Traduit par Nathan Dubinski
http://haaretz.free.fr/articles/art34.php3
Un Musulman fondamentaliste me déclarait un jour : "J'écoute Mozart, je lis Shakespeare, je regarde Comedy Channel et je crois aussi à l'avènement de la Shari'a (la loi islamique). Cette invraisemblable combinaison peut paraître excentrique, mais elle ne l'est pas. Le fondateur du Jihad Islamique, une organisation fondamentaliste (ou plus précisément Islamiste) responsable d'innombrables meurtres, se vantait de prendre plaisir à la lecture de Shakespeare. L'ayatollah Ali Khamenei, le personnage le plus influent du gouvernement islamiste d'Iran, manifeste une tendresse bien connue pour le barde de Stratford.
Plus généralement, les extrémistes islamiques sont portés à bien connaître l'Occident (à l'exception principalement de ceux d'Arabie Saoudite et d'Afghanistan) pour en avoir appris les langues, étudié les cultures ou y avoir vécu. Une proportion importante d'entre eux (tels les chefs des organisations islamistes turque et jordanienne) sont des ingénieurs. Dans une déclaration lancée depuis sa cellule de la prison de Manhattan, le cerveau de l'attentat du World Trade Center évoquait, avec une pointe de sarcasme, les lois de la physique de Newton.
Ceci met en évidence une réalité importante, encore que peu connue : en dépit de leur haine intense pour l'Occident, les Islamistes entretiennent des liens étroits avec lui. Ce ne sont pas des paysans vivant dans une campagne reculée, mais des individus évolués, totalement inscrits dans la modernité et souvent diplômés d'université. Dotés d'un bagage occidental et confrontés à la vie moderne, ils sont en quête du savoir de l'Occident et admirent son efficacité.
Les Islamistes, paradoxalement, connaissent à peine leur propre culture et souvent la méprisent. Azir al-Azmeh, un spécialiste de l'Islam, note qu'ils sont "totalement indifférents à l'expérience historique des Musulmans et au caractère historique de leur loi". Malgré leur dessein de récréer la société du temps du Prophète, ils attachent peu de prix à l'Islam traditionnel - la foi profondément gratifiante de près d'un milliard de fidèles - et encore moins à sa connaissance. Le vaste corpus du savoir coranique les laisse froids, tout comme les poètes lyriques persans et les splendides mosquées égyptiennes. A leurs yeux, non moins qu'à ceux d'un bureaucrate suédois en charge de l'assistance ou d'un économiste de la Banque Mondiale spécialiste du développement, le monde musulman est un endroit arriéré qui appelle d'urgence une réforme à travers l'adoption de méthodes occidentales.
Que les Islamistes visent non un ordre islamique traditionnel mais une variante -au parfum islamique- d'un mode de vie occidental est parfaitement perceptible dans leur conception de la religion, de la politique et de la loi. Leurs idées concernant les femmes sont sans doute les plus révélatrices. Malgré leur obstination à les voiler et à les punir en cas de relations sexuelles hors mariage, les Islamistes épousent en fait une approche s'apparentant davantage au féminisme de type occidental qu'à un quelconque schéma islamique.
L'homme musulman traditionnel tirait gloire du fait de garder son épouse à la maison (dans les foyers aisés, les femmes ne sortaient presque jamais). A l'opposé, les Islamistes évoquent fièrement la "libération des femmes" et l'organisation dirigeante des états musulmans appelle au "respect de la dignité et des droits des femmes musulmanes ainsi qu'au renforcement de leur rôle dans tous les aspects de la vie sociale". Jadis le voile ne servait qu'à protéger la vertu d'une femme ; aujourd'hui il facilite aussi l'objectif féministe qu'est la poursuite d'une carrière.
Et il représente encore davantage pour certains Musulmans qui affirment trouver le voile attirant (sexy). Shabbir Akhtar, un écrivain britannique, le voit engendrer "une véritable culture érotique, dispensant du besoin d'excitation artificielle que procure la pornographie". Même les restrictions islamistes imposées aux femmes découlent des modèles occidentaux. Comme le fait remarquer As'ad Abu Khalil de l'université d'état de Californie, "ce qui passe, dans l'Arabie Saoudite d'aujourd'hui, pour du conservatisme sexuel tient davantage au puritanisme victorien qu'aux moeurs islamiques".
Les Islamistes sont donc malgré eux des adeptes de l'Occident. Quelle que soit la direction dans laquelle ils se tournent, ils finissent par lorgner vers l'Ouest. Les hommes arborent des T-shirts proclamant "L'Islam est la solution". Les femmes portent des blue jeans sous leur chadors et scandent "Mort à l'Amérique". Tout en rejetant ostensiblement l'Occident, ils l'acceptent dans le même temps.
Cet état de fait a deux conséquences. Aussi réactionnaire qu'il soit dans ses visées, l'islamisme embrasse des idées et des institutions qui ne sont pas seulement modernes mais aussi occidentales. Le rêve islamiste d'expurger le mode de vie musulman de ses habitudes occidentales est voué à l'échec.
Mais surtout, l'hybride qui en résulte est plus vigoureux qu'on ne le croit.
Les opposants à l'islamisme, Musulmans et non-Musulmans confondus, le balayent trop souvent comme une volonté passéiste de se préserver de la vie moderne et se rassurent en prédisant son abandon au fil des avancées de la modernité. Cette espérance est illusoire, car l'islamisme séduit irrésistiblement les Musulmans aux prises avec les défis du monde moderne et son utopisme totalitaire a encore un énorme pouvoir de nuisance.
L'islamisme demeurera une force pour un certain temps encore. Ses adversaires ne peuvent se contenter de rester passifs et d'attendre sa chute, mais doivent combattre activement ce qui est devenu un fléau quasi mondial.