Les attentats islamistes du 7 juillet 2005 à Londres, qui ont fait 52 morts et 700 blessés, ont poussé les autorités britanniques à collaborer avec les musulmans afin d'éviter à l'avenir d'autres violences.
Cependant, plutôt que de se tourner vers les musulmans anti-islamistes qui rejettent l'objectif conquérant d'application de la loi islamique en Europe, ils ont soutenu les islamistes non violents, espérant que ceux-ci persuaderaient leurs coreligionnaires d'exprimer leur haine de l'Occident par des moyens légaux. C'est cette dynamique qui a poussé à l'avant-scène Tariq Ramadan (né en 1962), éminent intellectuel islamiste, comme par exemple quand la police métropolitaine de Londres a participé au financement d'un colloque où Ramadan a pris la parole et quand le Premier ministre Tony Blair l'a nommé au sein du très officiel « groupe de travail pour la lutte contre l'extrémisme ».
Dwight Eisenhower (au centre) recevant une délégation de musulmans. Saïd Ramadan se trouve à droite, tenant des papiers entre les mains. |
Le déploiement d'un islamiste pourrait sembler une idée originale et intelligente mais il n'en est rien. Les gouvernements occidentaux s'allient en vain aux islamistes depuis des décennies et s'allient même à la propre famille de Ramadan.
En 1953, Dwight D. Eisenhower a reçu un groupe de musulmans étrangers parmi lesquels Saïd Ramadan (1926-1995), l'un des dirigeants de l'organisation islamiste probablement la plus influente du XXe siècle, l'association farouchement anti-occidentale des Frères Musulmans ; Saïd qui est aussi le père de Tariq. La rencontre entre Eisenhower et Ramadan s'inscrivait dans le contexte d'efforts soutenus du gouvernement américain pour rallier les musulmans contre le communisme soviétique, notamment en faisant rémunérer Saïd Ramadan par la CIA. Talcott Seelye, un diplomate américain qui l'a rencontré à cette époque explique : « Nous considérions l'Islam comme un contrepoids au communisme. »
À l'époque de Hassan al-Banna (1906-1949), grand-père de Tariq, fondateur des Frères Musulmans et bénéficiaire de fonds nazis, des diplomates américains en poste au Caire à la fin des années 40 avaient des « rencontres régulières » avec al-Banna et trouvaient celui-ci « parfaitement empathique ». Ils voyaient son organisation comme une force « modérée » et même « positive ». Apparemment, les Britanniques ont offert de l'argent à al-Banna.
En d'autres termes, les gouvernements occidentaux feignent depuis longtemps d'ignorer l'idéologie répugnante des islamistes avec lesquels ils collaborent et qu'ils renforcent même.
Gerhard von Mende |
Johnson commence par dresser une liste des efforts systématiques entrepris par les nazis pour recruter parmi leurs prisonniers de guerre, les musulmans soviétiques. De nombreux musulmans détestaient Staline si bien que 150 000 à 300 000 d'entre eux ont combattu pour les puissances de l'Axe lors de la Seconde Guerre mondiale. Autrement dit, outre leurs efforts incessants de propagande adressée aux Arabes, les nazis ont en fait mis sur pied une force substantielle composée principalement de musulmans turcs sous le commandement d'un universitaire et fanatique nazi nommé Gerhard von Mende.
L'auteur retrace, après la défaite allemande de 1945, le parcours de von Mende qui poursuit son œuvre anti-communiste avec les musulmans ex-soviétiques, cette fois dans le contexte de la Guerre froide. Mais son réseau d'anciens soldats ne s'est pas montré très apte à attiser l'hostilité musulmane envers l'Union soviétique. Leur grand intellectuel, par exemple, avait servi en tant qu'imam d'une division SS qui avait participé à la répression de l'insurrection de Varsovie en 1944. Rapidement, les islamistes se sont montrés bien plus compétents dans ce genre de défi politique et religieux. Johnson explique qu'ils « portent le costume, possèdent des diplômes universitaires et peuvent formuler leurs demandes en des termes qu'un politicien peut saisir. »
Saïd Ramadan |
Johnson montre comment, sans aucune véritable planification, les Américains se sont emparés du réseau de von Mende pour le confier à Saïd Ramadan. Selon Johnson, ce coup de pouce précoce donné aux Frères Musulmans leur a donné les moyens d'établir une structure islamiste juste à temps pour accueillir la vague d'immigration musulmane en Europe dans les années 70.
La domination islamiste des musulmans européens a donc bel et bien été favorisée par deux acteurs, le nazi et l'Américain. Ses origines, qui remontent à l'Opération Barbarossa, révèlent la genèse bien peu reluisante de la force actuelle des islamistes. Hitler et ses sbires n'auraient pas pu le prévoir mais ils ont contribué à planter le décor pour Eurabia.
Le soutien américain aux islamistes incite Johnson à avertir de l'inanité d'une alliance avec les Frères Musulmans et autres groupes du même acabit, comme celle tentée récemment une fois encore par Tony Blair. Même si c'est tentant, cela cause invariablement du tort à l'Occident. La leçon est simple : aie connaissance de l'histoire et n'aide pas les islamistes.
Mises à jour, 25 mai 2010 : (1) Le livre édité manque de photos propres à apporter de la consistance à ses personnages clés. Heureusement, ces photos sont disponibles sur le site internet de Ian Johnson. J'en ai reproduit quelques-unes ci-dessus.
(2) Par pure coïncidence, j'ai passé l'été 1953, quand j'avais trois ans, à Munich, juste à l'époque où la ville se muait en un centre de l'activisme islamiste, précisément à cause de la présence importante de musulmans ex-soviétiques qui y vivaient. Un extrait de l'autobiographie de mon père, Richard Pipes, Vixi : Memoirs of a Non-Belonger (Yale University Press, 2003), p.74, explique pourquoi il a emmené sa famille à Munich :
À la fin mai 1951, avec le soutien financier du Center of International Affairs du MIT, Irène et moi avons laissé Daniel avec nos parents et sommes partis en voyage durant quatre mois à travers l'Europe et le Moyen-Orient. Mon objectif était d'interroger les membres encore en vie de gouvernements nationaux à propos de ce qu'avait été l'Empire russe durant la période 1917-1921. Parmi eux, j'en ai localisé pas mal à Londres, Paris, Munich et Istanbul, qui m'ont apporté une aide appréciable pour comprendre les situations complexes de l'époque. À Paris, j'ai établi des contacts avec la communauté émigrée géorgienne. Deux ans plus tard, j'ai passé un autre été en Europe, cette fois à Munich, à interviewer des réfugiés de l'Asie centrale soviétique, pratiquement tous d'anciens prisonniers de guerre allemands. Les informations qu'ils ont fournies sur la vie dans leurs régions durant les années 30 ont renforcé ma conviction selon laquelle le nationalisme était bel et bien vivant aux confins de l'URSS et qu'il n'y avait pas d'assimilation de masse.
Ses recherches menées cet été-là ont constitué la base de son article, « Muslims of Soviet Central Asia : Trends and Prospects » [Les musulmans de l'Asie centrale soviétique : tendances et perspectives], The Middle East Journal, Printemps 1955, pp. 147-152, Été 1955, pp. 295-308.