Les lamentations de Tariq Ramadan, dont le Département américain de sécurité intérieure a fait annuler le visa d'entrée aux États-Unis en août denier, deviennent lancinantes. Dans l'interview publiée hier par saphirnet.info, l'intellectuel genevois, petit-fils du fondateur égyptien des Frères musulmans, s'en prend notamment à Daniel Pipes, dont nous sommes censés apprendre qu'il s'agit d'un «islamophobe» endurci, à la déontologie douteuse et au bras long.
Or il se trouve que je connais un peu Daniel Pipes, son parcours, ses écrits, ses idées et sa position face à l'Islam et à l'islamisme.
Daniel Pipes est un intellectuel extrêmement honnête, intègre et rigoureux. On s'en rend d'autant mieux compte en observant les critiques qu'il doit subir aujourd'hui dans l'affaire de l'annulation du visa de Tariq Ramadan.
Mais reprenons le fil des événements.
L'article de saphirnet.info cite une déclaration de Daniel Pipes, à propos de Tariq Ramadan, qui se trouve à l'origine de la controverse en question: «j'ai bien peur qu'il soit engagé dans un jeu complexe qui consiste à se faire passer pour un modéré alors qu'il a des liens avec al Quaida.» Et l'interviewer d'ajouter que Daniel Pipes se baserait ici sur des «lectures des journaux français». Tariq Ramadan continue ce travail de persiflage en affirmant, sans citer aucune source, que Daniel Pipes serait
«connu pour produire un travail qui, sur le plan scientifique, est pour le moins léger. Il se base sur des éléments (…) de seconde main [ou] de pas de main du tout. Il a publié dans le New York Sun (un journal très néo-conservateur et qui tient parfois des propos extrêmement durs sur les Musulmans), un article dans lequel il avançait onze points qui constitueraient la preuve évidente de ma condamnation définitive.»
Revenons à la réalité. Apprenant que le visa de Tariq Ramadan avait été annulé, sans publication de motifs, par le Département américain de la sécurité intérieure, un journaliste du Chicago Tribune, ostensiblement bien disposé à l'égard de Tariq Ramadan, prépare un papier sur le sujet. Dans ce cadre, il interroge Daniel Pipes, expert reconnu aux États-Unis sur les questions islamiques et moyen-orientales.
Daniel Pipes fait alors deux déclarations: d'abord, en répondant à son interrogation, il nie avoir connaissance de quelconques groupes juifs américains qui se seraient opposés à la venue de Tariq Ramadan. Il ajoute que des doutes avaient en effet été émis sur la justification de la nomination de Tariq Ramadan dans une université américaine, mais ceci par des individus isolés, et en France.
Puis il donne son sentiment, résumé dans la phrase citée plus haut et qu'il vaut la peine de restituer en anglais – «I worry that he is engaged in a complex game of appearing as a moderate but has connections to Al Qaeda» – et de retraduire: «Je crains qu'il ne soit engagé dans un jeu complexe visant à apparaître comme un modéré mais qu'il n'ait des liaisons avec Al-Qaida.»
Sur cette base, Daniel Pipes devint, dans l'argumentation de Tariq Ramadan et de ses partisans, la figure centrale d'opposant à sa venue aux États-Unis. Tariq Ramadan déclara ainsi le lendemain à swissinfo: «Daniel Pipes a d'ailleurs déclaré qu'il voulait s'opposer à ma venue aux Etats-unis». Le Temps alla plus loin, présentant «le jeune Pipes» (Daniel Pipes est né en 1949) comme l'instigateur d'une «chasse aux sorcières» contre tous les intellectuels «favorables aux Palestiniens» et profitant de l'occasion pour dénigrer au passage un site français, proche-orient.info, qui aurait mené contre Tariq Ramadan une «campagne encore plus décidée encore».
Il n'est que trop vrai que Tariq Ramadan n'a pas que des amis en France.
Mais une chasse aux sorcières à l'Américaine? Avant l'affaire du visa, le nom de Tariq Ramadan n'apparaissait nullement sur le site incriminé (campus-watch.org, qui dénonce les excès manifestes de professeurs et de responsables censés tenir un discours informatif sur le Moyen-Orient) et n'était mentionné sur celui de Daniel Pipes que dans le cadre d'une critique plutôt élogieuse de l'un de ses ouvrages, parue dans le trimestriel Middle East Quarterly, une publication du Forum du Moyen-Orient dirigé par Daniel Pipes.
Non, il fallait à Tariq Ramadan une «tête de Turc» et Daniel Pipes, célèbre pour avoir su comprendre, bien avant le 11 septembre 2001, l'ampleur réelle de la menace islamiste et, de ce fait, violement pris à partie par les islamistes Américains, semblait très bien faire l'affaire.
C'est à la suite de ces allégations insultantes que Daniel Pipes se vit contraint d'exposer sa position avec plus de précision dans l'article du New York Sun dont Tariq Ramadan prétend qu'il contiendrait une «condamnation définitive».
Qu'en est-il? Les onze points en question sont en fait présentés par Daniel Pipes comme «quelques-unes des raisons pour lesquelles le visa de M. Ramadan aurait pu être annulé». Daniel Pipes précise également que le Département de la sécurité intérieure «en sait beaucoup plus long que moi, mais il garde le silence».
Tariq Ramadan fit alors passer cet article de Daniel Pipes comme la confirmation de ses allégations antérieures. Et de s'étendre longuement dans les colonnes accueillantes du Chicago Tribune (qui a entre-temps retiré l'article en question de son site Internet) pour se disculper d'accusations desquelles il est vrai qu'il s'était déjà défendu avec succès à de nombreuses reprises.
Depuis lors, Ramadan et ses amis sont omniprésents, de même que leurs affirmations gratuites, concernant notamment le prétendu droit de Ramadan à connaître les raisons de l'annulation de son visa (voir à ce sujet la mise à jour du 31 août du weblog de Daniel Pipes) et autres «groupes juifs» fantômes. Nous assistons maintenant à la classique dérive vers la théorie du complot.
Tariq Ramadan confirme ainsi que l'annulation de son visa, quels qu'en furent les motifs, a été une bonne chose pour l'Amérique.