Politique Internationale : Indépendamment du plan Trump, qui est principalement centré sur Gaza, croyez-vous toujours à la solution à « deux États » ?
Daniel Pipes : Non et oui. Un État palestinien est totalement inacceptable — voire absurde — tant que les Palestiniens cherchent à détruire Israël, comme certains des membres de l'Autorité palestinienne (1) et le Hamas aspirent manifestement à le faire. Mais le jour où les dirigeants palestiniens et la majorité de la population accepteront Israël, alors oui, une Palestine aux côtés d'Israël sera envisageable. Je pense que si les Palestiniens subissent une défaite, ils pourront finir par accepter l'existence d'un État juif. Mon projet « Israel Victory » montre la voie à suivre.
P.I. : En quoi ce projet consiste-t-il ?
D.P. : L'historien que je suis constate que les guerres ne prennent fin que lorsqu'une des parties abandonne ou est vaincue par les armes ; sinon elles se poursuivent indéfiniment. Dans le cas du conflit israélo-palestinien, Israël doit infliger un sentiment de défaite aux Palestiniens. Ce qui n'est pas facile compte tenu du soutien international dont ils bénéficient, en particulier de la part des islamistes et de la gauche, mais c'est possible. Pour y parvenir, je préconise plus de communication et moins de violence, c'est-à dire le contraire de ce que le gouvernement israélien a fait depuis le 7 Octobre.
P. I. : Ce que le Hamas a fait de Gaza n'est-il pas un contre-exemple à opposer à ceux qui sont favorables aux deux États ?
D. P. : Oui, c'est vrai. Le Hamas cherche à détruire l'État juif d'Israël et non à coexister avec lui dans le cadre d'une solution à deux États. La bonne nouvelle, c'est que ni le Hamas ni l'Autorité palestinienne ne sont profondément ancrés dans la population. Ils peuvent être éliminés et laisser place à un nouveau leadership palestinien plus convenable. Mais pour que ce scénario se réalise, les Israéliens doivent y mettre du leur.
P. I. : Si un tel État palestinien devait voir le jour, devrait-il être situé uniquement en Cisjordanie ou à la fois en Cisjordanie et à Gaza ?
D. P. : Les deux solutions sont concevables. Malgré un siècle de propagande sur une Palestine unique et unitaire, il faut bien reconnaître que la Cisjordanie et Gaza ont peu de choses en commun. Sur le plan culturel, la Cisjordanie fait partie de la zone culturelle de la Grande Syrie, tandis que Gaza se rattache à l'aire culturelle égyptienne. Leurs populations ont des accents arabes différents, mangent une nourriture différente et ont des expériences historiques différentes.
P. I. : La capitale de cet État devrait-elle être à Jérusalem-Est ou ailleurs (Ramallah ...) ?
D. P. : Par définition, puisque la Palestine doit être fondée sur l'acceptation d'Israël avec Jérusalem comme capitale, la capitale palestinienne doit être située dans un autre endroit.
P. I. : Cet État palestinien devrait-il être durablement démilitarisé ?
D. P. : Non. Si les Palestiniens étaient véritablement déterminés à vivre aux côtés d'Israël et s'ils prouvaient de manière constante leurs bonnes intentions sur une longue période, il ne serait pas nécessaire qu'il soit démilitarisé. Mais c'est beaucoup demander, il faut bien l'admettre.
P. I. : Une autre formule que les deux États est-elle imaginable ? Par exemple, un seul État mais avec une Cisjordanie autonome sur le modèle de la Catalogne en Espagne ?
D. P. : Effectivement — et je vous donne là mon avis indépendamment des suggestions inscrites dans le plan Trump —, un retour aux années 1950, avec l'Égypte qui gérerait Gaza et la Jordanie la Cisjordanie, serait une solution acceptable. Malheureusement, ni l'Égypte ni la Jordanie ne montrent la moindre intention d'assumer cette responsabilité. Lors d'un voyage en Jordanie il y a quelques années, j'ai eu la nette impression que mes interlocuteurs pensaient avoir tendu un piège à Israël en 1967 en l'amenant à prendre le contrôle de la Cisjordanie, région réputée ingérable.
P. I. : Donald Trump est-il personnellement favorable aux deux États ? Soutiendrait-il une autre formule ?
D. P. : Qui sait avec Trump ? C'est un tel mélange d'ignorance, d'inconstance et d'égocentrisme... Il semble mépriser les Palestiniens tout en se souciant démesurément des Israéliens et des Arabes du Golfe. Mais cela pourrait changer à tout moment.
P. I. : Quelles sont les concessions minimales que devraient consentir les Israéliens et les Palestiniens pour que puisse s'enclencher un véritable processus de paix ?
D. P. : Le gouvernement israélien a fait aux Palestiniens, en 2000 et 2008, deux offres incroyablement généreuses qui ont été refusées à deux reprises. C'est le passé. Il faudra de nombreuses années de bonne conduite de la part des Palestiniens, notamment en matière de rapport à la vérité, de modération, de bienséance et de non-violence, avant que les Israéliens soient à nouveau dans des dispositions aussi favorables à leur égard. La « Palestine », qui semblait autrefois à portée de main, ressemble aujourd'hui à un mirage. C'est désormais la colère qui règne. Si l'on veut avancer, les Palestiniens doivent avant toute chose accepter l'existence de l'État juif d'Israël. Après, et seulement après, les Israéliens devront accepter l'autonomie, voire la souveraineté palestinienne. L'attention diplomatique tend à se concentrer sur les Israéliens mais, en réalité, ce sont les Palestiniens qui doivent amorcer le processus de changement.
P. I. : Rétrospectivement, Ariel Sharon a-t-il eu raison de rétrocéder Gaza aux Gazaouis, que le Hamas a très vite pris en otages ?
D. P. : Ce qu'a fait Sharon était de la folie. C'était aussi très étrange. Il avait remporté les élections de janvier 2003 en grande partie sur l'engagement de ne pas évacuer Gaza — un retrait qui faisait partie, en revanche, des promesses de campagne du camp travailliste. Pourtant, quelques mois plus tard, il a fait volte-face et a adopté la politique de son adversaire, qu'il a mise en œuvre en 2005, juste avant de tomber dans le coma. Ce fut une décision catastrophique, comme la suite l'a montré à plusieurs occasions.
P. I. : Selon vous — et, là encore, indépendamment des propositions du plan Trump —, quel serait le meilleur statut pour Gaza ? Qui devrait gérer ce territoire ? Qui devrait être responsable des aspects sécuritaires ?
D. P. : J'ai proposé le concept d'une « Gaza décente » dans laquelle les Gazaouis qui reconnaissent Israël travailleraient sous la supervision directe des Israéliens pour administrer et contrôler leur territoire. Le gouvernement israélien a adopté cette position en 2024, mais semble depuis lors l'avoir largement abandonnée.
P. I. : Comment expliquez-vous que les Israéliens (et leurs alliés américains) aient laissé se constituer une véritable ville souterraine à Gaza sans dénoncer une telle opération ?
D. P. : Le mot hébreu konceptzia (concept) explique en grande partie l'erreur israélienne. Les responsables israéliens de la sécurité pensaient comprendre le Hamas. Ils considéraient que celui-ci souhaitait simplement gouverner une bande de Gaza en paix et prospère, et ont donc ignoré tout ce qui contredisait cette interprétation, des tunnels aux roquettes en passant par les préparatifs du 7 Octobre, dont ils avaient pourtant connaissance. Quant aux Américains, ils voyaient largement Gaza à travers les yeux des Israéliens.
P. I. :La reconnaissance d'un État de Palestine par la France et d'autres pays sert-elle, ou non, la cause de la paix ?
D. P. : Au contraire, récompenser les Palestiniens pour le 7 Octobre encourage le rejet d'Israël et la poursuite des efforts visant à le détruire. C'était très précisément la mauvaise décision à prendre.
P. I. : Quels sont les hommes qui, côté palestinien, peuvent incarner l'avenir ? Mohamed Dahlan est-il l'un d'eux ?
D. P. : Comme dans tout système autoritaire, il est très difficile de distinguer les réformateurs des partisans du statu quo. Nikita Khrouchtchev semblait être un mini-Staline, tandis que Nicolas Maduro donnait l'impression d'être quelqu'un qui romprait avec Chavez. Je m'abstiendrai donc de tout pronostic sur un éventuel successeur de Mahmoud Abbas.
P. I. : Existe-t-il un cas de figure qui, s'il se réalisait, constituerait une menace pour la pérennité des accords d'Abraham ?
D. P. : Si Israël annexait tout ou partie de la Cisjordanie, les Émiratis ont clairement fait savoir qu'ils se retireraient des accords d'Abraham. Si l'on met de côté cette hypothèse, les accords semblent solides. Les signataires arabes ont besoin d'Israël comme allié contre l'Iran et n'entendent pas que la question palestinienne interfère avec cette priorité.
P. I. : Comment expliquez-vous le contraste entre les brillantes performances militaires d'Israël contre le Hezbollah et l'Iran et, à l'inverse, son incompétence à Gaza ?
D. P. : C'est comme si l'armée israélienne était composée de deux forces distinctes : une partie innovante, visionnaire et étonnamment efficace qui combat les non-Palestiniens ; et une partie sans imagination, engluée dans la routine et étonnamment inefficace qui combat les Palestiniens. Parmi tous les facteurs qui expliquent l'échec de cette deuxième composante, le principal est sans doute l'illusion sioniste, vieille de près de 150 ans, selon laquelle les revendications palestiniennes et le rejet d'Israël pourraient être apaisés par la conciliation et le développement économique. Cela n'a jamais fonctionné, mais l'espoir persiste et continue à causer des dommages.
P. I. : Selon vous, le président Trump parviendra-t-il à convaincre l'Arabie saoudite de rallier les accords d'Abraham ? La création d'un État palestinien conditionne-t-elle un tel ralliement ?
D. P. : Trump a une influence considérable sur Mohammad ben Salmane et l'élite saoudienne, mais je doute qu'ils adhèrent aux accords d'Abraham avant la disparition du roi Salmane, actuellement âgé de 89 ans et dont la santé est notoirement mauvaise. Même après son décès, les Saoudiens négocieront pied à pied, et il faudra donc un certain temps avant qu'ils ne signent.
P. I. : Le soutien des États-Unis à Israël est-il inconditionnel ?
D. P. : Pas du tout. Vu de l'extérieur, les deux gouvernements semblent être en parfait accord, mais cette alliance est en réalité parcourue de tensions — des tiraillement inévitables entre une grande puissance et une puissance régionale. Les sondages montrent, en particulier, que les Démocrates sont de plus en plus défavorables à Israël et que les critiques se multiplient parmi les Républicains dits « Woke MAGA ». Israël doit s'attendre à voir baisser sa cote de popularité auprès des Américains.
P. I. : Israël, avec l'aide des États-Unis, a remporté une victoire presque totale lors de la guerre des Douze jours contre l'Iran. Quelle est la suite ?
D. P. : La mollarchie ne montre publiquement presque aucun signe d'évolution. Le président iranien a été critiqué pour sa volonté d'engager des pourparlers avec Washington. Est-ce de l'esbroufe ou un réel geste politique ? Il est difficile de se prononcer à ce stade, mais j'ai tendance à penser que ces atermoiements masquent un sentiment de panique. Ce qui soulève une autre question : un régime en état de panique est-il enclin à lâcher du lest ou à redoubler d'agressivité ? Tout dépendra, en fin de compte, du guide suprême Ali Khamenei. Mais je crains que son complexe du martyr ne le pousse à choisir la seconde solution.
P. I. : La mollarchie iranienne vous semble-t-elle fragile ?
D. P. : Oui, très fragile. Ernest Hemingway a expliqué un jour comment on fait faillite : « Progressivement, puis soudainement. » Il en va de même pour la chute des dictatures. Regardez ce qui s'est passé en Syrie. Bachar al-Assad a réussi à se maintenir au pouvoir pendant quatorze ans et tout a basculé en moins de deux semaines ! En Iran, je pense que lorsqu'il n'y aura plus de pain dans les boulangeries, plus d'essence dans les stations-service ou plus d'eau au robinet, une révolte éclatera qui se propagera inexorablement pour aboutir à l'effondrement de la République islamique.
P. I. : Reza Pahlavi incarne-t-il, selon vous, au moins une part de l'avenir de l'Iran ?
D. P. : Reza Pahlavi s'est imposé comme un opposant à la République islamique de plus en plus crédible et comme un candidat potentiel à la succession de Khamenei. S'il continue à affirmer sa stature comme il l'a fait ces derniers temps, rien n'est exclu.
P. I. : Quelles sont les principales initiatives économiques, politiques et militaires qu'il faudrait prendre pour engager le Liban sur le chemin de la stabilité ? Que faire du Hezbollah ?
D. P. : Pour redresser le Liban, il faut connaître deux choses essentielles. Premièrement, le gouvernement libanais a ceci de particulier qu'il repose sur une répartition des pouvoirs entre les communautés religieuses — qui sont au nombre de dix-huit dans un pays qui ne compte que quelques millions d'habitants ! Par sa conception même, ce système tend à affaiblir le gouvernement central. Deuxièmement, depuis presque un demi-siècle, les milices, à commencer par le Hezbollah, se sont imposées sur l'échiquier libanais comme des forces incontournables, au détriment des autorités politiques. Mais les coups portés récemment au Hezbollah par Israël pourraient permettre au pouvoir central de s'affirmer. Surtout si des acteurs extérieurs, comme la France, lui apportent leur aide.
P. I. : Le nouveau régime syrien vous inspire-t-il de l'optimisme ?
D. P. : Pas du tout. La politique qu'il mène depuis décembre 2024 m'inspire même la plus grande méfiance. En fait, après la chute du régime de Bachar al-Assad, l'influence iranienne a été remplacée par l'influence turque. La Syrie est devenue une satrapie de Recep Tayyip Erdogan, un terrain d'expérimentation de sa nature autocratique et de sa vision djihadiste. La Turquie est moins agressive que Téhéran, elle agit plus intelligemment, mais c'est probablement pour l'Occident un adversaire encore plus redoutable.
P. I. : Comment la Turquie, membre de l'OTAN, peut-elle être un adversaire de l'Occident ?
D. P. : En théorie, vous avez raison. Dans la pratique, cependant, la Turquie s'est considérablement rapprochée de l'alliance de défense parrainée par la Chine et la Russie. Elle a acheté et vendu des systèmes d'armes sophistiqués à des ennemis déclarés de l'OTAN, elle conduit un programme islamiste hostile à l'Occident et s'est livrée à nombreux actes inamicaux. Depuis plus de vingt ans, elle ne peut plus vraiment être considérée comme un allié.
P. I. : La présence et l'influence de la Turquie en Syrie sont-elles un « plus » ou un « moins » pour la stabilité de la région ?
D. P. : Le terme « néo-ottoman » correspond bien à la vision d'Erdogan : il espère rétablir l'influence, voire la souveraineté turque sur les régions autrefois gouvernées par l'Empire ottoman, notamment les Balkans, Chypre, la Syrie, l'Irak, Israël, l'Égypte et la Libye. C'est une source de déstabilisation considérable pour le Moyen Orient.
P. I. : Quel succès diplomatique Donald Trump devrait-il obtenir pour mériter réellement le prix Nobel de la paix ?
D. P. : Convaincre Poutine de retirer toutes les troupes russes du territoire ukrainien et de signer un traité reconnaissant la souveraineté de l'Ukraine.
(1) Voici un florilège de citations qui en dit long sur les intentions de l'Autorité palestinienne ou, du moins, de certains de ses membres. Abdallah Harb, juge de la charia de l'Autorité palestinienne, « Nous retournerons dans toute la Palestine occupée », soit 27 000 km² (c'est-à-dire tout Israël), télévision officielle de l'Autorité palestinienne, Palestine This Morning, 23 juin 2025. Les enfants des camps d'été du Fatah apprennent que l'objectif est « une terre arabe palestinienne libre, du fleuve à la [mer] », Mouvement Fatah Branche de Naplouse, page Facebook, 23 août 2025. Mahmoud Al-Habbash, conseiller du président de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas pour les affaires religieuses et les relations islamiques, « Notre objectif est de libérer la Palestine, du fleuve à la mer », chaîne YouTube, 2 août 2025.
Muhammad Hamdan, directeur général du ministère des Transports de l'Autorité palestinienne, « Le peuple palestinien reste sur sa terre. Nous ne partirons pas. Nous sommes les propriétaires de cette terre. La couleur de notre peau est celle de la terre, et les étrangers partiront comme les autres sont partis », télévision officielle de l'Autorité palestinienne, Palestine This Morning, 12 mai 2025. Jibril Rajoub, secrétaire du Comité central du Fatah, « Tôt ou tard, l'État palestinien sera créé, et nous resterons ici, et eux [les Israéliens] finiront à la poubelle de l'histoire », page Facebook, 21 août 2025.