« La saveur [de l'islam] est facilement reconnaissable sur tout ce qu'il a touché »
Le Coran interdit aux musulmans de manger, de boire, de fumer ou d'avoir des relations sexuelles du lever au coucher du soleil pendant le mois de ramadan. Mais le Coran ne dit rien sur certains aspects du ramadan au XXIe siècle : heures de bureau raccourcies, fêtes nocturnes, desserts de Noël, programmes télévisés spéciaux, vacances dans des pays aux régimes moins stricts ou escapades sous des climats plus frais aux journées plus courtes. Le Coran en dit encore moins concernant « l'effet du ramadan sur la vente au détail » et sur la santé. Le directeur de l'Emirates Diabetes Society observe que le jeûne entraîne chez les musulmans pratiquants un baisse de l'exercice physique accompagnée, les nuits de fête, d'une « tendance à trop manger lorsqu'ils rompent leur jeûne », et en général d'une consommation « d'aliments lourds et gras, riches en calories ». Ainsi dans une enquête saoudienne, 60 % des personnes interrogées ont signalé une prise de poids excessive après le Ramadan.
Le Ramadan est, paradoxalement, un mois à la fois de jeûne et de suralimentation. Ici, plus de 1.000 habitants du quartier de Matariya au Caire ont rompu le jeûne ensemble le 31 mai 2018. |
Aucune de ces coutumes modernes ne correspond à une obligation religieuse mais chacune d'entre elles est une suite logique des préceptes de l'Islam. L'ensemble constitue l'expérience vécue du Ramadan. Comme le suggère cet exemple, l'Islam a tendance à être vu à travers ses textes et ses préceptes alors que c'est aussi une chose beaucoup plus large, un mélange de traditions et d'innovations qui constitue la civilisation de l'Islam.
Islam-religion et Islam-civilisation
Dans les années 1960, l'historien Marshall G.S. Hodgson a inventé le terme anglais islamicate pour décrire ce phénomène plus large. Tel qu'il l'a défini, Islamicate fait référence
non pas directement à la religion islamique en tant que telle mais au complexe social et culturel historiquement associé à l'islam et aux musulmans, parmi les musulmans et les non-musulmans tout à la fois.
Il a forgé la paire "Islam-Islamicate" sur le modèle "Italian-Italianate". Ce concept aide grandement à comprendre l'impact subtil de l'islam sur la vie quotidienne.
Les pratiques culturelles islamiques (islamicate) ont trois sources principales. Il y a d'abord le Coran et le Hadith (paroles et actions du prophète de l'islam, Mahomet) qui donnent des injonctions générales comme celle de faire la charité ou de traiter les chiens comme impurs. Viennent ensuite les « précautions » (ihtiyat) qui réduisent les risques de transgression involontaire en ajoutant des prescriptions d'ordre secondaire. À titre d'exemple, la burqa (un vêtement qui cache tout le corps) reprend un verset coranique ambigu (24,31) sur la pudeur féminine et, par mesure de prudence, transforme les femmes en tentes ambulantes. Enfin, il y a l'état d'esprit général qui peut devenir une pratique courante. Les exhortations coraniques sur la supériorité des musulmans sur les non-musulmans ont fini par être intégrées dans le statut du dhimmi, une citoyenneté de seconde classe accessible aux juifs et aux chrétiens qui reconnaissent la domination musulmane.
Les pratiques culturelles islamiques (islamicate) combinent les lois islamiques abstraites (la charia) avec la pratique musulmane quotidienne. En d'autres termes, les exigences formelles de la religion ne sont que la base étroite d'un ensemble beaucoup plus important de coutumes qui donnent aux préceptes de l'Islam une extension inattendue, involontaire et parfois surprenante.
Ainsi, le pèlerinage annuel à La Mecque, le hajj islamique, s'est transformé en point de rencontre unique qui a fait office de lieu d'échanges pour les musulmans. Ces échanges peuvent concerner des idées comme quand, au XVIIIe siècle, les conceptions islamistes se sont propagées depuis La Mecque vers le Maroc, l'Afrique de l'Ouest, la Libye, le nord-ouest de l'Inde, le Bengale, l'Indonésie et la Chine. Il peut aussi s'agir du commerce de marchandises telles que les articles de luxe comme l'ivoire ou les plantes comme le caoutchouc et le riz. Enfin, cela peut également concerner des maladies telles que les méningocoques, la pyodermite, les diarrhées infectieuses, les infections respiratoires et la poliomyélite.
Le hajj annuel donne lieu à de nombreux échanges. |
L'interdiction coranique des représentations humaines dans l'art a conduit au développement de motifs artistiques basés sur des figures végétales et géométriques ainsi que sur l'écriture arabe. Le résultat est un style sobre et reconnaissable. L'historien Georges Marçais note que si l'on feuillette au hasard un livre présentant les trésors artistiques du monde entier, on décèle intuitivement que des œuvres réalisées par des musulmans, comme un panneau mural d'Espagne, un Coran illustré d'Égypte ou un bol en cuivre gravé d'Iran, partagent des traits communs et que, tout en n'étant pas capable d'identifier le pays dans lequel l'un d'entre eux a été fabriqué, on ne peut pas penser un seul instant à les attribuer à un autre lieu que le monde musulman.
Partout dans le monde, l'alcool est consommé pour fêter, consoler ou distraire. En revanche, étant donné l'interdiction islamique de consommer de l'alcool, les musulmans se sont tournés vers son équivalent non enivrant, le sucre. Pour cette raison, la consommation de sucre chez les musulmans a toujours eu tendance à être élevée. Comme le souligne Josie Delap,
Si vous ne pouvez pas boire des verres à Dubaï, vous pouvez vous affaler au bar à milkshakes et vous défouler en buvant un mélange de crème glacée au chocolat. Après le dîner, un thé sucré remplace le pousse-café. Les stands de jus et de canne à sucre remplacent les pubs et les bars aux coins des rues.
Le sucre est même devenu partie intégrante des fêtes religieuses : « Le Ramadan est l'occasion de fêtes nocturnes où les sucreries ont une place importante. En Turquie, l'Aïd al-Fitr, la fête qui célèbre la fin du Ramadan, est connue sous le nom de Şeker Bayrami, la fête du sucre. »
L'interdiction du porc est d'ordre religieux (islamic) mais a des conséquences sur le plan géographique et civilisationnel (islamicate). Cette proscription a entraîné la disparition des porcs et, comme l'explique le géographe Xavier de Planhol, « a livré les massifs boisés aux moutons et aux chèvres, et indirectement provoqué un déboisement catastrophique. C'est certainement une des raisons fondamentales de la nudité particulièrement sensible des pays islamiques méditerranéens. » Ou, comme l'a observé le premier président d'Israël, Chaim Weizmann, « l'Arabe est souvent appelé le fils du désert. Il serait plus exact de l'appeler son père ». En ce qui concerne la Méditerranée, la région autour de Marsala, dans l'ouest de la Sicile, reçoit en moyenne 450 mm de précipitations par an mais est nettement plus verdoyante que la région voisine autour de Tunis qui reçoit une moyenne de 500 mm de précipitations par an. On notera cette évolution qui va du précepte alimentaire édicté par le Coran à la désertification. Même s'il n'était pas destiné à causer des dommages écologiques, le commandement scripturaire l'a tout de même fait.
Les chèvres perchées du Maroc dévorent tout ce qui pousse sur les arbres. |
Au-delà de ces influences quelque peu aléatoires, les pratiques islamiques (islamicate) ont largement contribué à empêcher les musulmans de se moderniser et ont affecté trois types de relations : personnelles, entre musulmans ainsi qu'entre musulmans et non-musulmans.
Relations personnelles
Les règles religieuses islamiques (islamic) jouent un rôle important dans les relations hommes-femmes, un rôle que les modèles culturels islamiques (islamicate) extrapolent ensuite considérablement en l'introduisant dans la plupart des aspects de la vie familiale.
Les textes islamiques postulent que le plaisir sexuel des femmes est égal ou supérieur à celui des hommes. En conséquence, l'Islam considère que le désir féminin transforme les femmes en prédatrices et les hommes en proies. Cette prétendue concupiscence féminine représenterait un puissant facteur de désordre qui donnerait aux femmes sur les hommes un pouvoir qui rivalise avec celui de Dieu. En conséquence, la sexualité des femmes constitue une menace pour l'ordre social et nécessite des mesures considérables en vue de la contenir. L'obligation de réprimer la sexualité féminine explique la mise en place d'une série de coutumes islamiques (islamicate) en vue de séparer les hommes et les femmes et de réduire leurs contacts au maximum : voilement du visage et du corps des femmes, confinement des femmes dans leurs appartements (le harem), séparation dans l'espace public comme les ascenseurs ou les restaurants et rapport inégal entre une relation mari-femme plutôt faible et un lien mère-fils très fort.
Dans la lutte contre le désir féminin, il y a deux aspects qui méritent une attention particulière. Premièrement, les mutilations génitales féminines (MGF) sont le moyen le plus direct pour annihiler la sexualité des femmes en rendant les rapports sexuels douloureux. Hormis quelques exceptions insignifiantes en Amérique latine, on ne trouve cette pratique que chez les musulmans et leurs voisins non musulmans comme les Coptes. Autrefois limitée à des pays comme la Somalie, l'Irak et l'Inde, elle s'étend désormais à l'Occident comme en Suède, au Royaume-Uni ou encore au Michigan.
Deuxièmement, certaines femmes musulmanes portent des vêtements qui couvrent intégralement la tête et le corps (niqabs et burqas) dans le but de se séparer davantage des hommes, ce qui leur cause, ainsi qu'à leurs nouveau-nés, des problèmes de santé. Leurs tenues, qui rendent l'exercice physique difficile, favorisent l'obésité. Un ensoleillement insuffisant entraîne une carence en vitamine D qui peut à son tour provoquer des jambes arquées, des chevilles et des poignets enflés, des douleurs musculaires et osseuses, des fractures pelviennes pendant l'accouchement, la démence, le rachitisme, l'ostéomalacie et peut-être la sclérose en plaques. Par ailleurs, ces tenues entraînent parfois des éruptions cutanées, des maux de tête et des maladies respiratoires voire l'étranglement. Les bébés souffrent de convulsions, de retard de croissance, de faiblesse musculaire et de fractures.
Le tir à l'arc est à peu près le seul sport accessible aux porteuses de niqab. |
Un système de tutelle masculine (wilayat ar-rijal) donne à un proche parent masculin (grand-père, père, frère, mari, cousin, fils voire petit-fils) le pouvoir de prendre les décisions importantes de la vie d'une femme comme quitter la maison, aller à l'école, recevoir des soins médicaux, voyager, travailler et se marier. Dans cet esprit, certains mariages musulmans traditionnels ont lieu entre deux hommes : le marié et le tuteur de la mariée. Bien que seul le gouvernement saoudien ait imposé la tutelle comme structure légale, on retrouve cette institution islamique (islamicate) dans la sphère privée de nombreuses sociétés musulmanes où non seulement elle infantilise les femmes mais aussi incite aux abus de pouvoir.
Le Coran autorise (4:22-24, 33:50), sans toutefois l'encourager, le mariage entre cousins germains. Les coutumes tribales et les usages séculaires ont répandu cette pratique dans les sociétés musulmanes car elle maintient l'honneur, la fertilité et les ressources financières des filles au sein de la famille. Les conséquences génétiques de tels mariages sur une cinquantaine de générations ont été considérablement néfastes, entraînant une diminution des performances cognitives et des troubles tels que la thalassémie, la drépanocytose, l'amyotrophie spinale, le diabète, la surdité, le mutisme et l'autisme. Pour ne citer qu'une statistique, au Royaume-Uni, les Pakistanais d'origine représentent 3 % des naissances mais 30 % des enfants atteints de maladies génétiques.
Rien dans la doctrine islamique ne sanctionne les crimes d'honneur, définis comme des meurtres familiaux (généralement de jeunes femmes mais parfois de femmes ou d'hommes plus âgés) perpétrés pour laver ce qui était perçu comme une tache publique sur la réputation de la famille. Cette pratique est née de la combinaison de trois facteurs : la focalisation intense sur la virginité, les restrictions sévères en matière de conduite sexuelle et l'insistance particulière sur l'honneur familial. Avec pour résultat une épidémie de meurtres qu'on voit désormais se produire également en Occident. Outre les crimes effectifs, la peur de subir cette punition a un impact psychologique considérable sur les femmes musulmanes.
Enfin, et sans lien avec les relations homme-femme, les orphelins ont dans la loi islamique un statut (appelé kafala) qui découle d'un incident survenu dans la vie de Mahomet (il a épousé l'ex-femme de son fils adoptif). La kafala interdit aux orphelins de faire partie de leur famille adoptive. L'intention n'était pas de créer un statut d'infériorité mais c'est pourtant ce qui s'est produit : les orphelins musulmans sont aujourd'hui encore discriminés, même parmi les musulmans vivant en Occident.
Relations entre musulmans
L'Islam crée des attentes irréalistes envers les dirigeants (par exemple, en les autorisant à n'imposer qu'à des taux extrêmement bas), ce qui amène presque invariablement ces dirigeants à enfreindre la charia. En réponse, les sujets musulmans rejettent leurs dirigeants et essaient d'éviter de travailler pour eux. À l'époque prémoderne, cette réticence a généré une pénurie de personnel qui a poussé les dirigeants musulmans à rechercher du personnel administratif et militaire hors de leurs frontières. La méthode qu'ils privilégiaient systématiquement était l'acquisition, la formation et l'utilisation d'esclaves venus d'endroits tels que l'Afrique, le Caucase et les Balkans. Pendant un millénaire, de 800 à 1800 de notre ère, les fonctionnaires et les soldats de condition servile sont effectivement devenus un pilier de l'art de gouverner dans le monde islamique (islamicate), depuis l'Espagne jusqu'au Bengale. Cette réticence séculaire existe aujourd'hui encore comme en témoignent les récentes manifestations antigouvernementales dans les pays à majorité musulmane.
Les janissaires ottomans constituaient le corps d'esclaves militaires le plus stable et le plus important. |
L'Islam n'offre aucune règle concernant la transition pacifique du pouvoir ni aucune règle de succession – à ce jour, les sunnites et les chiites se disputent toujours le succession légitime de Mahomet – et les problèmes récurrents de succession dynastique ont accru l'instabilité politique du monde islamique (islamicate). À l'époque prémoderne, l'absence d'un système comme la primogéniture a conduit à des situations exotiques telles que l'accession au pouvoir des esclaves mamelouks succédant à leurs maîtres à la tête de l'Égypte. Elle a aussi conduit à l'institutionnalisation, au sein de la dynastie ottomane, de la pratique du fratricide. À l'époque contemporaine, le défaut de démocratie a notamment contribué à une succession, en Syrie, de quatre présidents en l'espace d'un an (1949), à un chaos dans l'arbre généalogique des dirigeants saoudiens et à une propension des dictateurs arabes à tenter d'installer leurs fils comme successeurs.
En 1949, la Syrie a compté quatre présidents. |
Les préceptes islamiques reflètent l'environnement tribal dans lequel l'islam est né. Et aussi éloignée que puisse être l'Arabie au VIIe siècle d'une mégalopole actuelle comme le Caire ou Istanbul, les impératifs tribaux pèsent toujours considérablement. Le code tribal islamique basé sur la solidarité familiale et clanique peut se résumer par cet adage rétrograde : « Moi contre mon frère, moi et mes frères contre mes cousins, moi, mes frères et mes cousins contre le monde ». Ou, si on reprend la formulation d'Oussama ben Laden : « Quand les gens voient un cheval fort et un cheval faible, par nature, ils aimeront le cheval fort. » Cette mentalité est en contradiction avec les idées modernes d'individualisme, de valeurs universelles et d'État de droit. Elle génère des institutions anémiques, des performances économiques médiocres, la faiblesse militaire et la tyrannie.
Parmi d'autres modèles culturels islamiques (islamicate) on notera l'installation de dynasties par la conquête au lieu d'un changement interne ; le pouvoir menant à la richesse, et non l'inverse ; la faiblesse des gouvernements locaux et la gestion des villes inadéquate que cela engendre ainsi que des lois élaborées à partir de cas particuliers au lieu d'une norme générale et abstraite.
Relations avec les non-musulmans
Les textes de l'islam favorisent le sentiment de supériorité musulmane, le mépris pour la foi et la civilisation des autres ainsi que la répulsion pour le pouvoir non musulman. À l'époque contemporaine, les comportements culturels islamiques (islamicate) empêchent les musulmans de rompre avec des pratiques comme la décapitation et l'esclavage, d'apprendre de l'Occident, de rejoindre le système économique mondial ou de traiter les problèmes de façon pragmatique.
Le Coran (8 :12 et 47 :4) autorise la décapitation. La tradition islamique rapporte que Mahomet a décapité sept cents hommes de la tribu juive des Banu Qurayza, établissant ainsi le précédent qui servira de modèle pour les musulmans à l'avenir. L'objectif de cette coutume islamique (islamicate) est double : semer la peur et obtenir un avantage politique. Les grands États comme ceux des Almoravides, des Ottomans et des Saoudiens, ont procédé de la sorte en recourant à cette forme de sanction contre les non-musulmans et les musulmans. Ces derniers temps, le cas le plus notoire de relance de cette pratique est celui de l'État islamique en Irak et au Levant (EIIL).
À l'instar de la plupart des civilisations prémodernes, l'islam a toléré l'esclavage. Cependant, à l'heure actuelle, l'esclavage ne constitue encore une pratique significative que parmi les musulmans. Les réglementations issues des textes anciens que sont le Coran et la Sunna se maintiennent car elles correspondent à ce sentiment islamique (islamicate) de supériorité musulmane. La centralité de l'esclavage comme institution islamique (islamicate) est telle qu'une personnalité religieuse saoudienne issue du courant religieux majoritaire prétend que rejeter l'esclavage équivaut à apostasier l'islam. Une enquête révèle que la pratique existe dans huit pays à majorité musulmane, dans l'État islamique (ISIS) et dans une moindre mesure ailleurs également. Récemment, l'esclavage est apparu parmi les musulmans vivant en Occident où des scandales éclatent fréquemment autour d'accusations concernant la détention d'esclaves par un membre d'une famille royale, un diplomate voire un étudiant.
L'EIIL a relancé la pratique de l'esclavage, comme avec ces femmes et filles yézidies. |
Apparue dès la naissance de l'islam, l'âpre rivalité mutuelle entre musulmans et chrétiens a perduré pendant un millénaire. Au moment où, entre 1764 et 1919, les chrétiens européens ont pris l'avantage et conquis la plupart des territoires à majorité musulmane, les musulmans ont eu beaucoup de mal à apprendre d'eux. Les Japonais éloignés et isolés ne se lassaient pas de « l'apprentissage du néerlandais ». Les Ottomans voisins, en revanche, ont attendu près de trois siècles avant d'autoriser l'imprimerie à caractères mobiles. Cette lenteur et cette réticence ont conduit à un profil islamique (islamicate) dans lequel les musulmans sont à la traîne, un profil particulièrement manifeste là où musulmans et non-musulmans d'un même pays entrent simultanément en contact avec les Européens, comme en ex-Yougoslavie, au Nigeria, au Liban, en Inde, en Malaisie et en Indonésie.
Mener une vie entièrement islamique nécessite une application intégrale de la charia, qui à son tour nécessite pour dirigeant un musulman pratiquant. À l'inverse, vivre selon des règles non islamiques nécessite d'émigrer ou de résister. En conséquence, les musulmans sont les sujets les plus rebelles lorsque les non-musulmans sont aux commandes. À l'époque contemporaine, cette situation a créé des problèmes pour les Français en Algérie, les Italiens en Libye, les Grecs en Turquie, les Israéliens à Gaza, les Britanniques au Soudan, les Éthiopiens en Érythrée, les Américains en Irak, les Soviétiques en Afghanistan, les Indiens au Cachemire, les Birmans à Rakhine, les Thaïlandais à Pattani, les Chinois au Xinjiang et les Philippins à Mindanao. La fureur contre les conquérants étrangers a souvent empêché d'apprendre d'eux ou de coopérer avec eux, comme ce fut le cas avec les Gazaouis pillant les serres que les Israéliens avaient expressément laissées derrière eux pour qu'ils puissent les utiliser.
La doctrine islamique permet aux non-musulmans qui acceptent la domination musulmane (dhimmis) un certain degré d'autonomie. Cette disposition a produit un modèle de communautés religieuses préférant vivre à part dans leurs sphères familiales et sociales, dans les lieux de résidence et de travail, et suivre leurs propres codes de loi. Une telle séparation encourage l'hostilité dans les relations intercommunautaires et entrave le développement d'un sentiment de solidarité ou d'identité nationale. Bien que dérivant de préceptes islamiques (islamic), ces habitudes d'isolement se sont muées en modèle culturel islamique (islamicate) et se sont même maintenues dans des régions qui ne sont plus gouvernées par les musulmans (ainsi à Chypre, au Liban, en Israël et en Cisjordanie).
La condamnation coranique du paiement d'intérêts combinée au souhait de rester à l'écart des non-musulmans a, dans les années 1930, inspiré au leader islamiste sud-asiatique, Abul Ala Mawdudi, l'invention d'une économie islamique. Décriée par Timur Kuran de la Duke University qui en parle comme d'une « énorme duperie », cette innovation favorise la corruption, renforce l'islamisme et empêche l'intégration des musulmans dans l'économie internationale.
L'hostilité des textes sacrés envers les non-musulmans génère un préjugé selon lequel les non-musulmans nourrissent une hostilité semblable envers les musulmans. À l'époque contemporaine, cette imagerie en miroir a créé une sensibilité aux théories du complot qui a eu, sur le plan pratique, maintes conséquences dont la guerre Iran-Irak, la croyance selon laquelle les vaccins contre la polio rendraient les enfants stériles – un soupçon qui a fait de la polio un fléau presque exclusivement musulman – ainsi que la méfiance vis-à-vis des traitements développés en Occident contre la COVID-19.
Observations
Maintenant que nous connaissons bien mieux l'islam, sa terminologie et ses concepts, le moment est venu de présenter au public le néologisme anglais de Hodgson, islamicate, et l'idée qu'il contient.[1] Il aide à comprendre la civilisation de l'Islam, l'histoire des musulmans et les défis actuels.
Les coutumes islamiques (islamicate) sont parfois adoptées par des voisins non musulmans, comme le voile sur la tête des femmes chrétiennes au Pakistan, la polygynie chez les hommes juifs au Yémen et les exemples mentionnés ci-dessus de MGF pratiquées par les coptes et des modes de vie séparés dans plusieurs pays. En 2005, le patriarche melkite Grégoire III Laham a décrit l'essence de la mentalité islamique (islamicate) en ces termes :
Nous sommes l'Église de l'Islam. ... L'Islam est notre milieu, le contexte dans lequel nous vivons et dont nous sommes historiquement solidaires. ... Nous comprenons l'Islam de l'intérieur. Quand j'entends un verset du Coran, ce n'est pas pour moi quelque chose d'extérieur. C'est une expression de la civilisation à laquelle j'appartiens.
Certaines coutumes islamiques (islamicate) sont propres aux musulmans et à leurs voisins non musulmans. La décoration architecturale connue sous le nom de muqarnas (nid d'abeilles concave fait d'arcs en fer à cheval) se trouve exclusivement dans les bâtiments construits pour les musulmans. De même, l'utilisation systématique d'esclaves comme soldats et le recours à des courtiers hawala pour les transferts d'argent sont spécifiques aux musulmans. Rien dans les textes sacrés de l'islam n'appelle à utiliser spécifiquement cette ornementation, cette forme de recrutement militaire ou cet instrument financier. Ces phénomènes sont tous nés d'un mélange entre les sensibilités islamiques (islamicate) et les besoins des musulmans.
Les muqarnas sont une décoration islamique (islamicate) unique que l'on trouve dans de nombreuses régions du monde. |
Les pratiques islamiques (islamicate) ne sont pas statiques mais peuvent changer avec le temps. L'esclavage militaire s'est éteint il y a deux siècles à peu près à l'époque où sont nées les théories du complot. Les MGF sont combattues pour la première fois alors que la polio n'est devenue une maladie clairement musulmane qu'au cours de ce siècle.
Les mœurs islamiques (islamicate) sont particulièrement nocives pour la santé : maladies répandues au cours du hajj, mode de vie passif durant le ramadan, MGF, mariage entre cousins et voile intégral. Heureusement, rien de tout cela n'est exigé des musulmans pratiquants.
En conclusion, pour qu'ils se modernisent pleinement, les musulmans doivent se débarrasser non seulement des préceptes islamiques désuets (polygynie, fiscalité irréaliste, djihad violent) mais aussi de leurs attributs islamiques (mariage entre cousins, codes tribaux, sectarisme envers les non-musulmans). Les pratiques islamiques (islamicate) rendent l'évolution plus longue et difficile qu'on ne le pense généralement. Un processus qui pourrait toutefois s'accomplir favorablement si les musulmans venaient à rejeter ces règles et pratiques séculaires. Le tout, c'est de faire un choix.
Daniel Pipes (DanielPipes.org, @DanielPipes) est président du Middle East Forum. © 2021. Tous droits réservés.
[1] J'ai consacré beaucoup d'attention au concept islamicate dans des livres publiés en 1981 et 1983. Cependant, pour m'adresser à un public plus large, j'ai fini par abandonner l'usage de ce terme.