Depuis le massacre perpétré à Paris le 13 novembre dernier, l'existence en Europe de « zones interdites » dans les quartiers à majorité musulmane est devenu l'un des principaux sujets de conversation, surtout par le fait que les auteurs des attentats avaient de nombreux liens avec Molenbeek, un quartier de Bruxelles à forte concentration musulmane. Cela me rappelle les logements délabrés de Marseille peuplés de 7000 habitants et infestés par la drogue et le crime, quartiers que j'ai visités pour me rendre compte personnellement de la situation.
Une barre d'immeuble typique réservée aux immigrés à Marseille. |
Je suis entré dans un complexe de logements avec une voiture de la ville banalisée mais reconnaissable et conduite par un employé de la ville qui avait été chargé de me faire la visite. Malheureusement plus habitué à manipuler des dossiers dans un bureau qu'à fréquenter ce genre d'endroit, l'employé a pris peur et a brutalement fait demi-tour pour quitter l'endroit. Cette attitude, qui a intrigué les dealers autour de nous, a déclenché l'alerte.
Un motard et un camion ont alors déboulé devant nous et nous ont bloqués sur la chaussée toute proche. Assis à l'avant sur le siège passager, j'ai été accosté et menacé par quatre jeunes voyous. L'employé de la ville les a suppliés de nous laisser en indiquant que j'étais un sociologue de passage. Ils ont d'abord répondu en proférant des menaces puis en jetant un bloc de béton de la taille d'un ballon de football à travers le pare-brise arrière. Heureusement, personne n'a été blessé. Après nous avoir intimidé de la sorte, ils nous ont finalement laissé partir. J'ai fourni au bureau du maire des enregistrements audios, vidéos ainsi que des photos des voyous et de leurs numéros de plaques.
J'ai gardé le silence sur cette affaire pendant dix mois, dans l'espoir que la machine judiciaire française se mette en mouvement. Mais jusqu'à présent, personne n'a été arrêté, aucune affaire n'a été instruite et, à ma connaissance, aucune véritable enquête n'a eu lieu.
Cet incident est une exception notable parmi mes 28 autres visites dans des zones à majorité musulmane en Australie, en Amérique du Nord et en Europe occidentale. Dans tous ces endroits qu'en France on appelle ZUS (Zones Urbaines Sensibles), je me suis rendu sans problème, voyageant parfois seul, parfois accompagné dans une simple voiture de location, en plein jour, vêtu à l'Occidentale, dans une tenue masculine décontractée ordinaire – et pas en uniforme de police, ni en habit ecclésiastique, ni en tenue près du corps, ni avec une kippa.
Dans nombre de ces ZUS, j'ai pu sortir et me promener et j'ai pu presque partout prendre des photos. Dans certaines, je me suis même arrêté pour y faire des achats, prendre un repas ou visiter une mosquée. Je n'ai rien fait de provocant comme évangéliser, défiler dans une parade de la Gay Pride, recruter pour l'armée ou prendre des photos de dealers de drogue. Je ne représentais pas une menace. J'ai ensuite pu quitter les lieux sans avoir expérimenté la moindre difficulté. Mes incursions dans les ZUS permettent de penser qu'il ne s'agit pas de zones interdites à des civils inoffensifs. Même à Marseille, je pense que si j'étais arrivé dans une voiture de location, les voyous du coin m'auraient accueilli comme un client potentiel.
À l'opposé, Brice De Ruyver, ancien conseiller à la sécurité d'un Premier ministre belge, a déclaré : « Officiellement, nous n'avons pas de zones de non-droit à Bruxelles mais en réalité il y en a bel et bien et on les trouve à Molenbeek. » En janvier aussi, j'ai pourtant voyagé dans les rues de Molenbeek où j'ai pu photographier librement des passants, des magasins et tout ce que je voulais sans que personne ne prête attention à moi. Je m'y sentais tout à fait en sécurité.
Une scène de la vie quotidienne dans une zone à majorité musulmane de Bruxelles. Cette photo a été prise alors que je me promenais seul dans le quartier. |
J'ai de la même manière, un après-midi de novembre 2014, déambulé dans les rues de Rinkeby, un quartier de Stockholm bien connu où j'ai rencontré pour toute forme d'hostilité un regard inamical. Pourtant un policier local a déclaré, en faisant allusion à Rinkeby : « Un véhicule que nous prenons en chasse peut nous échapper s'il pénètre dans certains quartiers où une voiture de police seule ne peut les suivre sous peine d'être caillassée voire même confrontée à des émeutes. Ce sont des zones de non-droit dans lesquelles on ne peut tout simplement pas se rendre. »
Comment concilier ces deux expériences ? Mes visites montrent que, d'une façon générale, des civils non-musulmans peuvent entrer sans crainte dans ces zones à majorité musulmane. Mais les choses semblent différentes du point de vue des autorités. Habituellement, les pompiers, les ambulanciers et même les travailleurs sociaux sont en butte à des manifestations hostiles et violentes. Par exemple, quelques jours après ma visite des logements délabrés de Marseille, leurs habitants ont tiré sur la police qui y préparait une visite du Premier ministre français. Pour la police, ces quartiers et leurs habitants représentent donc des zones de non-droit d'où la police est exclue et où les autorités ne peuvent pénétrer que si elles s'y rendent lourdement armées, groupées et pour une mission spécifique et temporaire.
L'expression anglaise no-go zone (qui désigne une zone interdite et dérive apparemment de l'argot militaire américain) est informelle. Les dictionnaires lui donnent deux significations en rapport avec mes conclusions : il s'agit soit d'une zone où les gens ne s'aventurent pas par peur, soit une zone dans laquelle les autorités ne se rendent que dans des circonstances exceptionnelles. Les ZUS ne correspondent pas à la première mais bien à la deuxième définition.
Voici l'un des magasins les plus intéressants que j'aie pu voir dans la banlieue parisienne de Saint-Denis. |
La question de savoir si Molenbeek, Rinkeby et les quartiers délabrés de Marseille sont ou non des zones de non-droit, dépend de l'aspect sur lequel on veut insister – leur accessibilité soit aux gens ordinaires à des moments ordinaires soit à des représentants des autorités à des moments sensibles. Il y a également des degrés d'interdiction, certains endroits étant davantage sujets à des agressions plus fréquentes et plus violentes et d'autres moins. Bien que tout cela indique la complexité de ces zones – qui sont peut-être partiellement interdites – celles-ci n'en représentent pas moins un grand danger.
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Addenda, 2 décembre 2015. 1) Il s'agit ici de ma troisième et – je l'espère – dernière analyse du problème des zones interdites. Le première date de 2006. À l'époque j'avais traduit la dénomination française officielle Zones Urbaines Sensibles (ZUS) par le terme anglais no-go zones. La seconde analyse date de janvier 2015. J'avais alors rejeté cette expression sur la base de mon expérience personnelle. Désormais, dans cette troisième analyse, je pense que ce terme est partiellement pertinent étant donné que certaines zones interdites le sont surtout pour des représentants de l'autorité, indépendamment de la religion.
2) Les 28 zones à forte concentration musulmane que j'ai visitées dans les pays occidentaux sont les suivantes :
- 6 zones hors d'Europe : Dearborn et Hamtramck dans le Michigan, Lodi en Californie, le Queens à New York, Mississauga au Canada et Lakemba en Australie.
- 7 en Europe en dehors de la France : Anvers, Athènes, Berlin, Bruxelles, Copenhague, Malmö et Stockholm.
- 7 en France en dehors de Paris : les ZUS de Béziers, Lunel, Marseille, Montpellier, Nice, Perpignan et Toulon.
- 8 dans la région parisienne : Barbès-Rochechouart, Belleville, Clichy-sous-Bois, Clignancourt, Gennevilliers, Sarcelles, la Seine-Saint-Denis et le Val d'Oise.
3) Voici les définitions trouvées dans quelques dictionnaires anglophones concernant les expressions anglaises informelles no-go zone et no-go area :
- American Heritage : « zone dont l'accès est interdit, restreint ou réputé dangereux. »
- Cambridge : « zone, particulièrement en ville, où il est très dangereux de se rendre en raison de la présence d'un groupe de personnes détenant des armes, qui empêche la police, l'armée ou d'autres personnes d'y entrer. »
- Collins : « au sein d'une ville, district barricadé, généralement par une organisation paramilitaire, dans lequel la police, l'armée, etc., ne peuvent pénétrer que par la force. »
- Macmillan's : « zone urbaine considérée comme peu ou pas sûre en raison du taux élevé de criminalité et de violence qui la caractérise. »
- Merriam-Webster : « zone dans laquelle il est dangereux ou interdit de pénétrer. »