L'Amérique et la Russie c'est la même chose ; les deux se basent sur la pensée matérialiste. La vraie lutte est entre l'islam d'une part et la Russie et l'Amérique d'autre part.
– Sayyid Qutb
L'Amérique est pire que la Grande-Bretagne; la Grande-Bretagne est pire que l'Amérique. L'Union soviétique est pire que les deux réunies. Elles sont toutes pires et plus impures les unes que les autres! Mais aujourd'hui, c'est l'Amérique qui nous intéresse.
– L'ayatollah Khomeiny, octobre 1964
Quand le président Reagan et le Secrétaire général Mikhaïl Gorbatchev se sont rencontrés à Genève en novembre 1985, les musulmans intégristes à la tête de l'Iran ont élaboré leur propre interprétation de la conférence au sommet. « Le plus grand souci des deux superpuissances, » a annoncé Radio Téhéran, « n'est ni « la guerre des étoiles », ni l'accumulation rapide des armes nucléaires, mais le soulèvement révolutionnaire des musulmans et des opprimés dans le monde. » Le président iranien Sayyid 'Ali Khamenei a affirmé que les deux dirigeants, dans la crainte de l'idéologie révolutionnaire islamique et de l'effet perturbateur qu'elle a dans le Tiers monde, se sont réunis pour trouver « comment faire face à l'islam ». Contre toute évidence, les Iraniens se flattent qu'une grande partie de la discussion lors du sommet a été consacrée à la lutte contre leurs activités.
En effet, les dirigeants de l'Iran sont convaincus que les États-Unis et l'Union soviétique conspirent ensemble pour faire tenir tranquilles les peuples du Tiers Monde. Le Président Khamenei croit que les grandes puissances ont déjà divisé le monde entre elles et ne sont en désaccord que sur la distribution précise des territoires. Le Premier ministre Mir Hussein Moussavi dit que les grandes puissances sont en train d'ourdir en commun des complots dans le monde entier. Dans cette perspective, le sommet a constitué une occasion commode pour eux de surmonter leurs petites différences.
Les musulmans intégristes offrent une interprétation plus spéciale des relations de grande puissance, et ils la puisent d'une prise de conscience de ce que beaucoup en Occident négligent: les similitudes culturelles entre les Etats-Unis et l'Union soviétique qui l'emportent de loin sur leurs différences. En regardant au-delà des désaccords politiques, les musulmans intégristes voient tout ce que les deux ont en commun. Si les citoyens américains et soviétiques éprouvent de la difficulté à se voir semblables- ou, en fait, à se reconnaître les uns les autres - tels qu'ils sont décrits par les fondamentalistes musulmans, cette évaluation excentrique suscite une masse importante d'opinions à travers le monde musulman.
On pourrait s'attendre à ce que les vues des intégristes impliquent une antipathie égale envers les deux superpuissances. Mais ce n'est pas le cas: même un examen superficiel de leurs bulletins de nouvelles, commentaires, discours et sermons révèle une fixation sur l'Amérique qui confine à l'obsession. Bien qu'un mot gentil soit rarement dit à propos de l'Union soviétique, il n'y a pas non plus beaucoup de ce qui est dit qui soit négatif ; l'URSS ne reçoit qu'une petite partie de la haine et du venin dirigés contre les États-Unis.
Pourquoi ce déséquilibre? Si les deux grandes puissances ourdissent des complots communs et travaillent ensemble pour opprimer le tiers-monde et si les deux états sont si semblables, pourquoi l'Amérique attire-t-elle tellement plus d'insultes? Et y a t-il quoi que ce soit que les États-Unis puissent faire pour orienter plus l'hostilité des intégristes vers l'Union soviétique?
Les similitudes des grandes puissances
Du point de vue de la culture, les différences entre les États-Unis et l'Union soviétique n'ont qu'une importance secondaire aux yeux des intégristes. (Pour plus de simplicité, «les États-Unis» cela comprend ici l'Amérique et ses alliés; «l'Union soviétique» comprend l'ensemble du bloc soviétique.)
Les musulmans cultivés notent ce que beaucoup en Occident négligent: à savoir que les similitudes entre les cultures des États-Unis et de l'Union soviétique l'emportent largement sur leurs différences. Ils voient que les deux ont hérité des legs de la Grèce, de Rome, du christianisme, de l'humanisme, des Lumières et du rationalisme du dix-neuvième siècle. Ils reconnaissent l'origine commune européenne du libéralisme américain et du marxisme soviétique. Ils perçoivent la conviction partagée par les deux pays que la civilisation occidentale est supérieure à toutes les autres, ainsi que de forts éléments d'un sentiment anti-musulman.
Ils notent aussi les nombreuses façons dont les deux se ressemblent - et sont différents de l'islam. Les hommes portent des pantalons, les femmes portent des jupes, et tout le monde est assis sur des chaises. L'intelligentsia dans les deux pays écoute la même musique classique, assiste aux mêmes jeux sportifs et admire les mêmes peintures à l'huile. Particulièrement importante est la similitude des coutumes relatives aux deux sexes - toutes rejetées par les intégristes musulmans: le sport féminin, la co-éducation, l'emploi féminin, la vie sociale mixte, la natation mixte, la danse, les rencontres, les boîtes de nuit, et ainsi de suite.
Les deux puissances sont perçues comme ayant des plans similaires pour l'expansion impériale, continuant la ruée pour les colonies parmi les Etats européens du siècle dernier. Ils voient la rivalité américano-soviétique en termes d'objectifs stratégiques et économiques, pas d'idéaux incompatibles. «Avant, c'étaient les Britanniques qui nous amenaient le malheur», dit l'ayatollah Ruhollah Khomeini, « maintenant ce sont les Soviétiques d'une part, et les Américains de l'autre. » Il importe peu qui gagne ce concours, car les deux parties visent à détruire la culture islamique et à en finir avec l'indépendance. musulmane. L'idéal serait que les deux géants se tournent l'un contre l'autre et s'épuisent mutuellement, diminuant de ce fait la menace pour les autres peuples.
Les forces américaines et soviétiques existent pour les mêmes fins; leurs chars, navires, avions et missiles ont le même aspect. Ainsi, la force de maintien de la paix multinationale stationnée au Liban de 1982 à 1984 a été considérée comme une armée d'occupation non moins que les troupes soviétiques en Afghanistan. Le Commandement central américain, créé en 1983 pour décourager les attaques soviétiques dans le golfe Persique, se tourne vers les intégristes musulmans comme un simple camouflage pour mettre les instruments de l'expansion militaire américaine en place.
Les discussions entre les deux puissances sur la liberté, l'égalité, la démocratie et ainsi de suite ont peu de pertinence pour les musulmans intégristes. Comme un membre égyptien des Frères musulmans me faisait remarquer en 1971, « Le capitalisme et le communisme ne sont pas notre préoccupation ; laissons les chrétiens se bagarrer pour régler les questions tout seuls. » Les grandes puissances semblent partager la conviction que la civilisation occidentale est supérieure à toutes les autres, et les fondamentalistes pressentent de forts éléments d'un sentiment anti-musulman parmi les Américains comme parmi les Russes. Ce sentiment n'est pas nouveau. Bernard Lewis cite un Turc non identifié disant au cours de la Seconde Guerre mondiale, «Ce que nous aimerions vraiment serait que les Allemands détruisent la Russie et que les Alliés détruisent l'Allemagne. Alors nous nous sentirions en sécurité. »
Les intégristes se réjouissent d'être l'objet d'une forte hostilité, voyant cela comme une preuve de leur indépendance. Selon le président Khamenei, « les Américains nous regardent avec malveillance dans tous les domaines, sauf en ce qui concerne la soumission aux Soviétiques. Les Russes aussi nous regardent avec malveillance dans tous les domaines, sauf en ce qui concerne la soumission aux États-Unis. Ceci indique notre souveraineté réelle. »
Il y a un caractère impartial dans l'approche des intégristes. Ils affirment que les musulmans doivent éviter la coopération étroite avec l'un ou l'autre pouvoir: pas de concessions économiques, d' accords politiques, ou d' agents de renseignement, beaucoup moins de soldats ou de bases étrangères, dans ce qui devrait être permis. 'Umar at-Talmasani, un intégriste égyptien, conseille aux musulmans d' « abandonner les États-Unis et la Russie et de se préparer... Nous condamnons l'attitude de la Russie et des États-Unis envers nous et nous rejetterons, résisterons, et utiliserons tous les moyens pour préserver nos droits. » La neutralité négative de l'Iran est résumée par le slogan souvent répété, «Ni Orient, ni Occident. »
Comme Talmasani le laisse entendre, la violence est une tactique valable pour empêcher des relations étroites avec l'une ou l'autre des superpuissances. Les musulmans intégristes ont renversé le gouvernement pro-occidental du Chah en Iran, puis ils ont retenu en otage des diplomates américains pendant plus d'un an. La présence des Américains en Arabie saoudite a été l'une des causes de l'assaut de 1979 contre la Grande Mosquée de La Mecque. Les intégristes ont tendu une embuscade aux soldats américains en Turquie et assassiné Sadate pour ses liens étroits avec les États-Unis. À une plus petite échelle, les intégristes irakiens ont détourné un avion koweïtien en décembre 1984 et choisi deux Américains pour être torturés et exécutés. Les intégristes libanais ont commencé une longue série d'attentats contre les Américains en avril 1983.
L'Union soviétique ressent également une opposition intégriste. Bon nombre des troupes de moudjahidines luttant contre les forces soviétiques en Afghanistan sont d'inspiration intégriste. L'ancien président Ja'far an-Numayri du Soudan a appliqué la loi islamique tout en persécutant les communistes soudanais, avare de relations avec des amis soviétiques comme l'Ethiopie et la Libye, et réduisant les relations avec Moscou au minimum. Les intégristes syriens ont lancé une campagne d'assassinats contre le personnel soviétique en Syrie au cours de 1979-80. Les intégristes au Liban ont pris en otage quatre diplomates soviétiques en 1985, tuant l'un d'eux.
Les intégristes surveillent les points forts de l'Union soviétique et des États-Unis en tout temps et lieu donnés, et réagissent en conséquence. Celui dont la présence est la plus grande, dont le pouvoir est le plus fort attire le plus gros de l'hostilité des intégristes. Ils se sont opposés aux Soviétiques en Egypte avant 1973 et aux Américains après cette date. Les relations des Saoudiens avec les États-Unis en Arabie sont condamnées tout comme celles entre la Libye et l'URSS Même si une grande puissance aide les musulmans dans les guerres contre les non-musulmans, les intégristes suspectent ses motivations. L'aide soviétique à la lutte des Arabes contre Israël et l'aide américaine aux rebelles afghans sont considérées avec suspicion: les deux puissances, à la poursuite de leur propre lutte, ne font qu'exploiter les musulmans.
Quatre approches de l'islam
Les intégristes musulmans fondent leurs opinions sur la vie publique et privée-en fait toute leur existence- sur le droit sacré de l'Islam, la charia. Ce gigantesque corpus de réglementation, tiré de préceptes trouvés dans le Coran et autres écrits islamiques, représente les buts permanents obligatoires pour les croyants musulmans. Cela couvre tout, de l'hygiène personnelle et relations sexuelles, aux aspects les plus publics de la vie. Parmi les réglementations publiques il y a : un code pénal basé sur les châtiments corporels, la séparation des sexes, les écoles d'enseignement sur l'islam, les impôts conformément aux prélèvements coraniques, la citoyenneté de seconde classe pour les non musulmans, les relations harmonieuses entre les gouvernements musulmans, et finalement une union de tous les musulmans vivant en paix sous un même souverain.
La charia énonce des objectifs si ambitieux que les musulmans n'ont jamais été pleinement en mesure de les atteindre. L'interdiction de la guerre entre les croyants, par exemple, a été violée à plusieurs reprises, les procédures judiciaires n'ont presque jamais été respectées, et des sanctions pénales n'ont pas été appliquées. La pleine application de la charia a toujours échappé aux musulmans. Un contraste entre la norme et la réalité imprègne la vie publique; comment les musulmans gèrent ce dilemme affecte profondément leur point de vue sur la politique.
Dans les siècles passés, les musulmans pieux ont fait face au problème de ne pas atteindre les objectifs de l'Islam en abaissant leurs prétentions et en posant comme principe que la pleine application de la loi ne se produirait que dans un avenir lointain. Pour l'instant, ils ont accepté que la loi devait être adaptée pour répondre aux besoins de la vie quotidienne. Ce qu'ils ont fait en appliquant uniquement les règlements qui avaient un sens pratique, contournant ceux qui ne l'avaient pas. Les chefs religieux musulmans ont trouvé des méthodes ingénieuses pour respecter la lettre de la loi tout en contournant son esprit. Par exemple, ils ont imaginé des moyens d'ignorer l'interdiction de l'usure, ce qui permet aux musulmans pieux de percevoir des intérêts sur les prêts.
Pendant plusieurs siècles, cette approche pragmatique de la religion – connu sous le nom d'islam traditionaliste –a offert aux musulmans une manière de vivre stable et tout à fait satisfaisante. L'approche traditionaliste de l'islam prévaut encore dans de nombreuses zones rurales et dans les villes des pays musulmans lointains tels que le Maroc et le Yémen.
Mais l'islam traditionaliste a commencé à perdre son emprise à la fin du XVIIIe siècle alors que l'expansion européenne provoquait une forte baisse du pouvoir et des richesses du monde musulman. Comme ils étaient tombés sous contrôle européen, les musulmans ont dû reconnaître leur pauvreté et leur arriération culturelles. Plusieurs ont répondu en se tournant vers l'Europe pour trouver des idées et des méthodes nouvelles. Dans le processus, ils ont abandonné les pratiques bien établies de l'Islam traditionaliste. Comme les musulmans ont de plus en plus expérimenté de nouvelles interprétations de la loi sacrée, le traditionalisme a perdu leur soutien en faveur de trois autres approches de l'islam: la laïcité, le réformisme et le fondamentalisme.
Les musulmans laïques croient que le succès dans le monde moderne exige le rejet de tout ce qui fait obstacle à l'imitation de l'Occident. ("L'Occident" fait référence ici aux Amériques, à l'Europe et à la Russie -. Toutes ces régions héritières de la civilisation européenne.) Les laïques plaident pour le retrait complet de la loi islamique de la sphère publique. Par exemple ils ne permettent pas un homme d'épouser plus d'une femme, mais ils permettent la perception d'intérêts. Mais l'approche laïque éloigne de nombreux musulmans, aussi les gouvernements musulmans rarement l'adoptent. Les rares qui l'ont fait incluent le gouvernement de l'Albanie, qui a aboli complètement la religion; les gouvernements turc et du Sud Yémen, qui luttent pour le maintien des principes laïques, et les gouvernements syrien, irakien, et de l'Indonésie, qui permettent de nombreuses violations de ces principes.
Si les laïcs repoussent la charia entièrement afin d'embrasser la civilisation européenne, les musulmans réformistes essaient de concilier les deux. Pour faciliter l'acceptation des pratiques européennes, ils interprètent la charia pour rendre ses préceptes compatibles avec les façons européennes. Les Réformistes transforment l'islam en une religion qui interdit la polygamie, encourage la science, et exige la démocratie. Ils parviennent à plusieurs conclusions qui sont les mêmes que celles des laïcs mais - pour les rendre plus faciles à accepter – ils les qualifient d'islamiques. Par exemple, les réformistes eux aussi refusent la polygamie, ils le justifient, cependant, non pas en se référant aux habitudes occidentales mais en réinterprétant un passage clé du Coran. La flexibilité de l'Islam réformiste permet à toute contradiction d'être surmontée, et à toute politique d'être justifiée. Sa capacité d'adaptation plait à de nombreux dirigeants musulmans et la grande majorité d'entre eux ont adopté le réformisme. Cela va de la politique de la famille saoudienne (depuis environ 1930) et Shah Mohammed Reza Pahlavi , à Abd Jamal 'An-Nâsir et Mouammar al-Qadhdhafi.
Contrairement aux trois autres écoles d'interprétation, l'intégrisme considère que la loi de l'islam peut et doit être mise en œuvre dans ses moindres détails. Il fait valoir que le respect exact des commandements de Dieu dans la charia est un devoir qui incombe à tous les croyants, en plus d'être la principale source de force des musulmans. La loi est aussi valable aujourd'hui, insistent les musulmans intégristes, que dans les siècles passés. Ils opposent la splendeur de la civilisation islamique médiévale au retard et à la pauvreté des musulmans du XXe siècle, et ils font retomber la faute de cette dégénérescence sur l'Occident. Pour eux, le défi de la modernité centres se concentre sur la question de savoir comment appliquer pleinement la loi islamique en fonction de circonstances qui ont changé.
Bien que l'approche intégriste ait existé dans l'Islam depuis le VIIe siècle, et se soit même assurée des premiers succès politiques, elle n'est devenue une force puissante que dans les années 1920. L'intégrisme se développe lorsque les masses musulmanes cherchent du réconfort contre la pression de la modernisation et ont affaire avec l'Occident. Son attrait a tendance à croître alors que le processus de modernisation s'infiltre dans les sociétés musulmanes. Alors que les élites musulmanes qui rencontrent l'Europe moderne répondent généralement en expérimentant la laïcité et le réformisme, les masses préfèrent l'intégrisme. Elles souhaitent préserver les modes de vivre habituels et l'intégrisme leur offre l'instrument pour repousser les influences et les pratiques européennes. Akbar Hashemi Rafsanjani, président du parlement iranien, a déclaré ce qui est dans l'esprit de tous les fondamentalistes: «L'islam est important, car il est capable de vaincre la culture occidentale. »
Bien qu'ils semblent similaires et soient souvent confondus, les programmes traditionaliste et intégriste diffèrent à bien des égards: Là où l'islam traditionaliste prend en compte les faiblesses humaines, la vision intégriste exige la perfection. L'un est pragmatique, l'autre doctrinaire. Les traditionalistes ont atteint un mode de vie si bien réussi que ça a duré des centaines d'années sans modification majeure; les intégristes exigent autant mais leur mode de vie n'a pas encore été atteint. Les traditionalistes suivent les voies établies; les intégristes sont engagés dans un projet radicalement nouveau. En conséquence, les premiers n'ont pas besoin de nouveaux livres, les seconds écrivent énormément. Le traditionalisme se meurt, l'intégrisme en est à ses balbutiements.
Les intégristes croient qu'ils reviennent à des manières de faire bien établies et qu'ils sont en train de recréer un mode de vie ancien, mais en fait, ils adoptent un programme radical qui a peu de précédents. Si un intégriste comme Khomeiny est souvent considéré comme «médiéval», il est en fait différent de ceux qui ont vécu dans les siècles passés. Il répond aux défis spécifiques du XXe siècle avec des solutions modernes. Par exemple Khomeiny plaçant les autorités religieuses en charge du gouvernement de l'Iran, cela n'a pas de précédent dans l'histoire de l'islam ; la poursuite d'une économie islamique est également nouvelle. Considérer Khomeiny comme médiéval, c'est méconnaître profondément la façon dont il est une créature bien de son temps.
Les traditionalistes ne connaissent pas l'Occident ; les laïcs et les réformistes l'acceptent à des degrés divers ; les intégristes le rejetent. Les musulmansintégristes, - pas traditionalistes, laïques ou réformistes- sont ici le sujet. Les intégristes seuls ressentent systématiquement une profonde hostilité envers les grandes puissances ; les autres musulmans partagent une grande diversité de vues, y compris ceux qui sont très favorables à l'une ou l'autre des grandes puissances.
Les musulmans intégristes et la politique
Comme de plus en plus de musulmans sont attirés par les façons européennes, les faire revenir à la charia et empêcher les autres de s'égarer devient la préoccupation des intégristes. Ils regardent comment des musulmans abandonnent la rigueur de la charia, après avoir été séduits par les attraits superficiels de l'Occident. Dans une tentative de garder les musulmans loin de la civilisation occidentale, ils le décrivent comme esthétiquement répugnant, éthiquement corrompu et moralement obtus. Ils murmurent de sombres rumeurs de complot, affirmant que l'Occident propage sa culture pour affaiblir les musulmans et leur voler leurs ressources. Ils ignorent les réalisations économiques et culturelles de l'Occident, rabâchent son chômage et sa pornographie. Pour discréditer les musulmans laïques et les musulmans réformistes, les intégristes les appellent laquais des puissances occidentales.
Mais dénigrer l'Occident ne suffit pas. Pour attirer les musulmans qui ont cessé de pratiquer, les intégristes doivent imprégner l'islam de quelques-unes des mêmes fonctionnalités que propose la civilisation occidentale. Plus précisément, ils transforment la théologie et le droit de l'islam traditionnel en une idéologie moderne, un ensemble de théories économiques, politiques et sociales. Ils soutiennent que l'islam contient un programme politique systématique comparable à ceux originaires de l'Europe mais meilleur qu'eux. Pour eux, le libéralisme conduit à l'anarchie, le marxisme à la brutalité, le capitalisme à la cruauté, le socialisme à la pauvreté. Dans les mots succincts du leader malaisien Anwar Ibrahim: «Nous ne sommes pas socialistes, nous ne sommes pas capitalistes, nous sommes islamiques." Faire de l'islam une idéologie dote la religion d'une grandeur et d'une autorité sans précédents. Dans la déclaration célèbre faite par Hasan al-Banna, fondateur de l'organisation des Frères musulmans, «l'Islam est une foi et un rituel, une nation et une nationalité, une religion et un état, esprit et action, texte sacré et épée. »
Les différences dans les branches de l'islam et le lieu n'influent guère sur le point de vue intégriste. Les désaccords communautaires mis de côté, les intégristes chiites et sunnites ne diffèrent guère dans les objectifs ou les méthodes. Bien que résidant dans différentes parties du monde musulman - Afrique de l'Ouest, Moyen-Orient, Asie centrale et Asie du Sud – les intégristes partout se ressemblent. Lorsqu'ils sont dans l'opposition, ils font tous pression sur les gouvernements pour rejeter les influences occidentales, quand ils sont au pouvoir, ils tentent tout de suite d'extirper les manières occidentales.
Les différences qui existent reflètent différents niveaux d'engagement. Les intégristes conservateurs poursuivent une vie normale et encouragent leurs idéaux d'une manière pacifique, par le travail missionnaire, l'éducation et la vertu personnelle. Ils croient au changement évolutif. Bien qu'enclins à faire retomber la faute des problèmes actuels - la pauvreté, la défaite militaire, l'injustice, le laxisme moral - sur la divergence de l'Etat de la loi sacrée, ils ne se révoltent pas contre les autorités. Afin d'améliorer leur popularité, les dirigeants fragiles font parfois appel à des intégristes conservateurs pour appliquer la charia où cela peut se faire commodément.
Si les intégristes conservateurs craignent que l'énorme attrait de la culture occidentale érode les coutumes et les lois islamiques, les intégristes radicaux s'inquiètent à propos de la survie même de l'Islam. Un penseur clé radical, Sayyid Qutb, écrit en 1964 que l'âge moderne, présente « la plus dangereuse jahiliya [barbarie anti-islamique] qui ait jamais menacé notre foi. » Pour Qutb, «tout tourne autour de jahiliya, les perceptions et les croyances, les mœurs, la culture, l'art et la littérature, les lois et règlements, y compris une bonne partie de ce que nous considéronscomme la culture islamique. »
Rongés par la vision d'un système politique ordonné selon les principes islamiques, les radicaux voient le système actuel comme illégitime et se retirent de la société normale. Ils attaquent leurs gouvernements pour ignorer la charia, et réclament le pouvoir pour eux-mêmes au motif qu'ils sont les seuls qui aspirent à mettre en œuvre l'ensemble des préceptes islamiques. Le danger extrême justifie l'action extrême ; les radicaux poursuivent le changement par la violence révolutionnaire. Convaincus de la justice et de l'urgence de leur cause, ils adoptent tous les moyens qui les aident à atteindre le pouvoir, y compris les enlèvements, les assassinats, les bombardements, et le détournement.
Bien que beaucoup moins nombreux que les conservateurs, les intégristes radicaux ont un plus grand impact politique. Leur programme bien net fixe le programme et leur vaste infrastructure des mosquées et des confréries soufies pose le défi le plus aigu pour les gouvernements. Une volonté avérée d'utiliser la violence et une détermination à réussir souvent à les rendre invulnérables aux mesures de sécurité classiques. Comme les communistes, les intégristes radicaux forment des fronts qui utilisent d'autres alliés ; eux-mêmes, cependant, ne sont guère utilisés ou cooptés. Les Radicaux ont réussi à renverser le gouvernement en Iran ; ils présentent des défis importants pour les autorités au Maroc, en Tunisie, Nigeria, en Egypte, en Syrie, en Arabie saoudite, en Malaisie et en Indonésie.
Numériquement, les intégristes constituent une petite minorité dans la plupart des sociétés musulmanes et ils sont en difficulté. La mise en œuvre de la charia suscite une forte opposition chez les non musulmans et chez les musulmans laïques et les musulmans réformistes. Il éloigne aussi les autres intégristes qui appliqueraient la loi de manière différente ou veulent le pouvoir pour eux-mêmes. Rencontrant comme ils le font une résistance massive, les intégristes qui ont atteint le pouvoir soupçonnent leurs adversaires des pires motivations et répondent par la répression. Cela a été le cas au Soudan, Iran et Pakistan.
Parce qu'ils sont principalement concernés par une affaire interne à la société musulmane - l'application de la loi islamique -, les intégristes n'ont qu'un intérêt limité pour les non musulmans. Malgré leurs plans à long terme pour convertir les infidèles et propager la règle de l'islam, les intégristes sont, à court terme, sur la défensive. Chrétiens, hindous et autres non musulmans n'ont d'intérêt que dans la mesure où ils font obstacle aux efforts de vivre sous la charia: culturellement, en incitant les musulmans individuellement à s'éloigner de la loi, politiquement, en privant les Etats musulmans de leur indépendance. La peur est la clé des attitudes intégristes envers les non musulmans ; plus grande ils perçoivent la menace, plus intense est leur hostilité.
Alors que les menaces sur la culture et le pouvoir proviennent de nombreux milieux, les grandes puissances les incarnent avec le plus d'acuité. Aux yeux des intégristes, les États-Unis et l'Union soviétique « visent à détruire la culture islamique» et menacent l'indépendance des pays musulmans, aussi les intégristes musulmans ont-ils une hostilité particulière dirigée à l'encontre de ces deux pays.
Parti pris anti-américain
Les États-Unis sont beaucoup plus inquiétants pour les intégristes musulmans que l'Union soviétique. Leur influence culturelle et économique dépasse de loin celle des Sovietiques , leur idéologie est plus menaçante, et leurs intentions sont considérées comme étant plus hostiles. En bref, l'Amérique présente la plus grande série d'obstacles à la vie sous la loi islamique.
Hollywood et Mosfilm. En matière de culture, le monde ignore en grande partie l'Union soviétique. Qui utilise l'alphabet cyrillique, apprend le russe, écoute Radio Moscou, regarde des films soviétiques, assiste à l'Université d'Etat d'Asie centrale , ou passe des vacances en Crimée? La triste culture d'Etat de l'URSS n'a pratiquement aucun impact sur le monde musulman et sa culture vivante dissidente n'arrive pas jusque là. Seule la culture pré-révolutionnaire a une présence en dehors de l'Union soviétique.
Mais l'Amérique et ses alliés ont un immense impact culturel. L'alphabet latin, la langue anglaise, la BBC, Hollywood, l'Université de Californie, et la Riviera exercent une attraction quasi universelle. Tout ce que les Américains et leur gouvernement font exerce une fascination profonde. Les émissions de télévision américaines et les films sont régulièrement discutés et décriés. Les questions intérieures américaines, notamment raciales, les problèmes de criminalité et économiques, sont connus en détail. La musique populaire de l'Amérique, les jeux vidéo, les bandes dessinées, les manuels scolaires, la littérature et l'art atteignent tout le monde musulman. Ses vêtements, aliments, articles ménagers et machines se trouvent dans les villes et villages. Les coutumes sexuelles de la plupart des occidentaux, comme la danse mixte, existent dans l'Union soviétique ainsi qu'aux États-Unis, mais ils sont connus par les musulmans partout dans le monde, comme étant en provenance des Etats-Unis ; certaines pratiques abhorrées, à savoir les concours de pornographie ou de beauté, n'existent qu'aux Etats-Unis.
L'influence américaine touche aussi les musulmans d'une manière plus profonde. Dans le domaine délicat de la religion, les États-Unis exportent à la fois le christianisme (le rival traditionnel de l'islam) et la laïcité (son rival moderne). Les missionnaires chrétiens - presque oubliés aux États-Unis et en Europe occidentale - occupent une place importante pour les intégristes, qui les considèrent comme des leaders d'une attaque systématique contre l'Islam. Les intégristes discernent une forte composante de croisade dans la politique étrangère américaine. « L'attitude des États-Unis est motivée par plusieurs facteurs, mais le plus important, à mon avis », écrit 'Umar at-Talmasani, le leader intégriste égyptien, «est le fanatisme religieux .... Cette attitude est une continuation de l'invasion des Croisés il y a mille ans. »
Comble de l'ironie, les idées anti-religieuses viennent aussi des États-Unis. Bien que Moscou- pas Washington- soit un sponsor agressif de l'athéisme, son approche musclée doctrinaire, a peu de poids au-delà des limites du bloc soviétique. Les libres-penseurs, anti-religieux et athées dans le monde entier puisent leur inspiration dans l'Amérique.
Cela met en évidence une ironie encore plus grande: le marxisme lui-même vient à l'islam en grande partie en provenance du monde libre. La pensée marxiste en Amérique et en Europe de l'Ouest est dynamique et en phase avec les nouveaux développements intellectuels, alors que la version diffusée par le gouvernement soviétique est bornée et terne. Pire encore, parce que les autorités soviétiques constamment transgressent leurs idéaux pour répondre aux besoins concrets d'être une grande puissance, ceux-ci manquent d'honnêteté intellectuelle ou même de cohérence. Les écrits de prison d'Antonio Gramsci ont infiniment plus d'attrait que les discours de Brejnev. Les étudiants envoyés étudier à Paris, pas à Moscou, deviennent de fervents marxistes. Alors même sur le propre territoire idéologique de l'Union soviétique l'Amérique représente le plus grand défi.
Les musulmans intégristes sont convaincus que les journalistes des deux, l'Union soviétique et les Etats-Unis, s'efforcent d'affaiblir l'islam en répandant de fausses informations sur leur religion. Ainsi, un correspondant de Reuters a été expulsé d'Iran pour le dépôt de " rapports partiaux parfois faux" en mai 1985. Encore une fois, alors que la suspicion vise les deux camps, ce sont les journalistes américains qui comptent, pas leurs homologues soviétiques. Les nouvelles décisions sont prises à New York City, l'importance internationale d'un événement dépend de l'importance qui lui est donnée par les rédacteurs de grandes agences de presse, journaux, magazines et chaînes de télévision. Par conséquent, si les musulmans savent comment les nouvelles sont produites à New York, ils sont presque ignorants de la façon dont les médias soviétiques couvrent les nouvelles.
Les écoles étrangères sont peut-être la plus grande menace de toutes, en s'emparant de jeunes musulmans impressionnables, en leur enseignant les langues occidentales et en les contaminant avec des idées étrangères. Le rôle prépondérant que les missionnaires chrétiens ont joué historiquement dans l'éducation rend cette question d'autant plus alarmante. Encore une fois, et c'est Khomeiny qui exprime le mieux l'inquiétude des intégristes: « Nous n'avons pas peur de sanctions économiques ou de l'intervention militaire Ce que nous craignons, ce sont les universités occidentales. » Ce que les Américains voient avec une fierté particulière - la propagation de l'enseignement supérieur - les musulmans intégristes le considèrent comme très dangereux.
En somme, le plus attrayant d'une culture étrangère, les musulmans les plus intégristes en ont peur et le combattent.
Dollars et roubles. Si les musulmans intégristes cherchent un bouc émissaire responsable de leur pauvreté, la vaste influence industrielle et commerciale des Etats-Unis devient une cible toute trouvée. Les institutions économiques de l'Amérique jettent une ombre. Ses producteurs de pétrole, ses entreprises multinationales, ses réseaux de transport et ses structures bancaires dominent leurs territoires. Les sociétés américaines attirent les musulmans ambitieux avec des emplois lucratifs. Le dollar est la monnaie internationale, le billet du gouvernement américain est l'instrument le plus simple pour les placements à court terme, et Wall Street le plus grand marché des capitaux. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale sont largement perçus comme dominés par les Américains.
En accord avec leur peur de l'Occident, les intégristes considèrent l'activité économique étrangère dans leur pays comme de l'exploitation. Ils font des débats quasi-marxistes, affirmant que les États-Unis doivent beaucoup de leur prospérité au travail bon marché et aux ressources (en particulier le pétrole) du monde musulman. Les investissements étrangers et les sociétés multinationales sont accusés d'écrémages des actifs les plus précieux des pays musulmans avec l'aide des gouvernements locaux, ce qui est devenu particulièrement évident en Egypte après 1979.
En revanche, l'Union soviétique a une influence économique négligeable. Une économie soviétique moribonde ne pousse pas à adopter sa version du capitalisme d'Etat comme un modèle. Le rouble n'a pas de rôle international. L'URSS ne participe guère dans le commerce de pétrole avec les pays musulmans et son commerce d'autres produits est marginal. Elle n'a presque pas d'argent pour investir à l'extérieur de ses satellites. Inversement, les étrangers ne peuvent pas investir dans l'industrie lettone ou les mines de Sibérie. Que l'Union soviétique ait si peu de présence dans l'économie mondiale la protège de la critique ; les intégristes ne peuvent pas en faire la cause de leurs tribulations.
La présence d'un grand nombre d'Américains et d'Européens de l'Ouest dans les pays musulmans exacerbe la sensibilité des intégristes. Les touristes sont de grands dadais, ils piétinent des sites sacrés et se comportent sans pudeur. Les résidents étrangers contaminent la population locale avec les pratiques non-islamiques. Sauf pour les hippies, les anthropologues et les bénévoles - chacun choquant à sa manière - les Américains vivent dans les meilleures parties de la ville, bénéficiant d'installations au-delà de la portée de la plupart des musulmans, se livrant à des activités interdites par la loi islamique. Plusieurs gouvernements musulmans donnent une licence pour la boisson, le jeu et la prostitution, mais restreignent l'accès aux touristes et aux résidents étrangers, confirmant l'identification par les intégristes que ces péchés sont faits avec des étrangers. Les plages à part pour la baignade avec les seins nus ont un effet similaire. Les touristes soviétiques sont pratiquement inexistants en dehors du bloc soviétique, tandis que les résidents soviétiques dans les pays musulmans sont peu nombreux, rarement vus, et dans des groupes bien surveillés.
L'Amérique est omniprésente. S'il se promène à travers la partie moderne de presque toutes les villes, un musulman intégriste trouvera à s'opposer à une grande partie de ce qu'il voit: des indications en français et en anglais, les publicités luxueuses pour les cigarettes Marlboro, les importations de Coca-Cola et électronique Sony; les cinémas longs métrages américains ; les kiosques vendant Time et Newsweek, les hôtels de luxe hébergeant les touristes américains; les radios hurlant de la musique rock. En revanche, l'influence russe dérive quasi-exclusivement de ses prouesses militaires ; enlevez-la et la présence soviétique internationale est en fait très faible.
Le libéralisme et le marxisme. Le gouvernement des États-Unis représente les valeurs libérales, le gouvernement soviétique représente le marxisme tel qu'il est interprété par Lénine. Du point de vue des intégristes musulmans, ces idéologies américaines et soviétiques sont à peu près également inconciliables avec les principes islamiques et à peu près aussi odieuses. Mais les deux idéologies ne sont pas aussi menaçantes.
À première vue, le libéralisme semble préférable. Comme l'Islam, il respecte la foi religieuse, l'unité familiale et la propriété privée. Le marxisme, bien sûr, abolit ces choses et les remplace par le matérialisme dialectique, l'Etat et la propriété collective. Regarder de plus près, toutefois, révèle la superficialité de cette lecture. Les attaques marxistes contre la famille appartiennent à un passé lointain et n'ont plus de force réelle. Et tandis que le rejet marxiste de la propriété privée va beaucoup plus loin que n'importe quel point de vue des intégristes musulmans, beaucoup de ces derniers croient en limitant sévèrement le droit de la propriété privée avoir là un moyen de réaliser la justice sociale. Muhammad Baqir as-Sadr, le penseur irakien dont le livre sur l'économie a fortement influencé le gouvernement iranien, fait valoir que la propriété des biens dans l'Islam ne doit être ni entièrement privée, ni entièrement publique, mais un mélange des deux. Les intégristes se situent quelque part entre les libéraux et les marxistes sur la question de la propriété privée.
Dans un domaine clé - la religion - la plupart des intégristes rejettent le marxisme, mais même ici, la différence peut être réduite. La théorie marxiste exige l'athéisme, mais le socialisme comme tel n'en a pas besoin. Les croyants peuvent redistribuer la richesse aussi bien que les athées. Certains musulmans introduisent Dieu dans le marxisme, d'autres produisent des théories hybrides de «socialisme arabe» ou «socialisme islamique». Les intégristes ont bon espoir que les marxistes verront l'erreur de leur doctrine sur ce point. Par exemple, Hashemi-Rafsanjani a noté récemment que "à la suite des réalisations de la révolution islamique en Iran, les théoriciens marxistes et parmi eux Fidel Castro de Cuba, ont progressivement révisé leurs perspectives théoriques sur la religion et abandonné leur jugement de la religion comme étant « l'opium du peuple». Hashemi-Rafsanjani a cité Castro disant que la religion pourrait servir comme moteur révolutionnaire pour les masses.
Si l'Islam intégriste a peu de conflits avec le marxisme, les points d'accord entre ces deux idéologies sont nombreux, surtout quand ils s'opposent au libéralisme.
• Les Écritures fondatrices d'autorité. Le Coran et les œuvres de Marx et Engels sont des corpus de la doctrine immuable, mais très malléable. Les théories écrites détaillées priment sur l'expérience et le bon sens. L'hypothèse que la vérité est connaissable imprègne l'islam intégriste et le marxisme. Le libéralisme n'a pas d'ordre écrit, pas de dogme, pas d'interprètes autorisés.
• Des modes de comportement bien spécifiés. Tous les systèmes globalisants fournissent des conseils pour toute une série de questions, grandes et petites. L'islam intégriste commence par la sphère privée et se prolonge ensuite par le contrôle de la sphère publique, tandis que le marxisme le fait dans l'autre sens, mais en fin de compte les deux réglementent les affaires à la fois privé et publiques. Les réglementations spécifiques dans les deux systèmes diffèrent profondément, bien sûr, mais les détails importent moins que le fait que chacun d'entre eux aspire à réglementer l'ensemble de la vie. Le libéralisme laisse ses citoyens seuls autant que possible.
• La participation du gouvernement omniprésent. Dans la société islamique ou marxiste idéale, aucune activité ne se déroule sans référence à la philosophie de base: éducation, art, littérature, économie, droit, guerre, sexualité et religion, tout a une signification politique. Et si la théorie a quelque chose à dire sur tous les aspects de la vie, le gouvernement ne peut pas être loin derrière. Parce que les musulmans intégristes et les marxistes ont des objectifs spécifiques qui exigent que le gouvernement forme ses citoyens, le gouvernement devient un instrument pour modeler la société. Leurs codes les inclinent vers l'autoritarisme (contrôle par le gouvernement de la politique uniquement) et même le totalitarisme (contrôle du gouvernement sur tous les aspects de la vie). Seule une minorité de musulmans intégristes et non tous les marxistes vont dans cette direction, mais la tentation totalitaire existe dans les deux idéologies.
• Anti-individualisme. Les musulmans intégristes et les marxistes partagent une aversion pour ce qu'ils considèrent comme la décadence et le matérialisme grossier de la vie occidentale. Les caractéristiques d'auto-indulgence* [*qui ne se refuse rien et complaisant envers soi-même]et individualistes de la vie américaine contemporaine sont particulièrement inquiétantes. Rejetant les justifications philosophiques et politiques derrière la liberté d'expression, les deux condamnent ses manifestations et, à un degré surprenant, trouvent particulièrement odieuses les mêmes manifestations. La visions des musulmans intégristes et la vision marxiste d'une société structurée contraste avec le mode de vie ouvert, peu orthodoxe, indiscipliné, en Amérique et en Europe de l'Ouest. L'individualisme menace la stabilité des ordres intégriste et marxiste dans une égale mesure et c'est l'anathème pour les deux. Les deux soulignent les besoins de la collectivité par rapport à ceux de l'individu et une plus grande priorité est donnée à l'égalité sur la liberté.
• Des programmes ambitieux. Les musulmans intégristes et les marxistes ont des visions soi-disant nobles de la société qu'ils cherchent à imposer à leurs citoyens. Les confréries des musulmans et des travailleurs doivent transcender les différences géographiques, linguistiques, ethniques et autres. L'islam interdit la guerre entre musulmans ; le marxisme exige l'allégeance totale à la classe. L'Islam interdit la perception d'intérêts sur l'argent et le marxisme interdit le profit privé. L'Islam prescrit des taux d'imposition très faibles ; le marxisme appelle à la redistribution des énormes revenus. L'Islam appelle à une société en harmonie avec les lois de Dieu; le marxisme envisage une société en accord avec les principes "scientifiques". Les deux méprisent les modestes, réalistes espérances du libéralisme, choisissant de suivre des normes plus élevées.
• L'incapacité à atteindre les buts. Chaque système nécessite une transformation impossible dans le comportement ; les humains ne peuvent vivre en accord avec des principes divins ou scientifiques. Les musulmans comme les socialistes se sont longtemps affrontés entre eux, à commencer par la bataille du Chameau en l'an 656 après J.C (pour les musulmans) et la Première Guerre mondiale (pour les socialistes). La division actuelle du monde en Etats nationaux frustre autant les intégristes que les marxistes. La vie commerciale exige l'intérêt et les bénéfices. Les impôts autorisés par l'Islam sont insuffisants pour maintenir un gouvernement, aussi les dirigeants musulmans perçoivent des impôts interdits. La redistribution des revenus demandée par le marxisme sape l'ordre social et est rarement réalisée. Les efforts infructueux pour atteindre les nobles objectifs suscitent un sentiment d'échec, ce qui entraîne souvent un redoublement des efforts et un retour à des solutions extrêmes.
• Le découragement de la dissidence. Toute personne vivant dans un système intégriste ou marxiste qui a sa propre manière de faire peut s'attendre à rencontrer une sanction sévère. Pourquoi ceux qui connaissent l'absolue vérité toléreraient-ils la dissidence? La liberté d'expression n'a pas de sens pour les intégristes et les marxistes, qui découragent les idées divergentes. En revanche, les gouvernements libéraux des États-Unis et en Europe occidentale permettent à chaque citoyen de vivre comme il le souhaite (dans des limites évidentes) et de tenter de convaincre les autres de la vérité de ses idées.
• Le christianisme dépassé. Les musulmans comme les marxistes se considèrent comme les successeurs de la civilisation occidentale. .l'Islam prétend que la révélation de Mahomet remplace le christianisme comme la religion définitive, le marxisme prétend que le socialisme succède au capitalisme comme la dernière étape de l'évolution économique. En face de ces ambitions, la prospérité et la puissance de l'Amérique irritent tant les musulmans intégristes que les marxistes et, pour toutes leurs différences, incite à des liens entre eux.
Pour ces nombreuses raisons les musulmans intégristes trouvent le programme idéologique soviétique moins étranger que l'Américain. Ces traits communs ne signifient absolument pas que les intégristes musulmans approuvent le marxisme, mais seulement qu'ils ont un peu plus en commun avec les marxistes qu'avec les libéraux. Bien sûr, ce ne sont pas tous les intégristes qui considèrent les choses de la même manière. Les conservateurs - qui ont rarement poursuivi jusqu'au bout la logique de leurs pensées - trouvent généralement le libéralisme moins menaçant. Les radicaux - qui la suivent jusqu'au bout- préfèrent le marxisme. Les premiers penchent vers les États-Unis, les seconds aux pouvoirs d'établissement d'URSS ont tendance à allier Washington, les terroristes portent des kalachnikovs.
La Maison Blanche et le Kremlin. Le danger soviétique n'est pas sans importance. Selon l'ayatollah Khomeini, « Nous sommes autant en guerre avec le communisme international qu'en lutte contre les pillards mondiaux de l'Ouest ... le danger représenté par le pouvoir communiste n'est pas moindre que celui de l'Amérique. » Il déteste l'Union soviétique (un «camp de concentration") autant que les États-Unis ("un bordel à l'échelle universelle").
En fait, on pourrait s'attendre à ce que les musulmans intégristes voient l'Union soviétique comme la plus grande menace. Après tout, la Moscovie était déjà en train de conquérir des terres musulmanes au quatorzième siècle ; la poussée russe territoriale au détriment des musulmans a continué sous les tsars jusqu'aux années 1880, lorsque Moscou a conquis des territoires musulmans dans le Caucase et en Asie centrale. L'expansion russe dans les terres au sud et à l'est constitue le plus grand agrandissement territorial dans l'histoire. Bien que les bolcheviks avant 1917 aient promis l'indépendance à ces régions, une fois au pouvoir le gouvernement communiste a consacré d'énormes ressources pour assurer son emprise sur les territoires coloniaux tsaristes.
La conquête de longue durée des pays musulmans a repris fin 1979 avec l'invasion de l'Afghanistan. Ce peut être le présage d'autres ambitions au détriment des pays musulmans ; le contrôle sécuritaire de l'Afghanistan serait ouvrir la voie à la déstabilisation du Pakistan (en stimulant les troubles au Baloutchistan), ce qui amènerait l'Union soviétique dans le golfe Persique, avec ses vastes ressources pétrolières et de gaz. Les musulmans intégristes connaissent le dossier soviétique, comme le commentaire suivant à la radio iranienne précise:
Les aspirations tsaristes concernant la région du Golfe [persique] n'ont pas changé à l'époque de la Révolution d'Octobre socialiste. La politique soviétique a respecté les mêmes aspirations concernant la région du Golfe, ses eaux chaudes et ses ressources stratégiques de pétrole et l'immense réserve que la région a sur ce point. Lorsque l'Armée rouge a envahi le territoire afghan en 1979, Moscou a englobé une autre partie d'accès à la région avec l'espoir de l'étendre à l'avenir.
Aujourd'hui, l'Union soviétique comprend à l'intérieur de ses frontières près de 50 millions de musulmans, la seule masse de musulmans encore régie par une puissance européenne. Leur statut est semblable pour l'essentiel, à celui des Indiens sous la domination britannique ou de l'Algérie sous la domination française.
Le cas historique américain ne pouvait pas différer plus. Alors que Moscou a réuni un empire s'étendant de l'Allemagne à la Mongolie, les États-Unis ont encouragé la dissolution des empires européens. Des quatorze points de Woodrow Wilson, en 1918, à la manipulation de Dwight Eisenhower de la crise de Suez en 1956, les dirigeants américains ont fait pression sur les Etats français, britannique et d'autres d'Europe occidentale pour qu'ils se retirent des terres musulmanes. A part les Philippines, les États-Unis n'ont pas de participation coloniale dans l'hémisphère oriental ou avec les musulmans.
Pourtant, l'anti-impérialisme américain semble être oublié quand les intégristes examinent le monde autour d'eux. Les musulmans intégristes croient être d'accord avec l'Union soviétique sur la question du colonialisme, ainsi que sur son soi-disant successeur, le néo-impérialisme. Ils attribuent le mérite à Moscou pour avoir aidé à pousser les Etats de la Grande-Bretagne, la France, et les autres Etats d'Europe occidentale à la décolonisation après 1943, et il s'en est produit une rancune qui demeure. Des relations étroites de l'Amérique avec la Grande-Bretagne et la France l'ont fait, aux yeux de nombreux musulmans, hériter de leur manteau impérial. Des relations étroites avec Israël, considérée comme faisant partie d'un complot impérialiste, les irritent.
En effet, bien que le gouvernement de l'Iran reste à l'écart des deux grandes puissances (comme en témoigne son slogan, «Ni Est ni Ouest»), il maintient toujours de meilleures relations avec l'Union soviétique. Il y a plusieurs raisons à cela.
Une fois l'indépendance réalisée, l'URSS a fourni un contrepoids utile à la puissance prépondérante de l'Amérique. Comme l'Egyptien Sayyid Qutb a écrit en 1951, les musulmans « sont dans le besoin temporaire de la puissance communiste. » Pour des raisons similaires, aujourd'hui le ministre iranien des Affaires étrangères appelle à l'amélioration des relations politiques, commerciales et scientifiques avec l'URSS
La couverture médiatique accroît la perception des États-Unis comme la principale menace. La plus petite loi américaine reçoit l'attention de tous depuis les ambassadeurs des Nations Unies jusqu'aux journalistes, ses processus décisionnels sont rendus publics, ses problèmes et ses espoirs sont connus de tous. Inversement, l'action soviétique suscite peu d'intérêt. L'empire de la Russie est aussi obscur que le film qu'il produit: les efforts poursuivis pour l'absorption de plusieurs dizaines de millions de musulmans dans la société soviétique sont pratiquement invisibles. L'invasion de l'Afghanistan a attiré une certaine attention, mais seulement une petite partie de ce qu' un effort comparable de l'armée américaine aurait suscité. Le contrôle de style colonial de Moscou sur leYémen du Sud passe presque inaperçu. L'influence mondiale des médias américains a pour effet d'exagérer le rôle de Washington et de diminuer celui de Moscou.
Cela peut en partie expliquer le fait étrange que les États-Unis sont même tenus de rendre compte pour les activités soviétiques. Lorsque l'Union soviétique a établi des relations diplomatiques avec plusieurs pays du Golfe Persique en 1985, les responsables iraniens ont interprété ceci comme un stratagème américain. «Washington est sans aucun doute au courant et à la base de ces développements, puisque le monopole d'influence américaine, en tout cas, ne laisse aucune place pour l'infiltration soviétique .... [Peut-être] y a-t-il un accord tacite entre Washington et Moscou pour défendre la région vis-à-vis d'un tiers [c'est-à-dire l'Iran] qui menace les intérêts des deux parties. » Les intégristes iraniens attribuent à Washington la responsabilité pour l'expansion de l'influence de Moscou ! Aussi dangereuse que puisse être l'Union soviétique, les États-Unis paraissent toujours pires.
Mais Khomeiny fait plus retomber la faute sur les Américains, et son anti-américanisme mordant donne le ton pour le gouvernement iranien et affecte les vues des intégristes musulmans dans le monde entier. «Ceux qui créent des perturbations dans les rues ou dans les universités .... sont des adeptes de l'Ouest ou de l'Est. À mon avis, ils sont pour la plupart adeptes de l'Ouest. » A ses yeux, le dossier de l'expansion russe contre l'Iran au cours des 250 dernières années n'est rien en comparaison du rôle des États-Unis pendant les 25 années avant la révolution islamique. Pour lui, les États-Unis ont mis le chah au pouvoir en 1953 et l'ont gardé jusqu'en 1978. Khomeiny estime que l'Iran durant cette période était devenu «officiellement une colonie des Etats-Unis »
Les Soviétiques peuvent menacer à travers une longue frontière, mais les Américains ont déjà dirigé le pays, c'est ce que les dirigeants intégristes voient, et pour eux ils prévoient de le faire à nouveau. Khomeiny croit que les États-Unis souhaitent prendre le contrôle économique de l'Iran: ". Tout dans notre trésorerie sera vidé dans les poches de l'Amérique" Il interprète l'attaque de l'Irak contre l'Iran en septembre 1980 comme un complot américain et attribue la capacité de l'Iraq à continuer la guerre à l'aide américaine. Les commentaires iraniens accusent les Etats-Unis de déployer leurs meilleures « ressources dans les domaines de la politique, de l'armée et de la culture » contre l'Iran. Pour toutes ces raisons, conclut Khomeiny, « l'Iran est un pays effectivement en guerre avec l'Amérique. »
L'agression américaine contre l'Iran s'inscrit dans un modèle plus large. L'Amérique « a désigné ses représentants dans les pays musulmans et non musulmans pour priver tous ceux qui vivent sous leur domination de leur liberté. » Faites une seule erreur et les Américains vont bondir: «Le danger que constitue l'Amérique est si grand que si vous commettez le moindre oubli, vous serez détruits». En bref, « les plans américains c'est de nous détruire, nous tous. » Les États-Unis ont largement réussi, aussi, du moins en ce qui concerne les lieux dont Khomeiny se soucie le plus: comme il le dit en septembre 1979, « Aujourd'hui, le monde de l'Islam est prisonnier entre les mains de l'Amérique. »
Moins contestée par les intégristes radicaux, ou parce qu'ils connaissent moins l'Union soviétique, les intégristes radicaux la craignent moins. En termes plus positifs, ils sont légèrement mais constamment plus pour l'Union soviétique que pour les États-Unis. Tant que l'Amérique et son mode de vie traditionaliste attireront musulmans laïques et musulmans réformistes, les intégristes dirigeront la plus grosse part de leur hostilité contre les États-Unis.
La politique américaine envers les musulmans intégristes.
Cette analyse a plusieurs conséquences majeures. Parmi les quatre principales raisons pour lesquelles les intégristes musulmans sont plus anti-américains qu'anti-soviétique, trois sont fixes. L'influence culturelle, le dynamisme économique et l'idéologie étrangère des États-Unis resteront comme elles sont, peu importe qui sont les dirigeants américains ou quel cours leur politique prend. Aucune action spécifique ne rendra le pays moins contestable aux yeux des intégristes. Inversement, rien ne peut faire gagner à l'Union soviétique un rôle culturel, économique ou idéologique comparable à celui de l'Amérique.
En d'autres termes, ce que l'Amérique est, non ce qu'elle fait, constitue son plus grand défi lancé aux musulmans intégristes. C'est minime ce qui peut être fait pour éviter les heurts entre l'Amérique et les fondamentalistes. Si le gouvernement des Etats-Unis était prêt à prendre toutes les mesures pour apaiser les intégristes, la plupart des problèmes demeureraient. Désavouer la doctrine Carter, démanteler le Commandement central, renoncer à Israël, et soutenir les forces intégristes au Liban et en Afghanistan laisseraient encore les publicités, les idéologies, les écoles et les entreprises multinationales qui attirent les musulmans. Finalement, Washington ne peut pas faire grand chose pour réduire les craintes des intégristes.
Il reste une étape positive ouverte aux États-Unis: tenter de convaincre les intégristes qu'en ce qui concerne le quatrième facteur, la menace politico-militaire, l'Union soviétique les menace plus. Le point de vue intégriste que les États-Unis présentent la principale menace pour l'indépendance musulmane est tout simplement faux: en fait, l'Union soviétique constitue cette menace. Rappeler aux intégristes des données de base - qui règne sur 50 millions de musulmans dans le Caucase et en Asie centrale, qui contrôle le Yémen du Sud, qui a des troupes en Afghanistan - peut leur faire porter plus leur attention sur le comportement soviétique. Les objectifs d'un tel effort seraient modestes; le fait de diriger l'attention sur l'empire soviétique n'est pas de faire des amis pour les États-Unis, mais de faire comprendre aux intégristes la véritable nature des dangers auxquels ils sont confrontés.
Le gouvernement américain a de nombreux moyens pour rendre les intégristes musulmans (et les autres) plus conscients de la menace soviétique: des discours de dirigeants politiques, des programmes de Voice of America, des déclarations à l'Organisation des Nations Unies et d'autres instances internationales, et ainsi de suite. Faire de la menace soviétique aux musulmans un thème majeur provoquerait presque certainement le débat international et serait pour le plus grand bénéfice de l'Amérique.
Pour les décideurs américains, la difficulté de traiter avec des musulmans intégristes se pose dans trois situations: quand ils s'opposent à des gouvernements pro-américains, quand ils s'opposent à des gouvernements pro-soviétiques et quand ils contrôlent des gouvernements.
Opposition aux gouvernements pro américains. Aussi tentant que cela puisse être de se précipiter et d'aider un dirigeant musulman faisant face à l'opposition des puissants intégristes, cela se révèle souvent contre-productif. Lorsque les dirigeants en difficulté acceptent l'aide américaine, ils deviennent plus vulnérables à des accusations de vente de leur indépendance à Washington. L'extrême sensibilité des musulmans intégristes au moindre soupçon de dépendance à l'égard une grande puissance rend le dilemme d'aider ses amis sans susciter une opposition, particulièrement aigu.
Pour aggraver les choses, les dirigeants musulmans refusent parfois de reconnaître le grand danger qu'il y a à susciter la colère des intégristes. Le shah d'Iran était associé de trop près avec les États-Unis; il en fut de même pour Sadate. Comme musulmans laïques ou réformistes, ces dirigeants étaient si orientés vers l'Occident, qu'ils ont constamment sous-estimé le problème de la contamination étrangère et de la puissance des intégristes. Sadate était devenu si absorbé par sa réputation en Occident- le Nobel de la paix, les ovations de sessions conjointes du Congrès des États-Unis - qu'il a perdu contact avec sa base de pouvoir qui lui était propre, les militaires égyptiens. Les leaders musulmans amis ne peuvent pas être autorisés unilatéralement à étendre leurs relations avec les États-Unis: les Américains doivent prendre part à cette décision. (Ce problème empoisonne l'Union soviétique autant que ses clients musulmans : en Afghanistan, Nur Muhammad Taraki et Hafizullah Amin ont sous-estimé leur opposition islamique aussi mal que les alliés américains ; de même, les dirigeants soviétiques n'ont pas compris la profondeur de la résistance à leur invasion.)
Lors de l'évaluation des liens avec les Etats musulmans amis, il faut prendre garde de ne pas inutilement focaliser sur les États-Unis la colère des intégristes. Les intégristes attaquent ce qu'ils voient de leurs propres yeux. L'importation de blé suscite moins d'animosité que l'importation des films et des vêtements. Les soldats américains isolés des populations autochtones posent moins de problèmes que les soldats stationnés dans les villes. La coopération tranquille avec un gouvernement ami provoque moins d'opposition que des déclarations ouvertes de soutien à des réunions publiques. De solides relations ne doivent pas avoir une grande visibilité: l'idéal est qu'elles soient presque invisibles.
Lorsque les forces communistes ou pro soviétiques menacent, les régimes pro-américains sont tentés de promouvoir les intégristes comme un contrepoids, ou même de les faire entrer dans le gouvernement. Mais cette tactique comporte un grand danger. Les gouvernements tunisien et égyptien ont encouragé les intégristes dans le début des années 1970, pour perdre le contrôle de ces mouvements à la fin de la décennie. Les politiciens laïques en Turquie et au Soudan ont formé des coalitions avec les intégristes dans le milieu des années 1970, puis ils ont adhéré aux efforts des intégristes pour imposer la charia. Et quand un non intégriste comme Zulfikar Ali Bhutto au Pakistan essaie de gagner le soutien des intégristes en imposant la loi islamique, il échoue en général, car ils se méfient encore de lui.
L'imposition de la charia crée trois sources de tension avec les États-Unis. Tout d'abord, les Américains ont des difficultés à soutenir un gouvernement qui flagelle les buveurs d'alcool, coupe les mains des voleurs et lapide ceux qui commettent l'adultère. Odieuses à la morale occidentale, ces pratiques suscitent une répugnance américaine. Deuxièmement, l'opposition généralisée à la version de la loi des intégristes entraîne une augmentation de la répression et de l'instabilité, et ceci à son tour conduit à l'anti-américanisme. Troisièmement, le renforcement de certains des adversaires les plus acharnés de l'Amérique dégrade inévitablement les relations avec les États-Unis.
D'une certaine façon, les intégristes conservateurs menacent les intérêts américains plus que ne le font les radicaux, car ils peuvent faire sentir leur influence au sein des régimes favorables aux États-Unis, tandis que les radicaux s'opposent trop aux autorités pour être tentés de former une coalition. Cependant, en fin de compte, les intégristes radicaux sont le véritable danger. Comme on les voit comme des ennemis plus profonds des États-Unis que les marxistes, leur accession au pouvoir a presque toujours nui aux États-Unis et à ses alliés. Un régime intégriste musulman est préférable à un régime marxiste, mais il menace les intérêts américains plus qu'aucune autre alternative.
Si les États-Unis sont invités à conseiller des alliés musulmans sur la question de la coopération avec l'opposition intégriste, leurs conseils doivent être simples. Sauf circonstances particulières le justifiant, les USA s'opposent à l'application de la charia et découragent l'amélioration de la puissance des intégristes. Les États-Unis ne doivent ni aider les mouvements intégristes qui s'opposent à des gouvernements amis, ni inciter ses amis à les apaiser. Le contact avec les intégristes radicaux est nécessaire, bien sûr, pour comprendre leurs points de vue et surveiller leur influence, mais aucune assistance ne devrait être fournie.
Opposition aux gouvernements pro-soviétiques. Lorsque des musulmans intégristes s'opposent à des gouvernements pro-soviétiques, les États-Unis sont naturellement tentés de fournir une aide aux intégristes. Mais cela ne devrait être fait qu'avec la plus grande prudence, voire pas du tout, et avec la pleine conscience des dangers impliqués. Même une aide à court terme peut avoir des conséquences dangereuses. Soutenir les intégristes pourrait faire d'eux la seule alternative aux communistes ; les États-Unis peuvent renforcer par inadvertance les deux extrêmes contre le milieu, en serrant ses alliés naturels entre les clients soviétiques et les fondamentalistes musulmans. Les modérés, dont les vues correspondent plus étroitement à celles de l'Amérique, pourraient être détruits dans le processus.
Prenant note de ces dangers, les groupes musulmans intégristes ne devraient recevoir l'aide américaine que lorsque deux conditions sont remplies de nouveau: le gouvernement auquel ils s'opposent crèe des problèmes très importants pour les États-Unis et les fondamentalistes forment la seule opposition non communiste.
La Libye, la Syrie et l'Afghanistan tous répondent au premier critère. Mais les intégristes sont seulement un élément mineur dans l'opposition au régime de Mouammar al-Kadhafi; l'aide américaine doit donc aller seulement à l'opposition non intégriste. En Afghanistan aussi, la deuxième condition n'est pas remplie, car les groupes de moudjahidines non intégristes sont actifs tant dans les combats en Afghanistan et dans la politique de réfugiés au Pakistan; ceux-ci méritent le soutien militaire, politique et financier des États-Unis. Cependant en Syrie la deuxième condition est remplie. Les Frères musulmans constituent la seule opposition sérieuse au régime de Hafez al-Assad, et ils ont fait preuve de détermination et d'ingéniosité. En l'absence d'une force modérée à appuyer, les intégristes syriens pourraient bien bénéficier d'une aide des États-Unis.
Les intégristes au pouvoir. Les conservateurs cherchent habituellement à avoir de bonnes relations avec les États-Unis et, en gardant les profondes différences entre leurs objectifs et ceux des États-Unis à l'esprit, des liens devraient être cultivés. Le désaccord sur les objectifs à long terme signifie que la coopération avec une grande puissance est limitée à la tactique. Le Pakistan ressemble à la Chine dans la façon dont il travaille avec les États-Unis contre l'Union soviétique: les deux pays prennent de l'argent et l'aide sans donner l'amitié. L'application de la loi islamique crée des problèmes de droits de l'homme, aussi les États-Unis ne peuvent pas devenir trop étroitement associés avec les dirigeants intégristes, comme ce fut fait avec un Ja'far Numayri-au Soudan.
Les Radicaux ont des relations atroces avec les États-Unis, et pour d'évidentes raisons culturelles, économiques et idéologiques. Nonobstant leurs craintes de la civilisation occidentale, les États-Unis devraient faire de leur mieux pour rendre mieux connu le danger soviétique pour l'indépendance musulmane. Même un adversaire aussi inflexible que Khomeiny est susceptible d'insister moins sur l'Amérique, s'il devient plus averti de l'expansionnisme soviétique.