Daniel Pipes est historien et auteur de plusieurs livres et de nombreux articles de presse sur le Moyen-Orient. Il est directeur du Middle East Forum, et son message à la Conférence de Melbourne sur l'antisémitisme donnait le frisson. Je l'ai interrogé à ce sujet.
Rachael Kohn: Daniel Pipes, de nombreuses personnes ont entonné le mantra «Jamais plus», et ne peuvent pas imaginer que l'Holocauste se produise encore une fois. Mais vous avez lancé un avertissement ce matin en disant que ce n'était pas impensable. Quelles sont les raisons pour [adopter] ce point de vue, que certains pourraient considérer comme trop pessimiste?
Daniel Pipes: Eh bien la principale source d'antagonisme envers les Juifs vient cette fois-ci de la part des musulmans, et en regardant les chiffres de population, certains musulmans en ont conclu, y compris un politicien iranien de façon officielle, en ont conclu [disais-je] que ce serait peut-être une bonne idée d'avoir un échange d'armes nucléaires. Cela ne laisserait pas Israël, mais le monde musulman serait seulement endommagé. C'est le genre de pensée qui est à la fois effroyable et aussi quelque chose à laquelle nous devrions être attentifs.
Rachael Kohn: Est-ce juste un sentiment anti-Israël? Ou cela a-t-il des implications plus profondes sur l'antisémitisme? Y a-t-il des expressions qui sont classiquement antisémites?
Daniel Pipes: Il y a ce genre d'expressions. Je pense que réfléchir à l'idée d'un échange d'armes nucléaires avec l'intention de détruire Israël exige une mentalité exterminationniste. C'est-à-dire requiert l'idée que les Juifs ne sont pas des êtres humains, et peuvent être, doivent être tués, massacrés à une grande échelle. Et cela à son tour nécessite un conditionnement. Et c'est pourquoi je vois ce qui s'est passé dans ces 15 dernières années dans le monde musulman comme à peu près analogue à ce qui s'est passé entre 1933 et 1939 en Allemagne. La préparation du terrain pour un massacre éventuel.
Rachael Kohn: Mais cela soulève la question, ce que l'expérience de l'Holocauste a enseigné au reste du monde. Où sont ceux qui ne sont pas Juifs, qui ne sont pas Israéliens, qui ont retenu la leçon de l'Holocauste et qui eux-mêmes considèrent cela comme abominable. Vont-ils venir en aide aux Juifs qui sont la cible de ce genre de propagande antisémite?
Daniel Pipes: Je pense qu'il y a une tendance, la réponse courte serait non. Je pense qu'il y a une tendance à rejeter ce genre de soucis comme alarmistes et inconcevables, et donc aucune véritable préparation n'a été faite. C'est tout pour le moment. Il y a un problème très grave dans le gouvernement des États-Unis ces jours-ci avec le programme nucléaire en Iran, et il se pourrait qu'il soit éliminé d'une manière ou d'une autre. Ce ne serait pas principalement pour cette raison, mais certainement la possible agression iranienne contre Israël est un facteur alarmant en ce qui concerne la constitution d'une capacité nucléaire par les Iraniens.
Rachael Kohn: je rencontre régulièrement des gens qui considèrent Israël comme l'agresseur et remarquent qu'il a probablement des armes nucléaires. Quelle est la réponse à cela, la justification je suppose, pour ce genre de propos antisémites en vogue dans le monde musulman.
Daniel Pipes: Le monde musulman a eu un moment difficile dans les deux derniers siècles. Cela n'a pas été bon pour eux. Les musulmans disent qu'il y a un millénaire, ils étaient en tête en termes d'alphabétisation, de pouvoir politique et de pouvoir militaire, de prouesse technologique et ainsi de suite. Aujourd'hui, pour dire les choses simplement, les musulmans sont au plus bas. Et cette chute [qui a conduit] de la bénédiction de Dieu à cette situation difficile, est une période très difficile à laquelle les musulmans ont beaucoup de mal à faire face. Cela se trouve à la base du tournant effectué vers l'islam radical qui a été si sensible dans les dernières décennies. Et une expression de cette difficulté à se réconcilier avec la modernité a été d'en vouloir profondément à ceux qui sont les plus modernes, y compris les Juifs. Les Juifs ont bien profité ces deux derniers siècles, ont pris une part très importante dans l'expérience moderne, et les musulmans sont enclins à voir les Juifs comme le symbole de leur problème.
Rachael Kohn: Vous dites que les Juifs ont bien profité de l'existence pendant les deux derniers siècles, à l'exception de l'Holocauste, bien sûr.
Daniel Pipes: Eh bien, je ne voulais pas dire en termes d'Holocauste ou de pogrom, je voulais dire en termes d'adaptation à la modernité, en y participant, et en ayant un rôle majeur dans cette modernité. Il y a toutes ces statistiques qui montrent que le pourcentage de la population mondiale des Juifs est bien inférieure à 1%, et qui montrent [en face]le nombre de prix Nobel qui ont été remportés par les Juifs. En ce sens, il y a eu un bon profit de l'existence.
Rachael Kohn: En tant qu'historien, vous devez savoir que les juifs ont vécu relativement mieux sous le règne musulman que sous la domination chrétienne. Quand cela a-t-il changé si radicalement?
Daniel Pipes: ce fut très radical et rapide. L'expérience juive depuis les origines de l'Islam au 7e siècle, jusqu'à plus particulièrement en 1945, était meilleure sous la domination musulmane que sous la domination chrétienne. Et depuis 1945, elle a été meilleure sous la domination chrétienne que sous la domination musulmane. On peut le voir, par exemple par un échange de populations. Les Juifs ont fui les pays chrétiens pour aller dans les pays musulmans, jusqu'en 1945.
Pas plus tard que les années 1930, lorsque les Juifs ont fui l'Allemagne pour aller en Turquie. Depuis lors, cela a été l'inverse. Je pense que cela souligne le fait que les choses changent. Vous savez, ce que semblait être quelque chose de permanent, le fait que les Juifs étaient mieux lotis dans les pays musulmans, a juste changé du jour au lendemain, en un moment, a changé. Cela souligne également le fait que le monde musulman traverse actuellement une étape très difficile et c'est sans doute temporaire. C'est de nouveau comparable à l'Allemagne au milieu du siècle dernier. C'était une horrible horrible période, elle a causé beaucoup de dommages à l'Allemagne et au monde extérieur, mais les Allemands en sont sortis. Et c'est pourquoi il reste à comprendre comment le monde musulman peut sortir de cette période particulièrement difficile dans laquelle il se trouve
Rachael Kohn: Eh bien parlons de changement historique radical, les attitudes en Amérique envers les Juifs peuvent-elles changer radicalement? Est-il bien prouvé que l'attitude des musulmans que l'on voit dans le Moyen-Orient, a une incidence sur les attitudes en Amérique du Nord envers les Juifs?
Daniel Pipes: on peut voir un impact considérable au Canada, où, par exemple, pendant un certain temps, les dons au Hamas étaient légaux et des dons à l'équivalent israélien de la Croix-Rouge n'étaient pas légaux. Cet impact est beaucoup moins fort aux États-Unis. C'est difficile à dire car c'est trop tôt pour prédire de quel côté cela va aller, mais au Canada, c'est certainement nettement présent. Disons l'importation des attitudes du Moyen-Orient et affectant la vie canadienne.
Rachael Kohn: Finalement Daniel Pipes, je pense que la plupart des gens considèrent l'existence d'Israël comme étant le problème, et donc la solution au problème israélo-palestinien sonnera le glas de cette sorte d'antisémitisme. Que répondez-vous à ce genre d'argument?
Daniel Pipes: Eh bien d'abord je ne pense pas que l'existence d'Israël soit la source du problème, c'était là avant. Cela l'a aggravé, c'est sûr, et la disparition d'Israël le diminuerait, mais ne l'éliminerait pas. Mais quand même, je trouve cela très curieux que l'on puisse penser qu'un l'État florissant devrait être détruit simplement parce que certaines personnes ne l'aiment pas . Israël est là, et l'objectif pour lequel nous devons tous travailler est que les Palestiniens et les autres viennent à l'accepter. Et construire une vie décente pour eux-mêmes.
Ce que vous voyez aujourd'hui est la population palestinienne qui se consacre tellement à la destruction d'Israël qu'elle ne tient pas compte de son propre bien-être. Vous avez un système politique, une économie, une société et une culture qui vont très mal, parce que le gros de l'intérêt palestinien est dans la destruction d'Israël. Il est temps de se concentrer sur cela, pour changer cela, et encourager les Palestiniens à cultiver leur propre jardin, à développer leur propre vie et de laisser les Israéliens tranquilles.
Rachael Kohn: Etes-vous optimiste à ce sujet avec le changement de leadership parmi les Palestiniens?
Daniel Pipes: Je pense qu'il y a des changements importants avec la mort d'Arafat, mais je pense que Mahmoud Abbas est tout simplement quelqu'un qui est plus intelligent dans ses efforts pour détruire Israël. Il est plus perspicace. Je ne vois pas un changement fondamental d'esprit ; je pense qu'un changement fondamental d'esprit, poussant le corps politique palestinien à accepter Israël est quelque chose que nous tous, à l'intérieur et en dehors du conflit, devons nous efforcer d'atteindre.
Rachael Kohn: Seriez-vous d'accord avec Itamar Marcus que c'est une sorte de haine profonde existentielle des Juifs qui ne doit pas beaucoup à des positions politiques particulières ?
Daniel Pipes: Oui, je le serais. Il y a une tendance simpliste et fausse de voir les Juifs comme un groupe politique[monolithique], alors qu'en fait les Juifs ont tout un éventail d'opinions politiques, et il y a une tendance à voir tous les Juifs ayant une pensée unique , alors que ce n'est pas le cas. Et il y a une tendance à vouloir détruire Israël et ne pas l'accepter, et Itamar Marcus a fait un travail magnifique en décrivant cela.
Rachael Kohn: Daniel Pipes, je vous remercie beaucoup pour m'avoir parlé.
Daniel Pipes: Je vous remercie de m'en avoir donné l'occasion.
MUSIQUE
Rachael Kohn: le dernier livre de Daniel Pipes est Miniatures: Views of Islamic and Middle Eastern Policies. Son site web DanielPipes.org est le seul site web en anglais le plus visité sur le Moyen-Orient et l'islam.