Fathi ash-Shiqaqi, un jeune Palestinien bien éduqué vivant à Damas, s'est vanté récemment que la littérature européenne lui soit familière. Il a raconté à un journaliste comment il avait lu et aimé Shakespeare, Dostoïevski, Tchekhov, Sartre, et Eliot. Il a parlé de sa passion particulière pour « Œdipe roi » de Sophocle, une œuvre qu'il a lue dix fois dans la traduction anglaise « et chaque fois il a versé des larmes abondantes ». Une telle connaissance du monde de la littérature et une si exquise sensibilité , n'auraient rien de remarquable, si ce n'est sur deux points - à savoir que Shiqaqi était, jusqu'à son assassinat à Malte, il y a quelques semaines, un islamiste ( qui est fréquemment appelé musulman « fondamentaliste »[ou encore musulman « intégriste »] et – qu'il avait dirigé le « Islamic Jihad » (le jihad islamique), l'organisation terroriste par excellence qui avait assassiné des dizaines d'Israéliens pendant ces deux dernières années.
La familiarité de Shiqaqi avec tout ce qui a trait à l'Occident correspond au modèle type [de l'islamiste]. Le frère d'Eyad Ismaïl, l'un des auteurs de l'attentat à la bombe du World Trade Center, récemment extradé de Jordanie, dit de lui « il adorait tout ce qui est américain depuis les films de cows-boys jusqu'aux hamburger ». Sa sœur a rappelé son amour pour la télévision américaine et qu'il disait « Je veux vivre en Amérique pour toujours ». La famille a commenté « Il s'est toujours considéré comme fils de l'Amérique ». Sa mère a confirmé qu'il « adorait les Etats-Unis ». Hassan al-Turabi, le dirigeant effectif du Soudan, l'homme qui était derrière les célèbres « maisons fantômes » et la persécution brutale de la large minorité chrétienne de son pays, souvent fait étalage de sa connaissance de l'Occident, racontant à un journaliste français que la plupart des dirigeants appartenant à l'islam militant sont, comme lui-même, "de culture chrétienne, occidentale. Nous parlons vos langues. » Dans une déclaration qui résume entièrement le fait qu'ils soient tournés vers l'Occident, un islamiste à Washington a affirmé : « J'écoute Mozart, je lis Shakespeare, je regarde la Comedy Channel et je crois aussi à l'application de la Charî'a [la loi sacrée islamique]
Ce modèle nous met face à un paradoxe : les intellectuels qui souhaitent renvoyer le monde musulman au septième siècle connaissent fort bien tout ce qui touche à l'occident et ils semblent apprécier au moins quelques aspects. Comment cela peut-il se produire ? Qu'est-ce que cela indique concernant leurs forces actuelles et le futur [de l'islamisme] ?
Les dirigeants islamistes connaissent en général bien l'occident : vu qu'ils y ont vécu, ont appris ses langues et étudié les cultures. Tourabi, du Soudan, a des diplômes supérieurs de l'université de Londres et de la Sorbonne ; il a aussi passé un été aux Etats-Unis, visitant le pays dans le cadre d'un programme gouvernemental financé par le contribuable américain, destiné aux étrangers de haut niveau. Abbasi Madani, un dirigeant du Front Islamique du Salut (FIS), a obtenu un doctorat en éducation de l'université de Londres. Son homologue tunisien, Rashid al-Ghannushi, a passé une année en France et depuis 1993 réside en Grande-Bretagne. Necmettin Erbakan le politicien [ex-premier ministre] de Turquie, a étudié en Allemagne. Mousa Mohamed Abu Marzook, le chef du comité politique du Hamas, a vécu aux Etats-Unis depuis 1980, a un doctorat en ingénierie de l'université de l'Etat de Louisiane et a été classé comme résident permanent aux Etats-Unis depuis 1990. Durant des années il fut capable d'échapper aux pouvoirs de police ; Abu Marzook fut récemment arrêté à l'aéroport de New York en venant enregistrer son fils dans une école américaine.
Effectivement, le fait de vivre en Occident transforme des musulmans indifférents en islamistes. Examinant le cas de Mehdi Bazargan, Hamid Dabashi, un ingénieur iranien qui vécut en France de 1928 à 1935, dissèque le processus d'évolution que de nombreux musulmans subissent :
« En partant du principe conscient ou inconscient, exprimé ou non, qu'ils doivent demeurer fermement attachés à leurs racines islamiques, ils commencent par admirer les réalisations de « l'Occident »…Ils reconnaissent un haut état de conscience de soi idéologique de la part de « l'Occident » qu'ils identifient comme la source et la cause de ses réalisations. Ils se tournent alors vers leur propre société où de telles réalisations technologiques manquent, un fait qu'ils attribuent, alors par retour, à un déficit de conscience de soi. »
La notion clef ici, explique l'analyste français Olivier Roy, est l'idée, plutôt surprenante, que les idéologies sont « la clef du développement technique de l'Occident. Cette hypothèse conduit les Islamistes « à développer une idéologie politique moderne basée sur l'islam, qu'ils voient comme l'unique façon pour eux d'accepter le monde moderne et le meilleur moyen d'affronter l'impérialisme étranger ».
Quelques figures importantes adoptent ce modèle. L'Egyptien Sayyid Qutb alla aux Etats-Unis en 1948 comme admirateur de l'Amérique, puis il est « revenu » à l'islam pendant ses deux années de résident là-bas, devenant un des plus influents penseurs islamistes de notre époque. Ali Shari'ati d'Iran a vécu cinq ans à Paris, de 1960 à 1965 ; de cette expérience sont venues les idées-clef de la Révolution islamique. Dans d'autres cas, les penseurs islamistes ne vivent pas en Occident mais ils absorbent leurs valeurs à distance en apprenant une langue occidentale et en se plongeant dans les idées occidentales, comme l'a fait le journaliste, penseur et politicien indo-pakistanais Sayyid Abul Ala Mawdudi (1903-1979). Dans d'autres cas, ils lisent les œuvres occidentales, cela fait l'affaire. Morteza Motahhari, un des principaux acolytes de l'ayatollah Khomeini, a rédigé, ainsi, en langue persane, une analyse très documentée du marxisme.
Nombre des intellectuels importants de l'islam radical possèdent une formation de base technique certaine. Erbakan est rapidement devenu le top de la profession d'ingénierie en Turquie, où il est professeur titulaire d'une chaire à l'université technique d'Istanbul, directeur d'une entreprise de fabrication de moteurs Diesel et même président de la Chambre de commerce nationale. Layth Shubaylat, un fauteur de troubles jordanien, est aussi président de l'Association des ingénieurs jordaniens. Ces hommes sont particulièrement fiers d'être capables de concurrencer l'Occident dans le domaine où ils sont les plus forts.
Les terroristes eux-mêmes tendent aussi à s'orienter vers les sciences, bien qu'ayant poussé moins loin leur formation. Ramzi Yusuf, accusé d'être le cerveau de l'attentat à la bombe contre le World Trade Center est ingénieur en électronique et expert en explosifs, diplômé de Grande-Bretagne . Nidal Ayyad était un ingénieur chimiste plein d'avenir à Allied Signal ; et Eyad Ismaïl a étudié l'informatique et l'ingéniérie à l'université d'Etat de Wichita. Le même modèle est valable au Moyen-Orient. Salah 'Ali 'Uthman, l'un des trois terroristes qui ont attaqué un bus à Jérusalem en juillet 1993, était étudiant en informatique à l'université de Gaza. Le plus célèbre terroriste antisioniste de ces dernières années, Yahya Ayyash était surnommé « l'ingénieur ». De nombreux islamistes égyptiens violemment opposés au régime ont des diplômes scientifiques. Les chefs islamistes ne sont pas des paysans vivant dans une campagne qui ne change pas mais des individus tout à fait urbanisés ; beaucoup d'entre eux sont diplômés de l'université. Bien que tout leur discours tourne autour de recréer la société du Prophète Mahomet, les Islamistes sont des individus modernes à la pointe de tout ce qui touche à la vie moderne.
En contraste avec la familiarité qu'ils ont avec les usages occidentaux, les Islamistes sont éloignés de leur propre culture. Tourabi a déclaré à un journaliste français : je connais l'histoire de France mieux que celle du Soudan ; j'aime votre culture, vos peintres, vos musiciens. » Ayant découvert l'islam alors qu'ils étaient à l'âge adulte, beaucoup d'islamistes ne connaissent rien de leur propre histoire et de leurs propres traditions. Martin Kramer note que certains de « la nouvelle génération » sont des musulmans convertis, born again, connaissant mal la tradition islamique. Le ministre du Culte de la Tunisie Ali Chebbi va plus loin et affirme qu'ils « ignorent les bases mêmes de l'islam ». Comme Mawdudi, ces autodidactes mélangent un peu de ceci et un peu de cela, comme l'explique Seyyed Vali Reza Nasr.
« La formulation de Mawdudi , n' est pas le moins du monde enracinée dans l'islam traditionnel. Il a adopté des idées et des valeurs, des mécanismes, des procédures, des expressions modernes qu'il a incorporés dans une structure islamique…Il ne cherche pas à ressusciter un ordre atavique mais il cherche à moderniser la conception traditionnelle de la vie et de la pensée islamiques. Sa vision des choses représente une rupture claire avec la tradition islamique et une lecture de l'islam fondamentalement nouvelle qui prend exemple sur la pensée moderne.
A y réfléchir, ce manque de connaissance n'a rien de surprenant. Les islamistes sont des individus éduqués selon des méthodes modernes et qui cherchent des solutions à des problèmes modernes. Le Prophète peut les inspirer mais ils l'approchent à travers le filtre de la fin du vingtième siècle. Et sans le vouloir ils remplacent les usages de l'islam traditionnel par les usages occidentaux.
L'islam traditionnel- la religion extrêmement gratifiante de presque un milliard de fidèles- a développé une civilisation qui, sur plus d'un millénaire, a fourni des directives d'existence aux jeunes comme aux vieux, aux riches comme aux pauvres, aux érudits comme aux ignorants, aux Marocains comme aux Malais. Détachés de leur tradition, les islamistes semblent vouloir l'abandonner dans un effort chimérique pour revenir aux façons de vivre pures et simples de Mahomet. Pour se rattacher spirituellement aux premières années de l'islam, quand le prophète était vivant et la religion était nouvelle, ils cherchent à sauter par-dessus treize siècles. Les questions les plus banales sont une occasion de rappeler le temps du Prophète. C'est ainsi qu'un auteur décrit les « tactiques de survie » utilisées par les étudiants musulmans dans les universités américaines pour conserver leur identité islamique comme étant « très semblables à celles des premiers musulmans durant l'Hégire [ Exil de Mahomet de la Mecque à Médine] »
Cependant les islamistes se voient non pas rattachés à la tradition mais engagés dans une entreprise tout à fait nouvelle. Selon le leader spirituel de l'Iran, Ali Hoseyni Khamenei « Le système islamique que l'imam [Khomeini] a créé…n'a pas existé au cours de l'histoire, excepté au commencement [de l'islam]. De façon similaire, Ghannushi affirme que « l'islam est ancien mais le mouvement islamiste est récent. » En rejetant un millénaire entier, les islamistes jettent une bonne partie de [l'héritage] de leurs propres sociétés, depuis le grand Corpus de savoir coranique jusqu'aux interprétations finement ciselées des interprétations de la loi.
Au contraire, ils admirent l'efficacité des usines et des armées. Le monde musulman leur semble arriéré et ils cherchent à le remettre à jour en lui appliquant des techniques modernes. Quand les choses vont lentement, ils accusent l'Occident de leur refuser la technologie . Ainsi 'Ali Akbar Mohtashemi, l'Iranien archi-radical déplore, en se plaignant, que « les Etats-Unis et l'Occident ne nous donneront jamais la technologie » pour poursuivre ce qu'il appelle curieusement « la science de l'industrialisation ».
Le but des islamistes s'avère ne pas être un ordre vraiment islamique mais une version très imprégnée de l'Occident. C'est particulièrement apparent dans quatre domaines : la religion, la vie quotidienne, la politique et la loi. Ce n'était certainement pas leur intention, mais les musulmans militants ont introduit quelques notions clairement chrétiennes dans leur islam. L'islam traditionnel était caractérisé par des organisations informelles. Pratiquement toute décision importante- établir un texte canonique du Coran, exclure la recherche philosophique ou choisir des érudits religieux- était prise de manière déstructurée et consensuelle. Cela a été le génie de cette religion, et cela a signifié que les gouvernants qui ont essayé de contrôler l'institution religieuse ont généralement échoué.
Les islamistes ignorant leur héritage, ont établi des structures comme celles d'une église. La tendance a commencé en Arabie saoudite, où les autorités ont créé un tas de nouvelles institutions. Déjà en 1979, Khalid Duren décrivait l'émergence d'une « hiérarchie de prêtres avec tout leur attirail. »
« Un certain nombre de fonctionnaires religieux ont vu le jour dont les postes étaient inconnus auparavant comme par exemple : le Secrétaire de la Ligue Islamique Mondiale, le Secrétaire Général de la Conférence Islamique, le Recteur de l'Université Islamique de Médine- et j'en passe. Pour la première fois dans l'histoire, l'imam de la Ka'ba a été envoyé en tournée dans les pays étrangers, comme si c'était un nonce apostolique. »
La République islamique d'Iran a bientôt suivi le modèle saoudien et est même allée au-delà comme l'explique Shahrough Aklavi, instituant un contrôle du clergé inspiré du modèle catholique.
« La centralisation qui s'est produite dans l'institution religieuse en Iran est sans précédent, et les actions qui ont été entreprises ressemblent à ce qui existe dans la tradition habituelle ecclésiastique de l'église en Occident. Par exemple, en 1982, Khomeini a encouragé pour que son principal rival l'ayatollah Muhammad Kazim Shari'atmadari (décédé en 1986) soit « défroqué » et « excommunié », alors qu'aucun dispositif d'application de ce genre n'a jamais existé en Islam. D'autres orientations, comme le contrôle centralisé sur les budgets, les salaires du corps professoral, les programmes dans les séminaires, la création de milices religieuses, en monopolisant la représentation des intérêts et en élaborant un combat pour la civilisation (Kulturkampf) dans le domaine des arts, de la famille et d'autres questions sociales, révèlent une tendance croissante à créer un « épiscopat islamique » en Iran. »
De manière encore plus frappante, Akhavi note comment Khomeini s'est fait lui-même pape.
« La pratique de Khomeini d'émettre des fatwas faisant autorité, auxquelles il faut obligatoirement obéir, équivaut à conférer au Guide suprême des pouvoirs qui ne sont pas différents de ceux du Pape dans l'Eglise catholique. Après tout, l'obéissance aux fatwas d'un ecclésiastique dans le passé n'a jamais été obligatoire.
En créant cette fausse hiérarchie chrétienne, les islamistes ont inventé quelque chose de plus occidental qu'islamique. De façon similaire, les islamistes ont transformé le vendredi en Sabbat, ce qui n'avait jamais été le cas auparavant. Traditionnellement, le vendredi était un jour de rassemblement pour la prière, pas un jour de repos. En effet, la notion même de Sabbat est étrangère à l'esprit strictement monothéiste de l'islam, qui considère que la notion de Dieu selon laquelle Dieu aurait besoin d'un repos comme bassement anthropomorphique. Au lieu de cela, le Coran prescrit aux musulmans de « laisser de côté leurs occupations » seulement pour faire la prière, et une fois celle-ci terminée, ils doivent « se disperser et chercher la grâce de Dieu » - en d'autres termes, se livrer au commerce. Un jour de repos rappelle tellement la pratique juive ou chrétienne que certaines autorités islamiques découragent de se reposer le vendredi. Dans la plupart des lieux et des époques, les musulmans ont toujours
travaillé le vendredi, interrompu seulement par le service religieux.
Dans les temps modernes, les Etats musulmans ont imité l'Europe et adopté un jour de repos. L'empire ottoman a commencé à fermer les bureaux administratifs le mardi, un jour religieusement neutre, en 1829. Lorsque les impérialistes ont imposé le dimanche comme jour de repos hebdomadaire dans leurs colonies, c'est une pratique que beaucoup de dirigeants musulmans ont adoptée à leur tour. Après l'indépendance, pratiquement tous les gouvernements musulmans ont hérité du repos du dimanche et ils l'ont maintenu. S.D Goiten, le principal érudit sur ce sujet, note que les Etats musulmans ont agi ainsi « pour répondre aux exigences de la vie moderne et pour imiter l'Occident. »
Récemment, comme le Dimanche /Samedi ont commencé à être vus comme trop occidentaux, les chefs d'Etat musulmans ont voulu affirmer leur identité en instituant le vendredi comme jour de repos. Peu d'entre eux réalisent que, ce faisant, ils perpétuaient en fait une coutume spécifiquement judéo-chrétienne. Et comme le vendredi se transformait en jour férié ( pour les excursions familiales, les sports de spectacle etc…) les musulmans ont imité le week-end occidental.
Peut-être la plus frappante des occidentalisations que les islamistes ont introduites est celle qui concerne les femmes. Les islamistes en fait ont un point de vue plus semblable au féminisme à l'occidentale qu'à l'islam traditionnel. Les musulmans traditionnels ne prenaient pas soin de la liberté et de l'indépendance de leurs femmes mais les islamistes le font. Ahmad al-Banna, le Fondateur des Frères musulmans d'Egypte, adopte un point de vue féministe qui le conduit à réinterpréter l'histoire musulmane en fonction des normes occidentales. « Les femmes musulmanes ont été libres et indépendantes depuis
quinze siècles. Pourquoi devrions-nous suivre l'exemple des femmes occidentales, si dépendantes de leur mari au niveau matériel ? »
Les hommes musulmans traditionnels étaient fiers que leurs femmes restent chez elles ; dans les ménages nantis, elles ne quittaient pratiquement jamais leur foyer. Hasan al-Tourabi a quelque chose de totalement différent à l'esprit ; « Aujourd'hui au Soudan, les femmes sont dans l'armée, dans la police, dans les ministères, partout, sur un pied d'égalité avec les hommes ». Tourabi fièrement parle du mouvement islamique ayant aidé « à libérer les femmes ». Conformément à l'adage que « la meilleure mosquée pour les femmes est l'intérieur de leur maison » , les femmes traditionnelles priaient chez elles, et la partie de la mosquée réservée aux femmes était mince, mais les femmes islamistes, en revanche, participent au culte et les nouvelles mosquées comportent des sections pour femmes beaucoup plus importantes.
Pendant des siècles, le voile des femmes était censé essentiellement les aider à préserver leur vertu ; aujourd'hui, cela sert le but féministe de faciliter une carrière. Les femmes musulmanes qui portent « une tenue islamique » écrit un chercheur occidental,
« sont en général très instruites, souvent dans les plus prestigieuses facultés de médecines, de sciences sociales, de sciences et leur tenue vestimentaire signale que bien qu'elles fassent des études et mènent une carrière dans la sphère publique, elles sont des femmes religieuses, morales. Alors que les autres femmes sont fréquemment harcelées dans les lieux publics, de telles femmes sont respectées et même craintes. A la fin des années 1980, la tenue islamique était devenue la règle pour les femmes de la classe moyenne qui ne voulaient pas compromettre leur réputation en raison de leurs activités publiques. Les boutiques offrent des articles de style parisien adaptés aux normes de la modestie islamique.
L'instauration d'un ordre islamique en Iran, a, peut-être, comble de l'ironie, ouvert de nombreuses possibilités pour les femmes pieuses, de s'accomplir en dehors de la maison. Elles travaillent comme main d'œuvre et servent dans l'armée. Un leader parlementaire se vante, non sans raison, à propos de l'Iran ayant le record du féminisme au Moyen-Orient et souligne le nombre de femmes dans l'enseignement supérieur. C'est ainsi que pour confirmer cela, l'une des petites-filles de Khomeini a fait des études de droit, puis elle est allée vivre à Londres avec son mari, un chirurgien cardiaque en formation. Une autre organise des rencontres sportives féminines.
Curieusement, certains islamistes considèrent le voile représentant non pas des carrières et l'égalité, mais quelque chose de très différent : la sexualité positive. Shabbir Akhtar, un écrivain britannique voit le voile comme servant « à créer une vraie culture érotique dans laquelle est éliminé le besoin d'excitation artificielle que la pornographie procure. Les musulmans traditionnels –il n'est nul besoin d'insister-ne considéraient pas le voile comme un substitut de la pornographie.
L'islam traditionnel a mis l'accent sur les relations de l'homme avec Dieu, minimisant les relations à l'Etat. La loi apparaissait immense, la politique petite. Au long des siècles, les pieux musulmans ont évité le gouvernement, qui ne signifait la plupart du temps pour eux que des ennuis (impôts, conscription, corvée). D'un autre côté, ils ont fait de grands efforts pour vivre selon la chari'a.
Cependant, les islamistes font de la politique le cœur de leur programme. Ils considèrent l'islam moins comme la structure dans laquelle les individus bâtissent leur vie et plus comme une idéologie servant à gouverner des sociétés entières. Déclarant que « l'islam est la solution », ils affirment avec Khamenei d'Iran que l'islam « est riche de préceptes pour gouverner un Etat, gérer une économie, établir des liens sociaux et des relations entre les individus, et des instructions pour diriger une famille ». Pour les islamistes, l'islam représente la voie vers le pouvoir. Comme un haut dignitaire égyptien le fait observer, pour eux « l'islam n'est ni une loi ni une religion, mais un système de gouvernement ». Olivier Roy trouve que l'inspiration [des islamistes] est de loin plus matérielle que spirituelle. « Pour un grand nombre d'entre eux, le retour à la religion a résulté de leur expérience politique, et non de leur foi religieuse. »
De manière révélatrice, les militants comparent l'islam non pas à d'autres religions mais à d'autres idéologies « Nous ne sommes pas socialistes, nous ne sommes pas capitalistes, nous ne sommes pas islamiques » dit Anwar Ibrahim, le dirigeant islamiste malais. Les Frères Musulmans d'Egypte affirment qu'ils ne sont ni socialistes ni capitalistes, mais « musulmans .» Cette comparaison peut sembler excessive- le socialisme et le capitalisme sont universels, l'islam militant est limité aux musulmans- mais cela n'est pas excessif, car les musulmans entendent inculquer leur idéologie aux non-musulmans aussi. Dans un exemple frappant, Khomeiny en janvier 1989, a envoyé une lettre à Mikhail Gorbatchev affirmant l'universalité de l'islam. Notant l'effondrement de l'idéologie communiste, il implora le président soviétique de ne pas se tourner vers l'Occident mais de remplacer par l'islam.
« J'insiste vivement afin que, ayant abattu les murs des fantasmes marxistes, vous ne tombiez pas dans la prison de l'Occident et du grand Satan..Je vous invite sérieusement à étudier et à conduire des recherches sur l'islam. J'annonce ouvertement que la République islamique d'Iran, étant la base la plus grande et la plus puissante du monde islamique, peut facilement contribuer à combler le vide idéologique de votre système. »
Comme l'a interprété un important fonctionnaire iranien, cette lettre « vise à mettre fin à ..ces vues selon lesquelles nous parlerions seulement du monde de l'islam. Nous parlons pour le monde entier ». Il pourrait même se faire – Khomeiny y fait seulement allusion- que l'islam pour lui était devenu si désincarné de la foi qu'il prévoyait qu'un non-musulman comme Gorbatchev pourrait adopter les coutumes islamiques sans pour autant devenir musulman.
Bien que les islamistes rendent hommage à la loi sacrée de l'islam, ils en ont fait un code de type occidental, et trois caractéristiques séculaires de la chari'a disparaissent : son élaboration par des érudits indépendants, sa priorité sur les intérêts de l'Etat, et son application aux personnes plutôt qu'à des territoires.
Au fil des siècles, les juristes ont rédigé et interprété la loi islamique entre eux, avec peu de contrôle par les gouvernements. Ces juristes ont tôt établi qu'ils étaient responsables devant Dieu, et non devant le prince. Joseph Schacht, un éminent spécialiste de ce sujet, explique « le calife, bien qu'il ait été le chef absolu de la communauté des musulmans, n'avait pas le droit de légiférer mais seulement d'édicter des règlements administratifs avec des limites fixées par la loi sacrée. Les souverains essayèrent parfois de dicter leurs conditions aux juristes, mais entre 833 et 849 quatre califes successifs ont imposé leur compréhension de la nature du Coran qu'ils disaient créé par Dieu, par opposition à des savants religieux qui disaient que le Coran avait toujours existé [donc incréé et éternel] ; en dépit des efforts énergiques déployés par les califes (Y compris la flagellation d'une autorité religieuse très respectée), l'effort a échoué, et avec lui les prétentions de politiciens pour définir le contenu de l'islam.
Les juristes conservent le contrôle intégral de la loi islamique jusqu'au XIX ème siècle, lorsque dans leurs colonies les dirigeants britanniques, français, européens et d'autres codifient la charia pour en faire des lois étatiques de style européen. Des Etats musulmans indépendants, tels que l'empire Ottoman ont suivi alors l'exemple européen et ont également à leur tour codifié la chari'a. Avec l'indépendance, tous les dirigeants musulmans ont maintenu l'habitude européenne de garder la loi fermement sous contrôle de l'Etat ; dans les années 1960, il n'y avait qu'en Arabie saoudite où la loi était encore énoncée et définie par les juristes religieux.
A partir de 1969, Mouammar al-Qadhdhafi en Libye a voulu rétablir la prédominance de la charia sur les lois de l'Etat ( par exemple, dans les lois pénales). Il l'a fait en tant que dirigeant , en utilisant l'appareil d'Etat pour contraindre les juristes musulmans à exécuter ses ordres. Les islamistes dans de nombreux pays se sont mis ensuite à imiter Qadhdhafi, en disant que l'Etat avait l'autorité d'imposer la charia. Ils n'ont fait aucun effort pour revenir au fonctionnement ancien de la loi par les juristes. Ils ont utilisé à leurs fins islamistes des pratiques introduites par les puissances européennes.
Lorsque les islamistes, en de rares occasions, protestent contre cette domination étatique de la loi, ils le font avec peu de conviction. Tourabi remarque que « le gouvernement islamique n'est pas total, car c'est l'islam qui est un mode de vie global, et si vous le réduisez au gouvernement, alors c'est le gouvernement qui serait tout puissant, et ce n'est pas l'islam. »
L'énorme pouvoir exercé par Tourabi au Soudan fait qu'il est difficile de prendre cette critique au sérieux. Les islamistes utilisent les pratiques étatiques de l'Occident parce que, premièrement, ils connaissent le système occidental beaucoup mieux qu'ils ne connaissent le système musulman traditionnel. En second lieu parce que le retour aux méthodes traditionnelles musulmanes – comme l'a souligné Ann Mayer de la Wharton School-« obligerait les gouvernements à l'abandon du pouvoir qu'ils ont acquis sur les systèmes juridiques au moment de l'adoption des codes juridiques de style européen », ce qu'ils n'ont pas intérêt à faire.
La prise de contrôle de la loi provoque immanquablement des problèmes. Dans le système traditionnel, les juristes jalousement maintenaient leur indépendance dans l'interprétation de la loi. Ils insistaient sur la prédominance absolue des impératifs de Dieu sur les règles des gouvernants. Des actes tels que la prière, le jeûne du Ramadan, ou le pèlerinage à la Mecque, affirmaient-ils, ne devaient jamais être soumis aux caprices des despotes. Les juristes ont, globalement, au fil des siècles, vu leurs exigences satisfaites, car pas un seul roi ou président, ni même un laïc aussi ardent que Kemal Atatürk, en Turquie, n'a eu la témérité d'interférer avec les commandements de Dieu.
Mais ce qu'aucun roi ou président n'a fait, l'ayatollah Khomeiny l'a fait. En janvier 1988, il publia un décret qui carrément enfreignait ce principe ancien islamique. Dans un document remarquable mais peu connu, l'ayatollah a affirmé que « le gouvernement est autorisé de manière unilatérale à empêcher tout élément, qu'il soit spirituel ou matériel, qui constituerait une menace à ses intérêts ». Cela signifie que « pour l'islam, les exigences du gouvernement remplacent tous les autres aspects, y compris même la prière, le jeûne et le pèlerinage à la Mecque ». Le fait de subordonner ces commandements de l'islam à la raison d'Etat a pour effet de dénaturer complètement la chari'a .
Khomeiny- un érudit au sens classique du terme, une autorité en matière de loi islamique et une éminente figure religieuse- a justifié ce décret, au motif que les intérêts de la République islamique étaient synonymes des intérêts de l'islam lui-même. Mais ceci explique à peine une mesure si radicale et sans précédent. La vraie raison réside dans le fait que comme d'innombrables autres dirigeants du XXème siècle, Khomeiny a voulu prendre le contrôle de la vie spirituelle de son pays. Khomeiny semble tout droit sorti du Moyen-Age mais c'était un homme de son temps, profondément influencé par les idées totalitaires émanant de l'Occident.
Dans l'islam traditionnel ( comme dans le judaïsme), les lois, à la différence de ce qui prévaut en Occident, s'appliquent à l'individu et non pas aux territoires. Il importe peu de savoir si un musulman vit ici ou là , dans la patrie ou dans la diaspora, il doit suivre la chari'a. A l'inverse, un non-musulman qui vit dans un pays musulman n'a pas à suivre les directives de l'islam. Par exemple, un musulman ne peut pas boire du whisky s'il vit à Téhéran ou à Los Angeles, et un non-musulman peut, lui, boire de l'alcool dans ces deux endroits. Cela conduit à des situations complexes, puisque l'ensemble des règles applicables lorsqu'un musulman vole un musulman diffèrent de celles applicables lorsqu'un chrétien vole un autre chrétien, et ainsi de suite. La clef est de savoir qui vous êtes, non pas où vous êtes.
En revanche, la conception occidentale des lois est basée , elle, sur la notion de juridiction. Un crime commis dans un certain Etat donne lieu à une certaine punition, qui ne sera pas la même dans l'Etat d'à côté. Même les routes ont leurs propres règles. L'important en Occident c'est l'endroit où vous êtes, non pas qui vous êtes.
Ignorants de l'esprit qui sous-tend la chari'a, les islamistes prétendent l'appliquer à des territoires et pas seulement aux personnes ; Tourabi a déclaré ainsi que l'islam « accepte le territoire comme base de compétence »[accepte la notion de juridiction territoriale]. Par conséquent, les différences nationales ont vu le jour. Le gouvernement libyen fait donner des coups de fouet à tous les coupables d'adultère. Le Pakistan fait fouetter les célibataires et lapider les femmes mariées. Le Soudan emprisonne certains et pend les autres. L'Iran applique des peines plus diverses encore, y compris le rasage du crâne et le bannissement pendant une année. Dans les mains des islamistes, la chari'a devient tout simplement une variante des lois territoriales qui prévalent en Occident.
Cette nouvelle compréhension [du droit musulman] la plus spectaculaire concerne les non-musulmans dont l'exclusion millénaire de la chari'a n'est plus et ils doivent vivre dans les pays musulmans comme s'ils étaient musulmans. Umar 'Abdar-Rahman, le cheikh égyptien emprisonné dans une prison américaine, est catégorique à ce sujet : « Il est bien connu que nulle minorité dans un pays ne peut avoir ses propres lois. » 'Abd al –Aziz ibn Baz, le chef religieux saoudien, a appelé les non-musulmans à jeûner pendant le Ramadan. En Iran, les femmes étrangères n'ont pas le droit de mettre du vernis à ongle car cela les rendrait impures pour la prière (islamique). A leur entrée dans le pays, les autorités leur fournissent des chiffons imbibés d'essence pour nettoyer les ongles vernis. Un parti islamiste en Malaisie entend règlementer la durée que des femmes et des hommes chinois non musulmans et sans liens de parenté peuvent être autorisés à passer seuls ensemmble.
Cette nouvelle interprétation de la loi islamique crèe d'énormes problèmes. Plutôt que de laisser les non-musulmans plus ou moins libres de régler seuls leur propre conduite comme le faisait l'islam traditionnel, l'islamisme fait intrusion dans leur vie et fomente un ressentiment énorme générant des dissensions et conduisant parfois à la violence. Les chrétiens palestiniens qui élèvent des porcs trouvent leurs bêtes mystérieusement empoisonnées. Le million ou deux de chrétiens vivant dans le nord du Soudan ; majoritairement musulman, doit se conformer à la quasi-totalité des règles de la chari'a. Dans le sud du Soudan où règne la loi islamique, la loi islamique prévaut partout où le gouvernement central gouverne, quand bien même « certaines » dispositions n'y sont pas appliquées ; si le gouvernement devait conquérir l'ensemble du sud du pays,il est probable que toutes les dispositions entreraient en vigueur, perspective qui contribue beaucoup à entretenir une guerre civile qui dure depuis quarante ans.
Malgré eux, les islamistes sont des Occidentaux. Même en rejetant l'Occident, ils l'acceptent. Aussi réactionnaires que soient ses intentions, l'islamisme intègre non seulement les idées de l'Occident mais aussi ses institutions. Le rêve islamiste d'effacer le mode de vie occidental de la vie musulmane est, dans ces conditions, incapable de réussir.
Le système hybride qui en résulte est plus solide qu'il n'y paraît. Les adversaires de l'islam militant souvent le rejettent en le qualifiant d'effort de repli pour éviter la vie moderne et ils se consolent avec la prédiction selon laquelle il est dès lors condamné à se trouver à la traîne des avancées de la modernisation qui a eu lieu. Mais cette attente est erronée. Car l'islamisme attire précisément les musulmans qui, aux prises avec les défis de la modernité, sont confrontés à des difficultés, et sa puissance et le nombre de ses adeptes ne cessent de croître. Les tendances actuelles donnent à penser que l'islam radical restera une force pendant un certain temps encore.