Dans un excellent et captivant ouvrage intitulé «Understanding Jihad» (comprendre le djihad) qui vient juste d'être publié, David Cook, de Rice University, jette un discrédit probant sur le débat qui fait rage depuis le 11 septembre 2001 autour de la question de savoir si le djihad est une forme de guerre offensive ou, plus plaisamment, d'effort vers l'élévation morale.
M. Cook écarte comme étant «pathétique et risible» l'affirmation de John Esposito selon laquelle le djihad fait référence à une «aspiration à bien mener son existence». M. Cook établit sans équivoque que, tout au long de l'histoire, ce terme a désigné essentiellement une «guerre d'inspiration spirituelle».
Le mérite de son travail réside dans la mise en lumière de l'évolution du djihad, de Mahomet à Oussama Ben Laden, en montrant comment le concept s'est transformé à travers quatorze siècles d'histoire. Un tel résumé ne rend certes pas justice aux vastes recherches, aux nombreux exemples et aux analyses approfondies de M. Cook, mais une esquisse rapide suffit à retracer l'évolution du djihad.
Le Coran appelle les Musulmans à donner leur vie en échange de promesses de paradis.
Les hadiths (recueil des faits et gestes et des déclarations personnelles de Mahomet) détaillent le contenu du Coran et apportent des recommandations formelles quant au traitement des accords, des paiements, du butin, des prisonniers, des tactiques et de nombreux autres thèmes. Puis, les juristes musulmans intégrèrent ces préceptes en un ensemble de dispositions légales.
Les conquêtes de Mahomet. Pendant ses années au pouvoir, le prophète de l'Islam entreprit en moyenne neuf campagnes militaires par an, soit une campagne toutes les cinq à six semaines. Ainsi, le djihad participa à la définition de l'Islam dès ses premières heures. La conquête et l'humiliation des non-Musulmans constituaient un aspect essentiel du djihad du prophète.
Les conquêtes des Arabes et au-delà. Au cours des premiers siècles de l'Islam, «l'interprétation du djihad était exclusivement agressive et expansive». Après la fin des conquêtes, les non-Musulmans se montrèrent très peu menaçants et la notion soufiste d'un djihad consacré à l'amélioration de soi se développa en marge de la signification guerrière.
Les Croisades, les efforts centenaires des Européens pour reprendre le contrôle de la Terre sainte, donnèrent au djihad une nouvelle urgence et inspirèrent ce que David Cook qualifie de théorie «classique» du djihad. Le fait de se trouver sur la défensive incita les Musulmans à durcir leur attitude.
Les invasions mongoles du XIIIe siècle provoquèrent l'assujettissement d'une grande partie du monde musulman, une catastrophe modérée en partie seulement par la conversion nominale des Mongols à l'Islam. Certains penseurs, comme Ibn Taymiya (1328) notamment, en vinrent à établir une distinction entre vrais et faux Musulmans et à donner au djihad une importance nouvelle en évaluant la qualité de la foi d'une personne en fonction de sa volonté à faire le djihad.
Des «djihads de purification» furent menés au XIXe siècle, dans différentes régions, contre d'autres Musulmans. Le plus radical et le plus lourd de conséquences de ces djihads fut celui des wahhabites d'Arabie. Inspirés par Ibn Taymiya, ils qualifièrent la plupart des Musulmans non wahhabites d'infidèles (kafirs) et lancèrent le djihad contre eux.
L'impérialisme européen suscita des efforts de résistance djihadistes notamment en Inde, dans le Caucase, en Somalie, au Soudan, en Algérie et au Maroc. Mais tous échouèrent. Ce désastre signalait la nécessité d'un changement de stratégie.
Une nouvelle pensée islamiste fit son apparition en Égypte et en Inde dans les années 1920, mais le djihad n'acquit sa forme moderne de guerre offensive radicale qu'avec le penseur égyptien Sayyid Qutb (1966). Qutb reprit à son compte la distinction d'Ibn Taymiya entre les vrais et les faux Musulmans, affirma que les non-islamistes étaient des non-Musulmans et déclara le djihad contre eux. Le groupe qui assassina Anouar El-Sadate en 1981 ajouta à la notion de djihad celle de voie vers la domination mondiale.
La guerre contre les Soviétiques en Afghanistan conduisit à la dernière étape (actuelle) de cette évolution. En Afghanistan, des djihadistes se rassemblèrent pour la première fois depuis les quatre coins du monde pour combattre ensemble au nom de l'Islam. Un Palestinien, Abdullah Azzam, devint le théoricien du djihad mondial dans les années 1980. Il accorda au djihad une importance sans précédent, jugeant les Musulmans uniquement en fonction de leur contribution au djihad, lequel devint la voie même du salut des Musulmans et de l'Islam. C'est dans ce décor qu'apparurent bientôt le terrorisme kamikaze et Oussama Ben Laden.
L'étude très érudite et opportune de David Cook mène à de nombreuses conclusions, dont celles-ci:
- La présente acceptation du djihad est plus extrême qu'aucune autre dans l'histoire de l'Islam.
- Cet extrémisme indique que le monde musulman traverse actuellement une phase – comparable aux périodes les plus sombres de l'histoire allemande, russe et chinoise – qui devra être supportée et surmontée.
- Le djihad n'a cessé d'évoluer jusqu'à présent; il continuera donc certainement d'évoluer à l'avenir.
- La forme excessive du djihad pratiquée actuellement par Al-Qaida et d'autres pourrait, de l'avis de David Cook, mener à un «rejet décisif» par une majorité de Musulmans. Le djihad reviendrait alors à sa forme non violente.
Le grand défi auquel sont confrontés aujourd'hui les Musulmans modérés (et leurs alliés non musulmans) consiste à faire émerger ce rejet – de toute urgence.