En tant que fervent admirateur de ce que la civilisation occidentale, malgré toutes ses erreurs, a réalisé, je m'interroge sur l'hostilité que nourrissent de nombreux Occidentaux envers leur mode de vie. Si la démocratie, l'économie de marché et la primauté de la loi ont créé une stabilité, une prospérité et un savoir-vivre sans précédent, comment se fait-il que tant de leurs bénéficiaires ne parviennent pas à s'en apercevoir ?
Pourquoi, par exemple, les États-Unis, qui ont tant fait pour le bien de l'humanité, inspirent tant d'hostilité ? Et le minuscule État d'Israël – symbole de la renaissance d'un peuple perpétuellement opprimé – pourquoi engendre-t-il une haine tellement passionnée que des gens par ailleurs raisonnables désirent le faire disparaître ?
Yoram Hazony, du Shalem Center de Jérusalem, propose une explication à cet antagonisme dans un essai pénétrant et riche en idées intitulé Israel Through European Eyes (« Israël vu par les Européens »).
Yoram Hazony, du Shalem Center de Jérusalem. |
Les paradigmes fournissent aussi des cadres pour la politique et Hazony applique cette théorie à la délégitimation d'Israël en Occident. Selon lui, l'image d'Israël se dégrade depuis des décennies, « non pas à cause de tel ou tel type de faits mais parce que le paradigme à travers lequel les Occidentaux instruits regardent Israël a changé ». Répondre à la diabolisation d'Israël par des rectificatifs – à propos d'Israël et de la moralité de son armée israélienne ou de ses découvertes médicales – « n'aura aucun impact véritable sur l'évolution générale de l'image d'Israël auprès des gens instruits en Occident ». Au lieu de cela, il faut reconnaître l'existence du nouveau paradigme et le combattre.
L'ancien paradigme, qui est en train de s'étioler, considère l'État-Nation comme légitime et positif, comme un moyen garantissant aux peuples protection et prospérité. Le Traité de Westphalie (1648) fut le moment-clé où fut reconnue la souveraineté des nations. John Stuart Mill et Woodrow Wilson donnèrent à l'idéal de l'État-Nation une portée mondiale.
Cependant, ce concept « en a pris un coup », selon Hazony. L'État-Nation ne mobilise plus. En Europe, de nombreuses personnalités du monde politique et intellectuel le considèrent « comme la source de maux incalculables », un point de vue qui connaît une diffusion rapide.
Le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804). |
Bizarrement, les Juifs et l'Holocauste jouent un rôle central dans le changement de paradigme de l'État-Nation vers l'État multinational. Selon l'ancien paradigme, la persécution millénaire des Juifs, qui a culminé lors du génocide par les nazis, a conféré à Israël une fin et une légitimité particulières. Mais vu sous l'angle du nouveau paradigme, l'Holocauste représente les excès d'un État-Nation, l'Allemagne en l'occurrence, devenu fou.
Selon l'ancien paradigme de l'État-Nation, la leçon d'Auschwitz était « Plus jamais ça » et signifiait qu'il fallait un Israël fort pour protéger les Juifs. Le nouveau paradigme conduit à un tout autre « Plus jamais ça » selon lequel aucun gouvernement ne devrait être potentiellement en mesure de reproduire les horreurs nazies. Selon ce nouveau paradigme, ce n'est pas Israël qui constitue la réponse à Auschwitz mais bien l'Union européenne. Le fait que les Israéliens s'inspirent de l'ancien « Plus jamais ça » pour poursuivre la politique d'autodéfense la plus décomplexée du monde occidental, rend leurs actions particulièrement choquantes aux yeux des tenants du nouveau paradigme.
Est-il besoin de faire remarquer qu'il est faux d'attribuer les horreurs nazies à l'État-Nation ? Les nazis, qui voulaient mettre fin aux États-Nations, rêvaient, à l'instar de Kant, d'un État universel. Les tenants du nouveau paradigme déforment l'histoire.
Même les Israéliens ne sont pas à l'abri du nouveau paradigme. Le cas d'Avraham Burg en est une illustration. Ancien président du parlement israélien et ancien candidat au poste de Premier ministre, il a changé de paradigme et a écrit un livre sur l'héritage de l'Holocauste dans lequel Israël est comparé à l'Allemagne nazie. Il veut désormais que les Israéliens abandonnent Israël comme État défenseur du peuple juif. Personne, Burg en est un triste exemple, n'est immunisé contre la maladie du nouveau paradigme.
L'essai de Hazony ne propose pas de solution politique mais, dans une lettre qu'il m'a adressée, il indique succinctement trois domaines à exploiter : faire prendre conscience de l'existence du nouveau paradigme, trouver les anomalies qui aideront à l'invalider et réactiver l'ancien paradigme en le remettant au goût du jour.
Voilà des idées perspicaces et des conseils opportuns.
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Mises à jour, 17 août 2010 : (1) Ces dix dernières années, j'ai éclairci le mystère de la Gauche en écrivant sur des sujets aussi variés que les différences structurelles entre les États-Unis et l'Europe, les piètres relations transatlantiques, l'opposition des « super-systèmes » européen et américain, l'intensité de la culpabilité européenne, la crainte d'un « Empire » mythologique, le phénomène hallucinant du fascisme libéral, l'engouement pour les institutions internationales, l'héritage de la Première Guerre mondiale, l'impact de l'assassinat du président Kennedy, le caractère tendancieux des publications universitaires. J'ai également publié une série d'analyses sur le faible de la Gauche pour l'islamisme.
(2) Remarquez que le nouveau paradigme s'applique exclusivement aux États occidentaux. La Syrie et l'Iran, pour ne citer que les exemples les plus frappants, ont carte blanche. Pour eux, il n'y a aucun problème à poursuivre des intérêts nationaux de façon aussi agressive que possible, sans invoquer le courroux de la Gauche.