Le 24 septembre 1998, à deux jours du dixième anniversaire de la publication originale des Versets sataniques de Salman Rushdie, le ministre iranien des Affaires étrangères Kamal Kharrazi a fait une déclaration majeure en présence de son homologue britannique : « Le gouvernement de la République islamique d'Iran n'a aucunement l'intention ni le projet de menacer la vie de l'auteur des Versets sataniques ou de toute personne associée à son œuvre et il n'incitera ni aidera quiconque à le faire. En conséquence, le gouvernement se dissocie de toute offre de récompense pour de tels actes et n'y apporte pas son soutien. »
Cet épisode a donné lieu à de nombreux commentaires, presque extatiques. Ainsi, la radio publique nationale a conclu que « la menace d'assassinat est désormais officiellement levée ... Rushdie est sur le point de retrouver sa vie d'avant. » Rushdie lui-même aurait difficilement pu être plus euphorique : « On dirait que c'est fini. Cela signifie tout, cela signifie la liberté. Une chose extraordinaire vient de s'accomplir. » Il a concédé qu'il pourrait encore y avoir en Angleterre un ou deux « soi-disant durs » tout en déclarant cependant que ces derniers n'avaient aucune importance.
À première vue, la déclaration de Kharrazi semble marquer une nette prise de distance par rapport à la sentence de mort prononcée en février 1989 par l'ayatollah Ruhollah Khomeiny contre Rushdie. Mais comme tout document soigneusement conçu, la déclaration de Kharrazi doit être lue attentivement et plus on l'analyse de près, moins on y voit un changement.
Ce que dit la déclaration de Kharrazi : le propos comporte trois parties :
Téhéran ne tentera pas de tuer Rushdie ou d'autres personnes liées aux Versets sataniques. Cela n'a rien de nouveau. Pendant des années, Téhéran a dit au Royaume-Uni et à d'autres États européens que, même si le décret ne pouvait être officiellement révoqué, le gouvernement iranien n'avait pas l'intention d'opérationnaliser la sentence. Déjà en juin 1989, quelques jours seulement après la mort de Khomeiny, un dignitaire iranien officieux à Londres, Kalim Saddiqui, avait annoncé que même si la menace de mort n'était pas officiellement retirée, Téhéran était « prête à laisser tomber l'affaire ». Les Iraniens ont utilisé cette formulation à maintes reprises. Dans ce qui est peut-être la déclaration la plus forte du genre, Ali Ahani, directeur général pour l'Europe occidentale au ministère iranien des Affaires étrangères, a affirmé en décembre 1997 que le décret Rushdie « est une question purement religieuse avec laquelle le gouvernement iranien n'a rien à voir ». Ce message a été clairement entendu en Occident. Lorsqu'en avril 1997 on lui a demandé les avantages qu'avait procurés le dialogue critique de l'Europe avec l'Iran, le ministre allemand des Affaires étrangères, Klaus Kinkel, a qualifié d'exploit « la promesse verbale que l'Iran n'enverra aucun commando de tueurs contre l'écrivain Salman Rushdie ».
Téhéran n'encouragera pas d'autres personnes à tuer Rushdie. Les responsables iraniens ont déjà fait valoir ce point, ponctuellement certes, mais ils l'ont fait. En mai 1997, l'ambassadeur iranien en Hongrie a clairement déclaré, en faisant référence à Rushdie, que « les dirigeants iraniens n'ont jamais dit ou suggéré que quelqu'un devrait tuer cette personne. ».
Téhéran se dissocie de la récompense allant de 2,5 millions de dollars offerte par la 15ème Fondation Khordad pour le meurtre de Rushdie. Téhéran a également déjà fait valoir cet argument. Ainsi, en février 1997, le président de l'époque, Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, a déclaré : « Cette fondation est une fondation non gouvernementale et ses décisions ne sont pas liées aux politiques gouvernementales. »
Ce que le document ne dit pas. Il convient de noter ce que la déclaration de Kharrazi ne dit pas. Et le plus important, c'est qu'il n'a pas désavoué le décret, qu'il n'en a pas, d'une manière ou d'une autre, limité la portée, ni contesté la validité en tant que fondement de la politique gouvernementale. En réalité, il y a au sein de l'élite iranienne, un accord quasi unanime sur le fait que le décret contre Rushdie est :
Une sentence permanente. L'islam chiite duodécimain, celui pratiqué en Iran, distingue deux types de déclarations religieuses à savoir, une fatwa et un hukm, la première n'étant valable que du vivant de l'autorité religieuse qui la délivre et le second continuant ses effets après la mort de celle-ci. Au cours de la dernière décennie, les dignitaires du régime iranien ont unanimement jugé que la condamnation de Salman Rushdie était un hukm. Ainsi en février 1997, l'ayatollah Abdallah Javadi-Amoli déclarait : « Ce n'est pas une fatwa qui s'est éteinte avec la disparition du chef religieux qui l'a émise... C'est un hukm dont les effets sont permanents et qui restera en place jusqu'à ce qu'il soit mis à exécution. » Les médias iraniens ont réitéré ce point, mentionnant parfois expressément la distinction entre hukm et fatwa. Ainsi en juillet 1998, la radio de Téhéran a affirmé que « ce que l'imam [c'est-à-dire Khomeiny] a émis contre Rushdie était un hukm, une décision explicite de nature irrévocable qui a une portée plus large qu'une fatwa. »
Une sentence sur laquelle le gouvernement ne peut influer puisqu'elle ne relève pas de sa compétence. Mahmud Du'a'i, vice-président de la commission des Affaires étrangères du parlement iranien, a qualifié la condamnation à mort de Rushdie de « décret religieux immuable ». Le porte-parole du ministère des Affaires étrangères a abondé dans le même sens : « Une fatwa émise par un juge religieux suprême est irrévocable. » Et l'ayatollah Ahman Jannati, chef de plusieurs organes gouvernementaux puissants, a déclaré : « La question [de Salman Rushdie] a été définitivement tranchée par l'imam et personne n'a le pouvoir de révoquer la fatwa de l'imam. »
Politique gouvernementale. À un moment donné en 1997, le négociateur en chef de l'Iran avec Londres, Muhammad Javad Larijani, a cherché à dissocier le régime du décret de Khomeiny en citant Khomeiny lui-même : « J'ai exprimé mon point de vue en tant que séminariste, et le gouvernement devrait poursuivre sa propre voie sur la base de ses propres calculs. » En guise de riposte, le Premier ministre au moment du décret de 1989, Mir-Hoseyn Musavi, a répondu avec véhémence : « Non seulement l'imam n'a pas dit une telle chose au gouvernement, mais au contraire, il m'a envoyé un message exhortant le gouvernement à adopter également une position sur cette question... le jour même où le décret de l'imam a été publié. » Musavi a ensuite raconté comment il a exécuté les ordres de Khomeiny et impliquant son gouvernement dans la « mise en œuvre de toute action appropriée » contre Rushdie.
Conclusions. La déclaration de Kharrazi ne fait que réaffirmer une position iranienne éculée et n'innove en rien. Pourquoi alors la déclaration de Kharrazi a-t-elle été accueillie avec un tel engouement ? L'Associated Press était sur la bonne voie : « Kharrazi et [le ministre britannique des Affaires étrangères Robin] Cook ont cherché à présenter cette décision comme quelque chose de nouveau et d'important en vue d'améliorer les liens demeurés tendus sur la question. » Et pourquoi tous ces efforts en vue d'une amélioration ? On peut difficilement trouver meilleure réponse que les propos de Salman Rushdie lui-même, prononcés en 1997 : « Quand il s'agit de confronter fromage feta danois ou de bœuf halal irlandais à la Convention européenne des droits de l'homme, ne vous attendez pas à ce que la liberté d'expression l'emporte. » L'attrait du marché iranien, aussi petit soit-il, est puissant.
Enfin, quelques mots de prudence adressés à Salman Rushdie. Il ferait bien de tempérer son enthousiasme à propos de cette récente déclaration iranienne. Pendant plus de neuf ans, les Iraniens ont promis que la sentence de Khomeiny ne serait pas exécutée mais Rushdie lui-même a révélé en 1997 que le ministère britannique des Affaires étrangères l'avait informé à plusieurs reprises de « véritables tentatives » de meurtre. Et les agents du gouvernement iranien ne sont qu'une source potentielle d'assassins ; les acolytes dévoués de l'ayatollah Khomeiny en sont une autre. De nombreux musulmans fondamentalistes tiennent le dirigeant iranien défunt en haute estime et ne permettent à quiconque, pas même un simple bureaucrate, de nier sa sentence. Pour eux, la condamnation à mort demeure un héritage irrévocable de Khomeiny qui échappe au contrôle des apparatchiks à Téhéran.