"Dans cette crise, l'Amerique est seule. Parce qu'elle n'a pas su mettre ses allies arabes devant leurs responsabilites".
Directeur du Middle East Quarterly, Daniel Pipes est l'un des principaux specialistes americains du Moyen-Orient et de l'islam. Il repond aux questions de Valeurs Actuelles.
Crise veritable ou simple gesticulation ?
Crise, assurement. Et d'une rare complexite. Les Etats-Unis ont des interets nationaux dans la region de Golfe perse, qu'il s'agisse du petrole ou du controle des armements non-conventionnels. Mais ils n'y ont pas, en ce moment, d'allies a la fois solides et surs. Ils sont simultanement en conflit avec les deux principales puissances regionales, l'Iran et l'Irak. Ils ne peuvent compter sur l'Arabie Saoudite : le regime de Riyad se declare pro-americain, mais maintient qu'il doit menager une opinion anti-americaine. Quant aux autres Etats du Golfe, ils sont strategiquement insignifiants. L'Egypte, notre principal ami arabe, qui beneficie pourtant d'une aide civile et militaire de 2 milliards de dollars par an, nous donne beaucoup de difficultes ces jours-ci.
La Turquie ?
Aussi hors de combat cette fois. En cette affaire, nous avons seulement deux allies solides , Israel et la Grande-Bretagne.
L'Amerique a cependant les moyens d'agir seule, si elle le veut ?
Oui. Elle a les moyens materiels et techniques d'agir, ce qui est considerable. Elle est en mesure de bloquer unilateralement les flux de petrole qui vient de l'Iraq. Elle est en mesure de frapper militairement n'importe quelle cible. Mais les moyens ne sont que les moyens : il faut savoir les calibrer par rapport aux fins. Cette responsabilite incombe, en derniere analyse, au president des Etats-Unis. Chose rare: c'est a lui, et a lui presque exclusivement, de determiner la part qui doit revenir a la diplomatie, a la menace d'employer la force et enfin a l'emploi pur et simple de la force. En 1990-1991, George Bush avait su s'acquitter de cette tache de facon brillante. On ne peut en dire autant de Clinton pour l'instant.
Quelles ont ete ses erreurs ?
La principale erreur de l'administration Clinton est precisement ne pas avoir contraint des allies arabes potentiels, comme l'Arabie saoudite ou l'Egypte, a prendre leurs responsabilites face aux menaces que representent l'Irak ou l'Iran.
Comment cela ?
Bill Clinton declare a priori qu'il fera plier l'Irak. "Dont acte", disent ses allies arabes. "Puisqu'il fera ce sale travail de toutes manieres, restons a l'ecart. Nous beneficierons de sa protection sans affronter nos propres antiamericains". Le resultat aurait ete fort different avec un langage moins infantilisant, plus adulte...
Par exemple ?
"C'est a vous de voir, chers amis du Moyen-Orient. Si vous pensez que vous pouvez coexister avec un Saddam equipe de grandes armees, de missiles et d'armes chimiques ou bacteriologiques, et meme atomique, nous retirons nos porte-avions. Si vous pensez que vous pouvez coexister avec un Saddam qui rouvre ses robinets petroliers, nous levons les sanctions. Si vous voulez revenir a la case depart d'aout 1990, a l'invasion du Koweit, nous ne nous formaliserons pas."
Les Americains prefereraient que le regime de Saddam s'ecroule de lui-meme?
Bien sur. Mais cela ne parait pas devoir etre le cas avant longtemps. Saddam tien a la pourvoir avec et ne semble pas faiblir. Le tournant, a cet egard, s'est produit en 1996, quand Saddam a reussi a detruire les bases arrieres de l'opposition dans le nord du pays, en s'alliant avec une partie des Kurdes. Une operation qui a ete, pour les Americains, une surprise totale : il s'en est fallu de peu pour que les correspondants locaux de la CIA ne tombent aux mains des Irakiens.
Ce que les Americains et les autres Occidentaux souvent ne notent pas, c'est que Saddam est a la fois calamiteux en politique etrangere et habile en politique interieure. Il a entraine son pays dans des aventures exterieures effroyables, comme la guerre avec l'Iran, l'invasion du Koweit. Mais a l'interieur, il a su s'emparer du pouvoir et le garder.
Si l'Irak et l'Iran se dotent d'armements non-conventionnels, que se passera-t-il au Moyen-Orient ?
Un Iran dote de l'arme nucleaire ou un Irak equipe d'armes chimiques ou bacteriologiques remettront fatalement en cause l'equilibre assez precaire qui existe en ce moment dans la region. Les consequences, a terme, pourraient etre extremement graves. Aussi bien en direction d'Israel et les autres rivales au moyen orient que vers l'Europe. (Nous en Amerique sommes trop loin, pour l'instant.) Sur ce point essentiel, la politique actuelle de Clinton rejoint celle que Bush avait definie au debut de la decennie.
Propos recueillis par Michel Gurfinkiel