuis lors, il n'y a plus guère eu de problèmes, si ce n'est quelques tensions sans gravité et passagères sous [le premier ministre Benjamin] Netanyahu.
Le degré d'accord entre Washington et Jérusalem a été remarquable, de même que l'esprit d'initiative israélien. Trois exemples: les accords d'Oslo ont été conclus à Oslo, et non à Washington, afin que les Américains n'en soient pas directement informés. Au terme des mandats [du premier ministre] Ehud Barak et [du président américain] Bill Clinton, en janvier 2001, le premier incita le second à présenter un arrangement qui réglerait finalement la question, à Taba. Et il y eut le revirement [du premier ministre Ariel] Sharon à propos de Gaza, en novembre 2003.
Qu'en est-il de l'«occupation»? Quel est son rôle dans tout ceci?
La notion d'occupation est très chère au cur des Palestiniens, à tel point que les gestes concrets d'Israël, même le retrait total de Gaza, n'ont ici aucune importance – ils affirment que l'occupation continue. Les Israéliens tentent de «désoccuper» en termes de monnaie, d'infrastructure et à bien d'autres égards, et les Palestiniens déclarent: «Non, nous sommes votre beau-fils non désiré, et vous êtes le nôtre.»
Ils découvrirent que ce terme, ihtilal (occupation), est très utile, tant à domicile que sur la scène internationale.
Quel est donc l'objectif ultime des Palestiniens – un État ou l'élimination d'Israël?
Oh, sans aucun doute l'élimination d'Israël. C'est-à-dire qu'il existe un consensus beaucoup plus large sur ce point que sur la notion d'un État palestinien. Souvenons-nous que le projet de transformer la région contrôlée par Israël en une Syrie du sud était le moteur de la politique arabe du début des années 1950. Puis vinrent les beaux jours du nationalisme panarabe, à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Aujourd'hui, le Hamas aspire à un État islamique dont les frontières n'ont pas à suivre celles de la Palestine mandataire. Toutes ces ambitions concordent sur la nécessité d'éliminer Israël, mais elles divergent quant à ce qui devrait le remplacer.
On parle beaucoup du danger de déstabilisation qui menacerait les régimes d'Égypte et de Jordanie à la suite du chaos régnant au sein de l'autorité palestinienne. Dans ce cas, pourquoi ces pays collaborent-ils plus activement avec l'AP qu'avec Israël?
La cause palestinienne constitue un défi délicat pour la plupart des dirigeants arabes. C'est un thème qu'ils abordent à leurs risques et périls, car il peut avoir pour conséquence de compromettre leurs régimes depuis l'extérieur. Alors, ils traitent la question avec beaucoup de précautions. La plupart des dirigeants arabes, surtout ceux de Jordanie et d'Égypte, souhaitent mettre un terme à ce conflit. En fait, dans les deux cas, leurs prédécesseurs tentèrent de s'en retirer en signant des accords de paix formels avec Israël.
Pourquoi échouèrent-ils?
Dans les deux cas, la population a dit non. Celle-ci avait donné un mandat à son gouvernement, disant «vous autres dirigeants êtes chargés de promouvoir l'antisionisme».
Lorsque les dirigeants trahirent ce mandat en signant des accords de paix formels – l'Égypte en 1979 et la Jordanie en 1994 –, la réaction populaire fut «nous vous retirons notre mandat; nous prenons les choses en main».
Et nous assistons alors à un regain d'animosité populaire envers Israël.
J'ai vécu en Égypte pendant trois ans avant la signature de l'accord de paix avec Israël, et Israël n'y constituait guère un thème de discussion. Les Égyptiens ne lançaient pas de boycotts économiques contre des entreprises qui traitaient avec Israël ou dont la rumeur disait qu'elles envoyaient des fonds à Israël. Aucune chanson populaire ne célébrait la haine d'Israël. Les caricatures politiques étaient certes désobligeantes envers Israël, mais uniquement politiquement, pas religieusement.
J'en conclus que nous assistons à un sentiment anti-israélien beaucoup plus profond après 1979 que dans la période précédente. Le même phénomène est présent en Jordanie, où le roi signa un accord particulièrement chaleureux avec Israël, ce à quoi la population répondit par «Non! Nous ne ferons pas de commerce avec Israël. Nous n'aurons aucune autre forme de contact avec Israël.»
Que faut-il en penser?
Que, contrairement à une opinion répandue – selon laquelle les gouvernements arabes alimentent l'hostilité contre Israël pour distraire à bon compte l'attention de leurs propres insuffisances –, la question israélienne est ancrée dans la base même de la population, et cela les inquiète. Nous l'avons vu par exemple pendant les violences de la fin 2000, début 2001, lorsque des manifestations massives se déroulèrent dans les rues arabes et que les gouvernements réagirent avec une grande circonspection. Un premier ministre a bien mené une manifestation en signe de solidarité, mais avec une nervosité évidente.
Que pensez-vous des actions récentes des gouvernements égyptien et jordanien?
Ils ont commencé à revenir à leurs rôles d'avant 1967 – l'Égypte à Gaza et la Jordanie en Cisjordanie. Ils n'exercent d'aucune manière le contrôle dont ils jouissaient avant le 5 juin 1967, mais à présent, avec le retrait d'Israël et l'arrivée au pouvoir du Hamas, les deux gouvernements sont très préoccupés par ce qui se passe dans leurs anciens territoires.
De nombreux Israéliens qui approuvaient le désengagement de Gaza disent que le succès du retrait est visible dans le chaos – voire la guerre civile – qui règne maintenant au sein de l'AP, entre le Hamas et le Fatah.
Je ne suis pas de cet avis. Premièrement, je ne vois aucune relation de cause à effet entre le retrait israélien et l'anarchie de l'AP, laquelle débuta longtemps auparavant. J'en ai documenté les signes depuis le mois de février 2004 dans un blog intitulé «The Growing Palestinian Anarchy» (L'anarchie croissante de l'Autorité palestinienne).
Deuxièmement, je ne suis pas si sûr que ces troubles profitent à Israël. Dans le court terme, l'attention est détournée d'Israël. Mais à long terme, les forces déchaînées pourraient fort bien nuire à Israël.
Troisièmement, ce n'est certainement pas la bonne manière de juger de l'impact du retrait. Celui-ci doit être évalué du point de vue israélien, selon qu'il a eu, ou non, une influence positive sur les intérêts et la sécurité des Israéliens. Je dirais qu'il y a de solides raisons d'affirmer que ce n'est pas le cas.
Y a-t-il une relation de cause à effet entre le retrait israélien du Liban et les événements qui conduisirent au désengagement de Gaza?
J'en ai la certitude. Il y a des éléments de preuve. D'abord, un certain nombre de déclarations de dirigeants palestiniens révélèrent qu'ils ont été influencés par le retrait israélien de mai 2000. Ensuite, cela justifiait l'usage de violence par les Palestiniens. Ce dernier point nécessite quelques informations de fond.
Le grand débat des Palestiniens ne concerne pas les objectifs; l'élimination d'Israël est un objectif consensuel parmi 80% de la population palestinienne, et les 20% restants n'ont guère voix au chapitre. Le débat qui occupe ces 80% depuis deux décennies porte sur la meilleure manière de traiter Israël.
L'OLP préconise de négocier. Et regardez tous les avantages qu'elle put se procurer à force de déclarations mensongères et de garanties creuses: elle obtint l'Autorité palestinienne, une ébauche de force militaire, un soutien mondial accru et bien d'autres choses.
Ce à quoi le Hamas réplique que l'OLP s'est avilie, a perdu de vue son objectif et trahi la pureté de la cause. C'est là que se situe le cur du débat parmi les Palestiniens.
Dans cette lumière, le retrait israélien du Liban, chassé par le Hezbollah, indiqua que les Palestiniens aussi pouvaient atteindre leurs objectifs sans négociations, sans marchandage avec l'ennemi. Simplement marteler avec opiniâtreté, tuer, attaquer, année après année, allait faire fuir les Israéliens. Les négociations, les accords, l'implication internationale – tout cela n'est pas nécessaire. Cet argument puissant fit son chemin dans les milieux palestiniens.
Comment cela?
La première manifestation se fit jour à peine deux mois plus tard, en juillet 2000 à Camp David. En dépit des offres tout à fait extraordinaires de Barak, Yasser Arafat non seulement répondit non, mais ne fit aucune contre-proposition. Je veux dire par là qu'il a été forcé par le gouvernement américain à se rendre sur place. Alors, il fit une apparition. Mais il refusa tout ce qui lui était proposé, et les négociations s'écroulèrent. Deux petits mois plus tard, les violences débutèrent – inspirées en grande partie par le Hezbollah. Ces violences revêtaient des formes très différentes de celles qui avait été pratiquées auparavant: notamment celle de l'attentat-suicide à l'explosif, une tactique du Hezbollah, et l'utilisation de vidéos pour encourager les candidats à l'attentat-suicide, qui témoignent de leur projet, ou qui montrent ensuite le lieu de l'attentat. Ainsi, le Hezbollah donnait le ton, au niveau tant tactique que stratégique. Il montrait aux Palestiniens comme procéder.
Comment cela a-t-il influencé le retrait de Gaza?
Le slogan palestinien dominant était «Aujourd'hui Gaza, demain Jérusalem».
Il est incontestable qu'ils considéraient le retrait israélien de Gaza comme la justification de l'usage de la force. Et je serais bien en peine de les contredire, car il me semble évident que sans les violences de Gaza, l'armée israélienne et les civils israéliens seraient toujours là-bas. Ils quittèrent les lieux uniquement en raison des attentats.
Et la Cisjordanie?
La même explication vaut dans ce cas aussi. S'il y a un retrait en Cisjordanie, c'est parce que la situation y est trop délicate. Lorsque les choses deviennent pénibles – au Liban ou à Gaza –, les Israéliens s'en vont. Cela indique que la violence fonctionne. Il est probable qu'elle sera utilisée de même à Jérusalem, à Haïfa et à Tel-Aviv.
Comment la Maison Blanche aurait-elle réagi après le discours du président Bush du 24 juin 2002 si Sharon s'était rendu à Washington et, au lieu de proposer le désengagement, avait demandé que l'AP soit traitée comme un ennemi qu'il fallait vaincre militairement dans le cadre de la guerre contre la terreur?
C'eut été difficile à plaider. Depuis 1993, la politique américaine sur le conflit israélo-arabe est restée fondée sur l'idée que les Palestiniens et les Israéliens sont des «partenaires pour la paix» – que leur guerre appartient au passé et qu'il s'agit maintenant de fixer les modalités d'une résolution. Ainsi, les actions que le gouvernement américain entreprend à l'encontre des talibans ou d'Al-Qaida deviennent erronées, illégitimes et contreproductives si elles sont envisagées par Israël contre les Palestiniens. L'Amérique est en guerre, alors qu'Israël est en train de faire la paix.
Le gouvernement américain devrait être interpelé à ce niveau, sur le ton du «non, M. le président, nous ne sommes pas en paix; nous sommes en guerre, exactement comme vous l'êtes. Nous avons tenté de négocier, mais ces efforts ont échoué. De même que le gouvernement américain est engagé dans une guerre asymétrique, où l'immensité des États-Unis est déployée contre Al-Qaida, Israël, toutes proportions gardées, est déployé contre l'OLP, le Hamas, le Djihad islamique.»
Mais les dirigeants israéliens n'ont pas plaidé cette cause, car elle ne s'inscrit pas dans leurs visions. Au lieu de cela, Sharon approuva Bush sur les principes et le désapprouva en fait largement sur le fond, ce qui constituait une approche raisonnable – et cela a marché.
Je me suis élevé contre le discours du 24 juin, qui me semblait venir récompenser le terrorisme. Mais je comprends que le premier ministre israélien préfère éviter les différends avec le président des États-Unis. Alors, il dit «bonne idée!», au discours comme à la carte routière, puis il procéda comme il l'entendait. Moi-même, en tant qu'analyste américain de politique étrangère, je n'avais pas à faire cela.
En tant qu'analyste américain de politique étrangère, comment expliquez-vous la division apparue parmi les néoconservateurs en ce qui concerne la politique israélienne de retraits unilatéraux des territoires?
J'attribue cette division à Sharon et à son changement d'opinion. Vu son parcours personnel et sa position de premier ministre, il jouissait d'une grande crédibilité au sein de la droite. Lorsqu'il fit sa pirouette d'une attitude à l'autre – passant du refus du retrait unilatéral à son soutien –, beaucoup de gens l'accompagnèrent. En substance, ils lui dirent «Arik, tu comprends tout cela mieux que moi, tu vois les choses plus en profondeur – je te suis.»
Le monde arabe peut-il se démocratiser?
Oui. Il n'y a rien dans l'ADN arabe qui soit anti-démocratique.
Le voyez-vous réussir une telle transformation?
C'est possible, mais cela prendra du temps. Beaucoup de choses doivent changer. Le problème fondamental est que les Musulmans arabophones ont éprouvé de très grandes difficultés à gérer la vie moderne, et accusent les autres d'être à l'origine de leurs problèmes. Ils évitent toute introspection et ne sont ni productifs ni constructifs dans leur autocritique. Le rapport 2002 des Nations unies sur le développement dans le monde arabe constitue une exception notable. Mais ce n'est qu'une goutte d'eau dans un désert de conspirationnisme où il faudra que de profonds changements interviennent.
De profonds changements dans l'Islam vous voulez dire? Une sorte de Réformation?
La réforme religieuse est certainement très importante, mais des changements seront nécessaires aussi hors de la sphère religieuse. Il faut un sens de la responsabilité individuelle. Une tentative vers plus d'introspection, d'interrogation sur la nature des vrais problèmes.
Il y a des exemples positifs. Ainsi, le dirigeant de Dubaï, cheikh Muhammad Bin Rashed Al Maktoum, a récemment publié un livre intitulé Ma vision. Cela mérite l'attention, car il a bel et bien accompli quelque chose. Il resta à l'écart de toute idéologie et parvint à obtenir une réussite économique. Et cela à force d'intelligence et de bonnes pratiques.
Mais ces éléments positifs sont rares et dispersés. Le monde arabo-musulman – de même que le monde musulman dans son ensemble, et peut-être plus encore – se trouve dans un état marqué par la colère, la dénégation, la fureur, l'extrémisme et le conspirationnisme et cela crée des problèmes pour le monde entier. C'est une menace pour nous tous, y compris pour les Musulmans qui souhaitent adopter une vie moderne, civilisée.
Pensez-vous qu'ils constituent une menace démographique «pour nous tous»?
La croissance démographique musulmane est surprenante. Mais nous avons toutes les raisons de penser qu'elle est temporaire. L'Europe passa par une phase d'explosion démographique à une étape de son développement, puis sa démographie se stabilisa et elle est actuellement en train de chuter. Un certain nombre de pays musulmans traversent déjà une période de déclin démographique.
Et la population musulmane d'Europe?
C'est une autre histoire. Les femmes européennes ont en moyenne quelque chose comme 1,4 enfant, alors que le seuil de stabilité se situe à 2,1. En d'autres termes, un tiers de la population nécessaire ne vient pas au monde. Ce tiers est remplacé en majeure partie par des immigrants, essentiellement en provenance de pays musulmans, proches, ou avec qui il existe une histoire coloniale ou dont les habitants sont particulièrement désireux de se rendre en Europe pour fuir les troubles de leur propre pays. Les Européens ne maîtrisent pas vraiment ce phénomène. Ils ne prennent pas la peine d'examiner les moyens de s'adapter à leur déficit démographique ou de déterminer quels immigrants ils souhaitent accueillir.
En décembre 2002, un mois après les élections en Turquie, vous assistiez à la Conférence Herzliya, où vous avez été sermonné en raison de votre pessimisme à la vue de la montée en puissance du parti islamiste. Quelle tour prennent les choses en Turquie?
Un tour défavorable, surtout dernièrement. [Le premier ministre turc Recep Tayyip] Erdogan se révèle être un politicien habile, perspicace et prudent, qui favorise la progression des ambitions islamistes. Qu'il s'agisse des affaires étrangères, du système judiciaire, du rôle de l'armée, des relations avec les États à majorité musulmane ou encore de la position de la Turquie sur l'échiquier régional – l'influence islamiste est primordiale.
La grande question relative à la Turquie est de savoir si Erdogan et ses collègues se considèrent comme opposés à la révolution d'Atatürk – comme les cadre du mouvement anti-Atatürk – ou s'ils sont disposés à travailler au sein de la structure léguée par Atatürk.
Je ne peux pas affirmer avec certitude qu'ils sont des révolutionnaires, que leur objectif consiste à bouleverser le système. Mais cela semble plus plausible que le contraire, et de plus en plus à mesure que le temps passe.
Campus Watch est un autre de vos projets. Vous avez été accusé de pratiquer une chasse aux sorcières universitaire, de vous attaquer à la libre circulation des idées dans les hautes écoles.
Campus Watch se concentre sur les études moyen-orientales aux États-Unis et au Canada et sur ce que nous percevons comme l'échec de cette entreprise, comme l'explicite le livre de Martin Kramer Ivory Towers on Sand (Tours d'ivoire bâties sur le sable). Nous critiquons le travail indépendant, l'extrémisme et l'imposition d'opinions politiques aux étudiants. Et en signalant cela à l'attention du public, nous espérons obtenir deux résultats: premièrement, que les spécialistes du Moyen-Orient deviennent plus prudents; et deuxièmement, que les universités assurent davantage de diversité intellectuelle.
Nous avons eu beaucoup de succès avec le premier objectif – nous avons constaté à maintes reprises que les spécialistes sont conscients de la présence de Campus Watch et font preuve de plus de circonspection. Nous n'avons en revanche pas fait le moindre progrès dans le deuxième domaine – les nominations sont encore très déséquilibrées.
Comment avez-vous réussi dans le premier domaine?
En attirant l'attention sur les problèmes des études moyen-orientales. Par exemple, notre travail révéla les excès lamentables des études moyen-orientales à l'université de Columbia et nous avions remarqué Juan Cole, le professeur très en vue actuellement en raison de sa possible nomination à l'université de Yale.
Les études moyen-orientales diffèrent-elles des autres domaines universitaires à cet égard?
Non. Elles sont parfaitement représentatives de nombreuses branches des sciences sociales et humaines, qu'il s'agisse des études latino-américaines, de l'anthropologie ou de la littérature anglo-saxonne. Nous nous penchons sur le Moyen-Orient parce qu'il possède une notoriété que n'ont pas d'autres branches. Prenez un concept tel que le djihad, qui est absolument central pour la compréhension de la guerre contre la terreur – vous entendez ici des historiens de l'Islam, des experts religieux et d'autres encore déclarer presque sans exception que le djihad est un effort individuel d'amélioration morale – devenir plus prévenant, lutter pour les droits des femmes, contre l'apartheid. Ils évitent généralement de dire de quoi il s'agit vraiment, c'est-à-dire de la guerre servant à l'expansion du territoire sous contrôle musulman. C'est un concept très important et vers qui se tourne-t-on pour le comprendre? Pas vers les politiciens, ni vers les médias, mais bien vers les spécialistes. Et ils ont échoué, ils ont trahi leur profession par manque de franchise sur cette signification. C'est de la désinformation, de la dissimulation. C'est cela que nous critiquons.
Dans son discours de janvier 2005, après sa victoire, le président de l'AP Mahmoud Abbas déclara que le temps du «petit djihad était achevé et que le grand djihad [allait] commencer» – la signification de cette déclaration donna lieu à un débat animé en Israël. Certains analystes locaux dirent que le «petit djihad» était la guerre et que le «grand djihad» désignait une élévation spirituelle intérieure. Diriez-vous qu'ils faisaient de la désinformation?
Pas dans ce cas précis. Le terme djihad a une signification secondaire provenant du soufisme et qui, en effet, désigne un effort personnel d'amélioration morale. Mais lorsqu'il est utilisé dans la sphère publique – dans la bouche d'Oussama Ben Laden ou dans les déclarations du Djihad islamique –, il fait en principe référence à la guerre d'extension du territoire musulman.
Voyez-vous se dessiner une situation dans laquelle nous pourrions assister à un revirement, en Israël et en Occident, passant de la gestion des conflits à la poursuite de la victoire sur l'ennemi?
Je ne sais pas. Parfois, je suis optimiste et je pense que les échecs répétitifs dus au renoncement à la victoire vont finir par inciter les gens à comprendre ce phénomène. D'un autre côté, je vois à quel point les politiques peuvent rester mal inspirées, années après année.
Étiez-vous optimiste de cette manière après le 11 septembre? Pensiez-vous que cet événement allait «inciter les gens à comprendre ce phénomène»?
Oui, je l'étais, avec «united we stand» (tous unis) pour slogan de l'époque, avec le sentiment de détermination, la volonté de défaire le régime des talibans. Alors, je ne m'attendais pas du tout à la division 50–50 qui s'est installée entre-temps aux États-Unis, entre ceux qui comprennent que nous sommes en guerre et ceux qui nous voient engagés dans une glorieuse opération policière.
Mais en constatant cette division aujourd'hui, après avoir vu les réactions qui suivirent les attentats à la bombe de Madrid en 2004, ceux de Londres en 2005 et d'autres actions terroristes de grande envergure, je ne suis plus surpris.