Les évènements du 11 septembre ont intensifié un débat de longue date : quelles sont les causes qui font que les musulmans se tournent vers l'islam militant ? Certains analystes ont noté la pauvreté de l'Afghanistan et ont conclu que là résidait le problème. Jessica Stern, de l'université de Harvard, a écrit que les Etats-Unis « ne peuvent plus se permettre que les Etats échouent ». « S'ils ne consacrent pas beaucoup plus d'attention à la santé, à l'enseignement et au développement économique pour l'étranger », écrit-elle « continueront à surgir de nouveaux Oussama (Ben Laden) »
Suzan Sachs, du New York Times, observe que, « comme on pouvait s'y attendre, la jeunesse déçue d'Egypte ou d'Arabie Saoudite cherche le réconfort dans la religion». De manière plus imagée, d'autres ont proposé de bombarder l'Afghanistan avec des denrées alimentaires plutôt qu'avec des bombes.
Derrière ces analyses ; il y a l'hypothèse que la détresse socio-économique conduit les musulmans à l'extrémisme. Mais les faits ne confirment pas cette hypothèse. L'étude des faits révèle que l'Islam militant (ou islamisme) n'est pas une réponse à la pauvreté ou à la misère. Non seulement le Bangladesh ou l'Irak ne sont pas des foyers de l'islam militant, mais l'Islam militant a souvent émergé de pays connaissant une période de croissance économique rapide. Les facteurs causant le déclin ou l'essor de l'Islam militant semblent être liés à des questions identitaires plutôt qu'économiques.
Tous les autres problèmes disparaissent
La thèse conventionnelle – voulant que la détresse économique soit à l'origine de l'Islam militant et que la croissance économique soit son antidote – a de nombreux partisans bien placés.
Pour commencer, certains islamistes, eux-mêmes, acceptent cette relation de cause à effet. Ainsi, pour reprendre les termes d'un violent cheikh cairote, « l'Islam est la religion des périodes de pénurie. » Un dirigeant du Hamas, Mahmoud az-Zahar, dit qu'« il suffit de voir les banlieues pauvres d'Alger, ou les camps de réfugiés de Gaza pour comprendre d'où vient la force du mouvement de résistance islamique ». Dans cet esprit, les organisations militantes islamiques offrent une large gamme de prestations sociales, pour attirer des adeptes. Ils font la promotion de ce qu'ils appellent l'« économie islamique » comme la panacée pour le système de solidarité d'une société. Dans un tel système « les justes ne tombent pas, les honnêtes ne périssent pas, les nécessiteux ne souffrent pas, les handicapés ne sont pas au désespoir, les malades ne meurent pas faute de soins, et les gens ne s'entre-détruisent pas. »
Beaucoup de Musulmans laïques présentent comme un article de foi la thèse selon laquelle l'Islam militant résulte de la pauvreté. Süleyman Demirel, l'ancien président turc, affirme ainsi qu'« aussi longtemps que dureront la pauvreté, l'inégalité, l'injustice et les systèmes politiques répressifs, les tendances islamiques militantes s'étendront dans le monde ». L'ex-premier ministre turc Tansu Çiller estime que les islamistes ont obtenu d'aussi bons résultats aux élections de 1994 parce que « les gens ont réagi à l'économie ». Le chef des services de renseignement militaires jordaniens soutient que « le développement économique pourrait résoudre presque tous nos problèmes [au Moyen-Orient]. » Y compris l'Islam militant? Lui demanda-t-on. Oui, répondit-il «Du moment qu'une personne jouit de bonnes conditions économiques, a un travail et peut nourrir sa famille, tous les autres problèmes disparaissent. »
Au Moyen-Orient, la gauche est d'accord, considérant la résurgence islamique militante comme « un signe de pessimisme. Les gens recourent au surnaturel par désespoir. » Des experts des sciences sociales le soulignent aussi. . Hooshang Amirahmadi, un universitaire d'origine iranienne, affirme que « les racines du radicalisme islamique doivent être cherchées hors de la religion, dans la réalité du désarroi culturel, du déclin économique, de l'oppression politique et de la confusion spirituelle dans lesquels se trouvent la plupart des Musulmans aujourd'hui ».
Le monde universitaire, avec son perpétuel penchant pour le marxisme et son mépris pour la foi, accepte bien sûr cette thèse selon laquelle l'Islam militant serait une conséquence de la pauvreté, quasi unanimement. Ervand Abrahamian soutient que « la conduite de Khomeini et de la République islamique a été déterminée moins par les principes des Ecritures que par les besoins sociaux et économiques immédiats ». Ziad Abu Amr, auteur d'un livre sur l'islam militant ( et membre du Conseil Législatif Palestinien) attribue le virage palestinien vers la religiosité au « sombre climat de destruction, de guerre, de non emploi et de dépression [qui] amène les gens à chercher la consolation et à se diriger vers Dieu. »
Les politiques occidentaux aussi trouvent la thèse séduisante.
Pour l'ex-président Bill Clinton, « ces forces de réaction se nourrissent de désenchantement, de pauvreté et de désespoir », et il propose donc un remède socioéconomique consistant à « répandre la prospérité et la sécurité pour tous ». Edward Djerejian, ancien haut responsable du Département d'État américain, rapporte que « les mouvements politiques islamiques trouvent essentiellement leur origine dans la détérioration des conditions socio-économiques de certains pays ». Martin Indyk, un autre ancien diplomate de haut rang, avertit ceux qui souhaitent amoindrir l'attrait de l'Islam militant qu'ils doivent commencer par résoudre les problèmes économiques, sociaux et politiques qui en constituent le terreau nourricier.
L'Islam militant reflète « la déception économique, politique et culturelle » des Musulmans, estime Klaus Kinkel, l'ex -ministre allemand des affaires étrangères. L'ex-ministre français de l'Intérieur Charles Pasqua trouve que le phénomène « a coïncidé avec le désespoir d'une large part des masses populaires, et des jeunes gens en particulier ». Le premier ministre de Malte Eddie Fenech décelait là un lien plus étroit encore : « Le fondamentalisme croît à la même allure que les problèmes économiques. » Le premier ministre israélien Shimon Peres affirme sans ambages que « la base du fondamentalisme est la pauvreté » et qu'il constitue « une forme de protestation contre la pauvreté, la corruption, l'ignorance et la discrimination ».
Avec cette théorie de cause et effet, parfois, des hommes d'affaires investissent de manière ciblée dans un souci d'améliorations politiques. Le président du groupe Virgin, Richard Branson, déclara ainsi, lors de l'inauguration d'un grand magasin de musique à Beyrouth : « La région deviendra stable si l'on y investit, si l'on y crée des emplois et que l'on rebâtit les pays qui en ont besoin, au lieu de les ignorer. »
Quelque part près de la stratosphère
Les faits établis, cependant, n'étayent guère l'hypothèse d'une corrélation entre l'économie et l'Islam militant. Les mesures globales de prospérité et les tendances économiques se trompent en prédisant l'endroit où l'islamisme sera fort et où il ne le sera pas.
Certes, pour ce qui est des individus, le sens commun suggère que l'Islam militant doit attirer les pauvres, les exclus et les marginaux, mais la recherche révèle précisément l'inverse. Si l'on prend les facteurs économiques pour guides de la vocation à devenir islamiste, l'on s'aperçoit que ce sont largement les riches, pas les pauvres.
Prenons l'exemple de l'Égypte. Dans une enquête menée en 1980, le sociologue égyptien Saad Eddin Ibrahim interrogea des islamistes emprisonnés dans les geôles égyptiennes. Il conclut alors que le militant type était « jeune (la vingtaine), d'origine rurale ou d'une petite ville, de la classe moyenne ou moyenne inférieure, très motivé et réussissant ses entreprises, promis à une promotion sociale, avec une formation en sciences ou en ingénierie et issu d'une famille normalement unie ». En d'autres termes, conclut Ibrahim, ces jeunes gens étaient « de statut sensiblement supérieur à la moyenne de leur génération », ils étaient même « l'idéal, ou le modèle des jeunes égyptiens ». Lors d'une étude ultérieure, il observa que sur trente-quatre membres du groupe violent At-Takfir Wal-Hijra, pas moins de vingt-et-un étaient des fils de fonctionnaires, presque tous de rang moyen. Plus récemment, les services de renseignements canadiens découvrirent que les dirigeants du groupe islamique militant Al-Jihad « sont en large majorité des universitaires issus de la classe moyenne ». Ce ne sont nullement les enfants de la pauvreté et du désespoir.
D'autres chercheurs confirment ces résultats égyptiens. Galal A. Amin, économiste à l'université américaine du Caire, conclut une étude consacrée aux problèmes économiques du pays en s'étonnant de voir « combien il est rare de trouver des exemples de fanatisme religieux parmi les couches sociales très élevées ou très basses de la population égyptienne ». Lorsque son assistante au Caire devint islamiste, la journaliste Geraldine Brooks exprima sa surprise: « Je pensais que le recours à l'Islam était le geste désespéré de pauvres gens en quête de réconfort. Mais Sahar [l'assistante] n'était ni désespérée ni pauvre. Elle se situait aux alentours de la stratosphère de la société égyptienne méticuleusement stratifiée. »
Et relevons également ce compte-rendu plein de talent signé Hamza Hendawi: En Égypte,
« une nouvelle espèce de prédicateurs, avec complet-cravate et téléphone mobile, exercent une influence croissante sur les riches et les puissants, les éloignent des styles de vie occidentaux et les entraînent vers le conservatisme religieux. Les imams modernes tiennent leurs séminaires lors de banquets organisés dans certaines des plus luxueuses résidences du Caire, ou dans les stations balnéaires d'Égypte, afin de mieux faire vibrer la corde sensible des riches pour le style et le confort. »
Ces constats effectués en Égypte sont confirmés ailleurs : de même que le fascisme et le marxisme-léninisme à leur apogée, l'Islam militant attire des individus très compétents, motivés et ambitieux. Loin d'être à la traîne de la société, ils en sont les leaders. Brooks, une journaliste qui a beaucoup voyagé, reconnaît que les islamistes étaient« les plus doués » des jeunes gens qu'elle a rencontrés. « L'appel islamique fait également réagir des étudiants promis aux meilleures perspectives, pas uniquement des cas désespérés. (…) Ils composaient l'élite de la dernière décennie, les gens qui allaient modeler l'avenir de leur pays. »
Même les islamistes qui vont jusqu'au sacrifice ultime de leur vie s'inscrivent également dans ce profil d'aisance financière et d'instruction de haut niveau. Un très grand nombre de terroristes et d'auteurs d'attentats-suicide à la bombe détiennent des titres universitaires, souvent en ingénierie et en sciences. Cela s'applique de même aux kamikazes palestiniens qui se font exploser en Israël ainsi qu'aux partisans d'Oussama Ben Laden qui détournèrent les quatre avions du 11 septembre 2001. Dans le premier cas, un chercheur observa, en étudiant leur profil, que « les conditions économiques ne semblent pas avoir constitué un facteur décisif. Alors qu'aucun des seize individus ne pouvait vraiment être qualifié d'aisé, certains avaient certainement eu moins à lutter que d'autres dans ce domaine. » Dans le deuxième cas, comme l'historien de Princeton Sean Wilentz le résume de façon sarcastique, à en juger par les biographies des tueurs du 11 septembre, le terrorisme est causé par « l'argent, l'éducation et les privilèges ».
En termes plus généraux, Fathi Chiqaqi, le fondateur du Djihad islamique, se vanta un jour du fait que « certains des jeunes gens qui se sont sacrifiés [dans des opérations terroristes] provenaient de familles très aisées et détenaient des titres universitaires prestigieux ». Et cela est normal, car les auteurs d'attentats-suicide qui s'attaquent ainsi à des ennemis étrangers ne sacrifient pas leur vie pour protester contre les privations financières, mais pour changer le monde.
Ceux qui soutiennent les organisations islamiques militantes sont également plutôt fortunés. Ils viennent plutôt des cités riches que des campagnes pauvres, un fait dans lequel Khalid M. Amayreh, un journaliste palestinien, décèle « la réfutation de l'hypothèse largement répandue selon laquelle la popularité des islamistes prend racine dans la misère économique ». Et ces hommes ne viennent pas simplement des villes, mais encore de leurs bons quartiers. Pendant certaines périodes une incroyable proportion – 25% – des membres de la principale organisation islamique militante turque, maintenant appelée le Parti Saadet, était constituée d'ingénieurs. En fait, le cadre typique d'un parti islamique militant est un ingénieur dans la quarantaine, né dans une ville, de parents arrivés de la campagne. Amayreh observe que lors des élections parlementaires jordaniennes de 1994, les Frères musulmans obtinrent d'aussi bons résultats dans les circonscriptions riches que dans les plus pauvres. Il en déduit qu'« une majorité substantielle d'islamistes et leurs supporters viennent des couches socio-économiques moyennes et supérieures ».
Martin Kramer, rédacteur en chef du Middle East Quarterly, va plus loin. Il considère l'Islam militant comme
« le véhicule des contre-élites, de gens qui, de par leur éducation et/ou leurs revenus, pourraient appartenir à l'élite, mais qui, pour une raison ou une autre, en sont exclus. Peut-être leur formation manque-t-elle d'un élément déterminant pour leur prestige, ou leurs sources de revenus ne sont-elles pas entièrement inattaquables. Ou peut-être proviennent-ils simplement du mauvais milieu socioculturel. Ainsi, bien qu'ils soient instruits et aisés, ils sont mécontents : leur ambition est entravée, ils ne parviennent pas à traduire leurs atouts socio¬économiques en influence politique. L'Islamisme est particulièrement utile à ces gens-là, en partie parce qu'il permet, grâce à d'habiles manipulations, de recruter des adeptes parmi les pauvres, lesquels font d'excellents fantassins. »
Kramer cite ceux qui se font appeler les « tigres anatoliens », des hommes d'affaires qui jouèrent un rôle décisif dans le soutien au parti islamique militant turc, comme un exemple d'une telle contre-élite sous sa forme la plus achevée.
Ce n'est pas un produit de la pauvreté
Le même schéma qui vaut pour les islamistes individus est valable au niveau des sociétés. Ce modèle peut être exprimé dans quatre propositions
D'abord la richesse ne protège pas contre l'Islam militant. Les Koweitiens ont des revenus de niveau occidental, (et doivent l'existence même de leur Etat à l'Occident), mais les islamistes y occupent régulièrement le plus important groupe de sièges au Parlement (vingt sur cinquante actuellement). La Cisjordanie est plus prospère que Gaza, mais les groupes islamiques militants y sont plus populaires. L'Islam militant est florissant dans les Etats membres de l'Union européenne, de même qu'en Amérique du Nord, où les Musulmans jouissent d'un statut social plus élevé que la moyenne nationale. Et parmi ces Musulmans, comme le relève Khalid Duran, les islamistes ont en principe les revenus les plus élevés.: « Aux États-Unis, la différence entre islamistes et simples Musulmans se reflète essentiellement à travers leur fortune. Les Musulmans ont le nombre, les islamistes les dollars. »
En second lieu, une économie florissante ne protège pas contre l'Islam radical. Les mouvements islamiques militants actuels ont décoller dans les années 1970, précisément lorsque les États exportateurs de pétrole enregistraient des taux de croissance extraordinaires. C'est à cette époque que Mouammar Kadhafi élabora sa version excentrique d'un proto-Islam militant, les groupes fanatiques d'Arabie saoudite prirent violemment la grande mosquée de la Mecque et c'est alors que l'ayatollah Khomeiny prit le pouvoir en Iran (il est vrai, cependant, qu'en apparence la croissance s'était relâchée plusieurs années avant qu'il ne renverse le shah). Dans les années 1980, plusieurs pays en excellente situation économique connurent un boom de l'Islam militant. Les économies jordanienne, tunisienne et marocaine firent des progrès marquants pendant les années 1990, de même que leurs mouvements islamiques militants. Avec Turgut Özal, les Turcs connurent près d'une décennie entière de croissance économique particulièrement sensible, et ils furent alors d'autant plus nombreux à rejoindre les rangs des partis islamiques militants.
En troisième lieu la pauvreté ne génère pas l'Islam militant. Il y a de nombreux États musulmans pauvres, mais ils ne deviennent que très rarement des centres de l'Islam militant – ni le Bangladesh, ni le Yémen, ni le Niger ne sont de ceux-là. Comme le relève à juste titre un analyste américain, « la détresse économique, souvent avancée comme l'origine du pouvoir de l'Islam militant, est une chose courante de longue date au Moyen-Orient ». Ainsi, si l'Islam militant est lié à la pauvreté, on se demande pourquoi il n'a pas été une force plus présente au Moyen-Orient au cours des années et des siècles passés, lorsque la région était plus pauvre qu'aujourd'hui.
En quatrième lieu , une économie en déclin ne génère pas l'Islam militant. Le crash économique qui frappa l'Indonésie et la Malaisie en 1997 ne fut pas accompagné d'une large croissance de l'Islam militant. Le revenu iranien a chuté de moitié au moins depuis l'arrivée au pouvoir de la République islamique en 1979 ; pourtant, loin de renforcer le soutien à l'idéologie de l'Islam militant, la paupérisation a engendré un mouvement massif de rejet de l'Islam. Les Irakiens ont subi une baisse encore plus abrupte de leur niveau de vie : Abbas Alnasrawi estime que le revenu par habitant y a diminué de presque 90% depuis 1980, ce qui équivaut à un retour à la situation des années 1940. Alors que le pays a connu une augmentation de la piété personnelle, l'Islam militant n'y a pas progressé, et n'y est pas non plus la principale forme de critique du régime.
Au moins quelques observateurs ont su tirer de ces faits les conclusions correctes. Saïd Sadi, le laïc algérien au franc-parler, réfute totalement la thèse selon laquelle la pauvreté engendre l'Islam militant : « Je n'adhère pas à cette opinion voulant que le terrorisme soit la conséquence du chômage généralisé et de la pauvreté. » De même, Amayreh estime que l'Islam militant « n'est ni un produit ni un sous-produit de la pauvreté ».
Offrir une vie décente
Si la pauvreté est la cause de l'Islam militant, la croissance à latge assise économique est la solution. En effet, les fonctionnaires
dans des pays aussi différents que l'Égypte et l'Allemagne plaident ainsi pour que l'on favorise la prospérité et la création d'emploi en vue de combattre l'Islam militant. Au plus fort de la crise en Algérie, au milieu des années 1990, le gouvernement sollicita l'aide économique occidentale en laissant entendre que, si cet appui lui était refusé, les islamistes prendraient le dessus. Cette interprétation a des incidences concrètes : par exemple, le gouvernement tunisien a pris certaines mesures favorisant l'instauration d'un marché libre, mais n'a procédé à aucune privatisation de crainte que les sans-emploi en nombre croissant n'aillent grossir les rangs des groupes islamistes. La même réflexion s'applique à l'Iran : l'Europe et le Japon fondent leurs molles politiques à son égard sur l'hypothèse selon laquelle leurs liens économiques avec la République islamique l'apprivoisent et la découragent de se lancer dans l'aventure militaire.
Cet accent mis sur la création d'emplois et de richesses transforma aussi les efforts visant à mettre un terme au conflit israélo-arabe pendant la période d'Oslo. Avant 1993, les Israéliens insistaient sur la nécessité, pour parvenir à une résolution, d'une reconnaissance préalable, par les Arabes, de l'État juif comme d'un fait accompli. On pensait alors atteindre cet objectif en favorisant l'acceptation de l'État juif et en cherchant à s'entendre sur un tracé des frontières acceptable de part et d'autre. L'année 1993 marqua à cet égard un profond revirement : il s'agissait dès lors d'accroître la prospérité des Arabes, dans l'espoir de réduire ainsi l'attrait de l'Islam militant et des autres idéologies radicales. L'on s'attendait à ce qu'un démarrage en flèche de l'économie incitent les Palestiniens à faire progresser le processus de paix, et ainsi à délaisser le Hamas et le Djihad islamique. Dans ce contexte, on put lire Serge Schmemann affirmer dans le New York Times, sans citer de sources, qu'Arafat « sait bien que l'éradication du militantisme passera finalement davantage par la garantie de conditions de vie décentes que par l'usage de la force ».
L'analyste israélien Meron Benvenisti abonde dans ce sens : « Le caractère militant [de l'Islam] dérive de l'expression de la profonde frustration des défavorisés (…). L'essor du Hamas a été directement lié à l'aggravation de la situation économique, aux frustrations accumulées et à la dégradation de l'occupation actuelle. » Shimon Peres également : « Le terrorisme islamique ne peut pas être contré militairement ; il doit l'être par l'élimination de la faim qui lui donne naissance. » Guidés par cette théorie, les états occidentaux et Israël fournirent des milliards de dollars à l'Autorité palestinienne. Fait plus remarquable encore, le gouvernement israélien s'opposa aux efforts déployés par des activistes pro-Israël aux États-Unis visant à rendre l'aide américaine à l'OLP dépendante du respect, par Arafat, de ses promesses faites à Israël.
À l'heure qu'il est, il n'est plus nécessaire de démontrer à quel point les hypothèses d'Oslo étaient erronées. La richesse ne guérit pas la haine ; un ennemi prospère peut se révéler simplement un ennemi mieux à même de combattre. Les Occidentaux et les Israéliens pensaient que les Palestiniens allaient accorder la priorité à la croissance économique, mais ce thème ne les préoccupa guère. Les questions centrales pour eux étaient celles de l'identité et du pouvoir. La conviction voulant que l'Islam militant soit le produit de la pauvreté est si profondément ancrée que même l'échec d'Oslo n'est pas parvenu à discréditer la foi en la prospérité. Ainsi, en août 2001, un haut fonctionnaire israélien approuva la construction d'une centrale électrique au nord de Gaza sous prétexte que cela créerait des emplois et que « chaque Palestinien qui travaille est une paire de mains de moins au service du Hamas. »
Un autre argument
Si la pauvreté n'est pas le moteur propulsant l'Islam militant, plusieurs déductions s'imposent. Premièrement, la prospérité ne peut pas être considérée comme la solution à l'Islam militant et l'aide étrangère ne saurait former le principal instrument du monde extérieur pour le combattre. Deuxièmement, l'occidentalisation non plus ne constitue pas une solution. Au contraire, de nombreux dirigeants de l'Islam militant sont non seulement de bons connaisseurs, mais encore des experts des caractéristiques du monde occidental. Un très grand nombre d'entre eux possèdent des formations universitaires en techniques et en sciences. Il semble parfois que l'occidentalisation soit une voie vers la haine de l'Occident. Troisièmement, la croissance économique ne permet pas forcément d'améliorer les relations avec les États musulmans. Dans certains cas, comme en Algérie par exemple, cela peut aider ; dans d'autres, comme en Arabie Saoudite, cela peut aggraver les choses.
Il se pourrait, au contraire, que l'Islam militant résulte de la richesse plus que de la pauvreté. D'abord, il y a le phénomène universel voulant que les gens ne s'engagent davantage aux plans idéologique et politique que lorsqu'ils ont atteint un niveau de vie assez élevé. On a souvent observé que les révolutions n'interviennent qu'après la formation d'une large classe moyenne. Birthe Hansen, maître de conférence à l'université de Copenhague, fait allusion à cela en écrivant que « l'extension du capitalisme, du marché libre et de la démocratie libérale (…) constituent probablement un facteur important favorisant l'essor de l'Islam politique. »
Ensuite, il y a un phénomène spécifiquement islamique associant la foi à la réussite matérielle. Tout au long de l'histoire, de l'époque du prophète Mahomet à celle, un millénaire plus tard, de l'empire ottoman, les Musulmans possédèrent en général plus de richesses et de pouvoir que les autres peuples, et ils étaient également plus cultivés et en meilleure santé. Ce lien semble persister de nos jours. Par exemple comme suggéré par la fameuse formule connue sous le nom de loi d'Issawi (« là où il y a des Musulmans, il y a du pétrole ; et non le contraire. »), le boom pétrolier des années 1970 a profité principalement aux Musulmans ; ce n'est probablement pas par pur hasard que la vague actuelle d'Islam militant a débuté à cette époque. Les Islamistes, qui se considèrent eux-mêmes comme les « pionniers d'un mouvement constituant une alternative à la civilisation occidentale », ont besoin d'une base économique solide. Comme le souligne Galal Amin, « il existe des relations étroites entre la croissance de revenus revêtant la forme de rentes économiques et l'essor du fanatisme religieux. »
Inversement, les Musulmans pauvres semblent plus volontiers tentés par d'autres appartenances de remplacement. Ainsi, au cours des siècles, par exemple, l'apostasie était plus fréquente durant les périodes défavorables. Ce fut le cas lorsque les Tartares furent soumis au règne russe ou lorsque les sunnites libanais perdirent le pouvoir au profit des maronites. Ce fut également le cas en 1995 dans le Kurdistan irakien, une région placée sous un double embargo et sujette à la guerre civile :
« À force de tenter de vivre au beau milieu des tirs d'armes à feu et des combats, les villageois kurdes en sont arrivés au point où ils sacrifieraient n'importe quoi pour éviter la famine et la mort. À leurs yeux, changer de religion afin d'obtenir un visa vers l'Occident devient une option toujours plus sérieuse. » Bref, il y a de bonnes raisons de penser que le choix de l'Islam militant est davantage lié au succès qu'à l'échec.
Un ascenseur vers le pouvoir
Ainsi, pour trouver les causes de l'Islam militant, il vaut sans doute mieux s'éloigner des aspects économiques et se concentrer sur d'autres facteurs. En effet, bien que les raisons de nature matérielle conviennent très bien à la sensibilité occidentale, elles ne sont que peu concluantes en l'occurrence. D'une manière générale, comme l'observe David Wurmser, de American Enterprise Institute les Occidentaux attribuent une parte excessive des problèmes du monde arabe « à des questions strictement matérielles » telles que le territoire et la richesse. Cela favorise une tendance « à dénigrer l'authenticité des croyances et du strict respect des principes et à les présenter comme les instruments d'une exploitation cynique des masses par les politiciens. Ainsi, les observateurs occidentaux s'attachent à l'aspect matériel des circonstances et des actes des dirigeants et ignorent le côté spirituel du monde arabe, où se trouve en fait le cœur du problème. » Ou, pour reprendre la formulation détestable mais non dénuée de fondement d'Oussama Ben Laden, « les Américains adorent l'argent et ils s'imaginent que les [autres].peuples pensent de la même façon»
Et en effet, si l'on s'écarte des commentateurs de l'Islam militant et que l'on se penche plutôt vers les islamistes eux-mêmes, il devient rapidement évident qu'ils ne s'intéressent guère à la prospérité. Comme l'a dit un jour l'ayatollah Khomeiny, dans une phrase restée fameuse, « nous n'avons pas créé une révolution pour faire baisser le prix du melon ». En tout cas ils n'éprouvent guère que du dégoût pour la société de consommation. Wadji Ghunayim, un islamiste égyptien, la considère comme « le règne du décolleté et de la mode », dont l'unique commun dénominateur est un appel aux instincts les plus bestiaux de la nature humaine. Pour les islamistes, la puissance économique ne représente pas l'accès à une bonne vie mais un outil de plus pour combattre l'Occident. L'argent sert à entraîner des cadres et à acheter des armes, pas à s'offrir une plus grande maison et une voiture dernier modèle. Pour eux, la richesse est un moyen, pas une fin.
Un moyen pour atteindre quoi? Le pouvoir. Les islamistes se préoccupent moins de la puissance matérielle que de leur position dans le monde. Ils en parlent sans cesse. Ainsi Ali Akbar Mohtashemi, leader iranien de la ligne dure, émet une déclaration tout à fait typique en prédisant que « finalement, l'Islam deviendra la puissance suprême ». De même, Mustafa Mashhur, un islamiste égyptien, déclara que le slogan « Dieu est grand » retentira « jusqu'à que l'Islam s'étende dans le monde entier ». Abdessalam Yassine, un islamiste marocain, affirmait « Nous exigeons le pouvoir » ; et l'homme qui s'opposait à lui, le défunt roi Hassan, concluait que pour les islamistes, l'Islam est « un ascenseur vers le pouvoir ».
En réduisant la dimension économique à ses justes proportions, et en tenant compte des dimensions religieuse, culturelle et politique, nous pouvons commencer à comprendre vraiment quelles sont les causes de l'Islam militant.