Les avions qui ont effectué l'attaque terroriste d'al-Qaïda il y a 12 mois ont déclenché non seulement une chaîne de souffrance et de douleur, mais aussi un frénétique débat international. Y a t-il eu un grief légitime qui a poussé les terroristes? Quel genre de réponse fallait-il y donner? Deux penseurs qui participent au débat venant de bords opposés, nous rejoignent ce soir. De Londres, l'écrivain Tariq Ali, un critique sévère des Etats-Unis et de leur politique étrangère, et de Philadelphie, le spécialiste de la politique américaine, Daniel Pipes, qui croit que l'islamisme, comme le fascisme et le communisme d'autrefois, doit être vaincu.
JANA WENDT: Tariq Ali et Daniel Pipes, bienvenue à vous deux.
Tariq Ali, quelle est, selon vous, la signification historique de ce qui s'est passé le 11 septembre?
TARIQ ALI, ECRIVAIN: Eh bien, la signification historique, c'est que c'est la première fois depuis 1812 que le continent américain a été soumis à la violence par des personnes provenant de l'extérieur. Je ne pense pas que c'était un acte de guerre, mais cela a certainement été un acte très grave de terrorisme et sa signification réside, selon moi, non pas tant dans les effets réels qu'il a eus - parce que, économiquement et militairement, cela a été à peine plus qu'une piqûre d'épingle. Je veux dire par là que vous ne pouvez pas défier la puissance des États-Unis par des actions de ce genre. L'impact psychologique, bien sûr, a été beaucoup, beaucoup plus profond, mais, en réalité, ce qui s'est passé, c'est que le gouvernement américain a décidé tout à fait ouvertement et de manière flagrante d'utiliser les événements du 11 septembre pour refaire le monde en fonction de leurs besoins propres et c'est là, je pense, où résidera l'importance du 11 septembre lorsque les historiens en discuteront dans 10, 20, 30 ans.
JANA WENDT: Eh bien, Daniel Pipes, que pensez-vous de cette évaluation? Est-ce que cela a complètement changé la façon dont les États-Unis se conduisent dans le monde?
DANIEL PIPES, SPECIALISTE DE LA POLITIQUE DES ETATS-UNIS: Non, Jana, on est très loin d'un changement complet. Pour moi, la signification du 11 septembre remonte à la guerre que l'Islam militant avait déclaré aux États-Unis déjà en 1979 lorsque l'ayatollah Khomeiny était arrivé au pouvoir et avait dit: "Mort à l'Amérique," cette guerre qui avait ensuite coûté quelque 800 vies au cours des nombreuses attaques contre les Américains, cette guerre qui ne se remarquait pas vraiment, enfin le 11 septembre 2001, l'a rendue visible. Il aurait pu y avoir encore plus de décès de façon plus ou moins cachée, sans que cela se remarque, mais la grandeur de cet événement, le caractère traumatique de la journée, ont obligé les Américains pour la première fois à se réveiller et à prendre connaissance, qu'ils avaient un ennemi qui leur avait déclaré la guerre et qui allait faire tout ce qu'il pouvait pour nuire et peut-être même détruire les Etats-Unis.
TARIQ ALI: Eh bien, je n'accepte pas cela, jamais de la vie. Au fond, ce à quoi Daniel Pipes se réfère est la victoire des religieux en Iran après ce grand soulèvement de masse qui a renversé un gouvernement despotique à peu près universellement haï dans ce pays, qui était vu comme ayant été mis au pouvoir par les États-Unis après une précédente tentative faite par des politiciens laïques, qui avaient échoué dans les années 50, pour le renverser. Ce n'était donc pas l'islam militant en particulier. C'était la voix des Iraniens et je vous donne un exemple. Dans le même temps que le soi-disant islam militant avait déclaré la guerre aux États-Unis, les États-Unis étaient, en fait, en train de collaborer avec les sections de l'Islam militant pour combattre les Russes en Afghanistan, y compris les groupes qui ont actuellement perpétré les attentats aux États-Unis étaient alors des alliés.
DANIEL PIPES: Vous êtes juste en train de corroborer mon point de vue que les Américains avant le 11 septembre ne savaient pas que l'Islam militant leur avait déclaré la guerre et ils étaient donc heureux de collaborer avec certains éléments, tout en étant attaqués par d'autres. Ce serait aujourd'hui beaucoup moins possible.
JANA WENDT: OK, je veux vous poser une question à tous les deux. Pourquoi croyez-vous que ces attaques du 11 septembre ont eu lieu à ce moment précis ? Tariq Ali?
TARIQ ALI: Eh bien, je pense que l'organisme qui a effectué ces attaques n'avait pas fait mystère du fait que depuis quelques années déjà il ciblait les institutions des États-Unis. Ce fut le groupe al-Qaïda, et ils ont fait valoir qu'ils étaient essentiellement des gens qui avaient combattu avec les États-Unis pendant la Guerre froide, mais, après la fin de la guerre froide, et surtout après la guerre du Golfe, lorsque l'Arabie Saoudite avait eu des troupes américaines présentes sur son sol en grand nombre, ils se retournèrent contre les États-Unis, en partie parce qu'ils avaient été jetés par elle et avaient dû garder leur petit groupe, et en partie parce qu'ils pensaient que ce serait gagner un soutien à travers le monde islamique, car ils avaient cessé d'être lâches et ils étaient passés à l'action. Alors ils ont changé leur style de fonctionnement, ils ont changé leur idéologie et ils ont agi. Bien que je tienne à souligner que ce n'était pas un très grand groupe. Il s'agit d'un groupe, selon tous les rapports, comptant un maximum de 2.000 à 3.000 personnes dans le monde, et ainsi l'essentiel est d'essayer de couper le soutien que ces organisations parfois obtiennent et d'arrêter le flux de recrues qui viennent à eux et ceci nécessite, à mon avis, des solutions politiques et non pas militaires.
DANIEL PIPES: Non, il n'y a pas eu un changement d'idéologie. Le changement – c'est qu'y a eu une suite logique. Tout d'abord, c'est contre les Soviétiques qu'ils se sont battus et puis contre les États-Unis. "ce qu'on avait fait avec l'un, il fallait le faire avec l'autre," a été le point de vue dominant en Afghanistan. Deuxièmement, nous n'avons pas combattu avec Al-Qaïda. Il n'y avait pas d'al-Qaïda quand les États-Unis étaient en Afghanistan. Les événements de septembre dernier furent une réponse au fait que les États-Unis avaient réagi si faiblement aux attaques antérieures que j'ai mentionnées - 800 personnes qui avaient été tuées dans le processus de ces attaques. Vraiment, il n'y a eu aucune réponse. 241 marines ont été tués à Beyrouth, par exemple, en 1983. Aucune réponse, rien, les Etats-Unis n'ont pas bougé. 17 soldats tués en Somalie. Les Etats-Unis ont laissé faire. Eh bien, les dirigeants d'Al-Qaïda ont vu cette faiblesse et ont pensé: "Eh bien, soyons encore plus exigeants. Nous allons les frapper dans leur patrie et ils vont vraiment capituler." Ils ont mal compris, bien évidemment, le public américain, mais je crois que le but était de frapper fort le leadership politique et d'affaires, pour créer un état de troubles civils et créer les conditions aux États-Unis qui conduiraient à l'effondrement des États-Unis, tout comme leur victoire sur l'Union soviétique d'une certaine façon à contribué à leur victoire ... à l'effondrement de l'Union soviétique.
JANA WENDT: Très rapidement, Daniel Pipes, Tariq Ali dit que c'est un petit groupe de personnes, qu'on peut agir à leur encontre. Vous le présentez comme une très grande menace. Pourquoi les voyez-vous comme une énorme menace?
DANIEL PIPES: Eh bien, le nombre réel d'agents qui sont là-bas, prêts à s'engager dans la violence, est peut-être petit, dans les milliers, oui. Mais leur groupe de soutien est beaucoup plus grand et nous avons vu il y a un an que facilement la moitié du monde musulman a pensé que c'était une bonne chose. Donc, oui, ceux qui agissent ne sont que quelques-uns, mais leur soutien est assez grand et leur base populaire est massive.
JANA WENDT: Tariq Ali, le soutien de plus de la moitié du monde musulman, selon Daniel Pipes. Est-ce exact?
TARIQ ALI: Il y avait une certaine allégresse, pas à cause de ce groupe, mais parce qu'ils estimaient que ce grand, grand empire, qui régit le monde et qui fait ce qu'il veut dans tous les continents avait été touché. Mais cela ne s'est pas limité au monde de l'Islam. Cela a été très, très fort en Amérique latine. Je veux dire que dans certaines parties de l'Amérique latine, il y a eu des célébrations publiques de cet événement. La réaction dans certaines parties de la Chine a été également très semblable. Mais cela, je ne pense pas que cela ait beaucoup à voir avec l'Islam militant. Et juste pour rectifier une chose que Daniel dit, je veux dire que je pense que certains des dirigeants de ce groupe pourraient avoir ce rêve fou qu'ils peuvent renverser les États-Unis ou leurs alliés, mais les idéologues les plus sérieux au sein de leur groupe n'ont pas de telles illusions ou ce genre d'idées folles. Fondamentalement, ils pensent à la façon dont ils peuvent affaiblir leurs propres gouvernements au pouvoir dans le Moyen-Orient et des pays comme l'Egypte et l'Arabie saoudite, les gouvernements proches des États-Unis, et les renverser. Je pense que c'est le but principal, car, après tout, ils ne sont pas idiots à ce point . Ils savent qu'ils n'ont pas vaincu l'Union soviétique en Afghanistan tous seuls.
DANIEL PIPES: Puis-je répliquer à ces deux points rapidement? Il n'y avait pas de jubilation du public en Chine et en Amérique latine. L'allégresse du public a eu lieu exclusivement dans le monde musulman. Que ce soit bien clair sur ce point. Deuxièmement, l'essentiel au sujet d'Al-Qaïda ...
TARIQ ALI: Ce n'est pas vrai.
DANIEL PIPES: c'est qu'ils ont décidé de ne pas attaquer leurs propres gouvernements - le Pakistan, l'Egypte et ainsi de suite. Ils ont renoncé à s'engager dans cette voie et ils ont décidé de s'attaquer à ce qu'ils considèrent être le protecteur et le promoteur, à savoir les États-Unis. Alors, ce que vous appelez la frange folle est en fait le cœur et l'âme d'al-Qaïda. Informez-vous à ce sujet, vous verrez. Ils ne s'intéressent pas au Pakistan. Ils sont intéressés par les États-Unis.
JANA WENDT: Nous semblons nous orienter en ce moment vers une confrontation avec l'Irak. Daniel Pipes, est-ce la bonne démarche dans cette guerre?
DANIEL PIPES: Eh bien, c'est une mesure adéquate, mais c'est une guerre différente. Je pense que la guerre principale, la guerre qui a commencé il y a un an aujourd'hui, c'est la guerre contre l'Islam militant, ce dont nous avons parlé jusqu'à présent - il se trouve que Saddam Hussein vit dans la même partie du monde et même s'il n'est musulman que de nom on a tendance à le voir mêlé à cela, mais il ne l'est pas. Le problème de Saddam Hussein est simple. Voici un dictateur mégalomane absolument impitoyable, qui tente par tous les moyens possibles de mettre la main sur des armes nucléaires. Il est près d'y parvenir. Nous devons l'arrêter. C'est facile à faire, facile de le vaincre militairement, facile de se débarrasser de lui. Il n'y a pas d'idéologie. Il n'a pas de cadres. Il n'y a personne de dévoué à la pensée de Saddam Hussein. Il doit disparaître et on peut commencer avec un nouvel Irak, ce qui aura des effets extrêmement bénéfiques sur toutes sortes de questions du Moyen-Orient et internationales. Donc, c'est urgent. Saddam Hussein avec des armes nucléaires est la perspective la plus terrifiante dans le monde d'aujourd'hui. Il doit être défait bientôt.
TARIQ ALI: Je suis totalement en désaccord. Ce mégalomane impitoyable était autrefois un proche allié des Etats-Unis, soutenu par eux et la Grande-Bretagne quand ils l'ont poussé pour lutter dans la guerre contre les religieux en Iran. C'est quand il a acquis des armes chimiques et que certains de ses scientifiques sont venus et ont été formés dans les laboratoires de Porton Down en Grande-Bretagne. L'idée que ce régime, qui a été affaibli par des sanctions continues, chaque semaine des bombardements anglo-américains, serait capable de menacer tous les pays occidentaux est, bien sûr, une plaisanterie. En fait ceux pour qui il constitue une menace potentielle pour ...
DANIEL PIPES: Que faire si vous avez tort?
TARIQ ALI: .. c'est l'hégémonie d'Israël. C'est la vérité- c'est la raison pourquoi cette guerre est faite. Ma prédiction est que la puissance des USA étant telle, bien sûr qu'ils peuvent changer le régime en Irak. L'idée qu'ils seraient en mesure d'avoir un régime démocratiquement élu qui mettrait la majorité chiite au pouvoir en Irak, ne sera acceptée ni par les Etats-Unis ou ses alliés dans la région, est pour moi inconcevable, de sorte que vous aurez encore plus d'instabilité et vous aurez l'ensemble du monde arabe disant: «Vous êtes aux côtés et soutenez Ariel Sharon avec ce qu'il fait aux Palestiniens. Vous ne l'arrêterez pas. Il a des armes nucléaires. Il a des armes chimiques, mais après il y aura un énième gouvernement arabe lui-même. " C'est aux gens de cette région à résoudre les problèmes de gouvernements, pas aux États-Unis.
JANA WENDT: Daniel Pipes, pensez-vous qu'une attaque sur l'Irak aura lieu?
DANIEL PIPES: Oh, je ne le pense pas. La préparation pour la guerre est très claire. Mr Ali a raison de dire que ce n'est pas à proprement parler populaire dans le monde arabe, en Europe ou ailleurs. N'est-ce pas une chance que ce soit les États-Unis, Mr. Ali, qui prenne les décisions et non pas vous?
TARIQ ALI: Non, ce n'est pas une chance. Eh bien, non, je pense que c'est profondément regrettable pour le monde que ce soit les États-Unis, qui prenne les décisions, parce que ce que cela va faire, en réalité, c'est promouvoir le terrorisme et non pas faire face à ses causes politiques.
DANIEL PIPES: Reprenons les choses.
JANA WENDT:Nous reprendrons ces choses, mais à un autre moment. Tariq Ali à Londres, je vous remercie beaucoup. Daniel Pipes à Philadelphie, merci à vous aussi.